Longtemps,
le sujet a été tabou pour les employeurs. Mais la série de décès intervenus
chez France Télécom -23 en dix-huit mois[1] - l'impose en pleine lumière. Et pousse les
entreprises à s'interroger. Car, des grands groupes aux PME, aucune
n'est à l'abri. Comment réagir face à un tel drame ? Avant
l'opérateur télécoms, Renault, PSA ou EDF ont dû trouver des réponses.
Mardi dernier, au 27, rue
Médéric, à Paris, les collaborateurs de France Télécom arrivent à leur
bureau dans la dignité. Rien ne laisse supposer que, la semaine dernière, une
de leurs collègues s'est donné la mort. Seules quelques affiches, où trône un
numéro de téléphone proposant un soutien psychologique, rappellent que le
groupe est en deuil, après 23 suicides en dix-huit mois. Dans les boîtes mails
des 102.200 salariés et sur l'intranet du groupe se chevauchent des
messages de managers, du PDG, Didier Lombard, et de syndicats, où se succèdent
les condoléances, les recommandations et les appels à la vigilance.
Confrontée non seulement au deuil,
mais à une déferlante médiatique, syndicale et politique, France Télécom est
sous
le choc. « Face aux suicides, notre premier sentiment est un
sentiment d'impuissance, mais il faut le dépasser très vite,confie Laurent
Zylberberg, directeur des relations sociales. Car, désormais, l'urgence
estd'éviter de nouveaux drames, d'arrêter la contagion. »
Aujourd'hui, aucune entreprise n'est
à l'abri. Le 31 mars dernier, un directeur de Barclays Patrimoine a tenté
de se suicider dans son bureau parisien. Quinze jours plus tard, un employé
d'agence a mis fin à ses jours. De son côté, Airbus a connu quatre disparitions brutales
en 2008. De même, il y a quelques années, EDF
a perdu quatre salariés. Sans oublier les constructeurs automobiles, frappés,
eux aussi, par une série noire : entre 2006 et 2007, le
Technocentre de Guyancourt de Renault a été le théâtre de
trois suicides, dont deux sur site. Et six salariés travaillant à Mulhouse chez
PSA ont mis fin à leurs jours en 2007,
dont deux dans l'enceinte de l'entreprise.
« Le
déni n'est jamais la réponse »
« Ces deuils touchent aussi
bien les grands groupes que les PME ou les organismes publics », rappelle le psychiatre Patrick Lègeron, dirigeant du
cabinet Stimulus et co-auteur d'un rapport sur le stress au travail. Et,
d'après les scientifiques, la vague pourrait s'intensifier avec la crise :
une étude publiée en juillet par le journal britannique « The
Lancet » estime que 1 % de hausse du chômage se traduit par
0,8 % d'augmentation des suicides chez les moins de 65 ans. Des
chiffres à manier avec beaucoup de précautions. Car, chacun le sait, la
mécanique d'un suicide est complexe. « Ces actes sont presque
toujours multifactoriels. Il faut être très prudent quant à leurs causes
avant de désigner ouvertement des coupables »,rappelle-t-on chez PSA.
Ca n'est pas un hasard si, en France, les statistiques traçant l'évolution des
suicides professionnels font défaut. Mais la CNAMTS vient de recenser les
premiers chiffres à l'échelon national. Pour 2008, l'organisme comptabilise
49 demandes de reconnaissance au titre des accidents du travail de décès
par suicide pour les salariés de droit privé, et 21 pour le premier semestre
2009. L'an dernier, plus de la moitié des victimes se sont donné la mort dans
leur entreprise et cinq, lors de missions. En France, le taux de suicides est
l'un des plus élevés d'Europe. On en dénombre 12.000 par an et dix fois plus de
tentatives.
Comment faire face ? Seule certitude,
l'entreprise doit agir. « Le déni n'est jamais la réponse, explique
Jean-Claude Delgenes, directeur général du cabinet d'experts Technologia.
Quand de tels événements surviennent, le corps social peut se figer. Ce qui
risque de nuire terriblement à une société. »Le problème est qu'elle
n'a pas le droit à l'erreur. Or, « un suicide est un drame humain qui
est aussi géré par des humains. Il n'y a pas de recette miracle »,
commente-t-on chez PSA. « Personne ne détient la vérité »,
renchérit Catherine Delpirou, directrice des politiques RH chez EDF.
Longtemps, chez les employeurs, le
suicide est resté tabou. En témoigne ce manager d'une multinationale à la tête
de sept commerciaux dont l'un s'est pendu en mai dernier : « Personne
n'est venu à moi, ni les syndicats ni la direction. Comment s'imaginer que
quelqu'un puisse en arriver là ? Nos techniques de management n'intègrent
pas ces choses-là. »Les traumatismes perdurent. Un des commerciaux a
exposé la photo du défunt sur son bureau pendant plusieurs semaines. Quant à
lui, il a développé des signes physiques de stress. « Le coût en
termes d'image, de motivation des équipes, d'absentéisme, de qualité de
travail, de turnover et de productivité risque d'être colossal »,estime
Monique Boutrand, secrétaire nationale de la CFDT-cadres.
« Débriefing »
post-traumatique
Toutefois, la marge de manoeuvre
d'une entreprise n'est pas immense. Lorsque survient un drame, elle est face à
de multiples interlocuteurs et doit réagir selon des échelles de temps
différentes, car il lui faut, à la fois, panser les plaies à vif des
collaborateurs et bâtir l'avenir.
Tels des « gestes de
secours », ses premières réactions resteront gravées dans les mémoires.
Très vite, il faut briser le silence. « La première mesure est de
réunir l'ensemble des collaborateurs, sans leurs supérieurs hiérarchiques, pour
permettre à la parole de se libérer, à l'émotion de s'évacuer, et redonner du
sens au travail »,estime Jean-Claude Delgenes. Un débriefing
« post-traumatique » précis auquel doivent s'associer des
professionnels de la santé. « Parallèlement, la direction générale doit
communiquer sobrement, en évoquant une réflexion collective, qui impliquera
syndicats, médecins du travail, psychologues et dirigeants. Et montrer que la
disparition ne l'a pas laissée de marbre. »Les collaborateurs
attendent un message car, estiment les experts, le deuil est aussi collectif.
Mais cela ne suffit pas. « L'entreprise
doit réagir avant que les gens n'aient le temps de reconstruire leur propre
histoire. Sans quoi, ils risquent de trouver un bouc émissaire pour pallier la
culpabilité que génèrent inévitablement ces événements »,estime
Bénédicte Haubold, fondatrice d'Artélie Conseil, spécialisée dans la gestion de
crise. « Dans le cas où l'on suppose un lien avec le travail,
l'employeur doit aussi déclencher un audit flash, en rencontrant les
collaborateurs immédiats, les collègues en dehors du service, la famille et en
consultant l'ensemble des documents relatif à cette personne, des entretiens
annuels aux courriels adressés, en passant par son CV, son cursus, ses
bulletins de paye… pour comprendre les risques qui menacent d'autres
collaborateurs et recadrer les débats au-delà de l'émotionnel »,
poursuit-elle.
Car il faut tisser des liens
collectifs là où des suicides ont renvoyé chacun à une profonde solitude.
Immédiatement après les événements de 2007, PSA a mis en place un numéro vert,
où des psychologues extérieurs écoutent les problèmes professionnels ou
personnels. Idem chez EDF et depuis quelques jours chez France Télécom. De son
côté, Renault a préféré financer jusqu'à six séances par salarié chez un
psychologue en dehors de l'entreprise. Car les employeurs doivent joindre
l'acte à la parole, sous peine de provoquer le désengagement d'équipes en
désarroi. Les groupes touchés ont lancé une mosaïque d'initiatives, des
cellules de veille aux boîtes aux lettres pour signaler la violence. Autant de
mesures auxquelles s'ajoutent des DRH de proximité, davantage de médecins du travail
ou la formation de managers à la détection de risques psychosociaux.
Enquête
externe
Toutefois, comme l'explique EDF, qui
a créé en 2007 un observatoire national de la qualité de vie au travail, « nos
mesures s'inscrivent dans la durée et portent sur l'ensemble des risques
psychosociaux. Nous nous sommes penchés sur la façon dont les gens vivent leur
vie au travail »,raconte Catherine Delpirou. Demain, France Télécom
démarre une négociation sur le stress dans l'entreprise. Car les actions
doivent aussi se décliner à long terme, à l'heure où les médecins évoquent les
suicides comme l'ultime aboutissement d'autres malaises. « Le
seul élément non négociable est la performance. Mais cela ne doit pas empêcher
l'entreprise de traiter le fond du problème en développant un management par
l'écoute et la reconnaissance »,explique Gilles Verrier, directeur
général du cabinet Identité RH.
Premier à essuyer une tempête médiatique,
Renault s'est remis en question pendant plusieurs mois. Le constructeur, comme
PSA, a commencé par commanditer une enquête externe pour comprendre, identifier
les facteurs de stress et agir dans le temps. « C'est un préalable
indispensable,estime Pierre Nicolas, responsable CGT du Technocentre de
Renault. La dimension humaine est complexe. Et une entreprise dispose
d'éléments disparates mais n'est pas armée pour faire le lien entre sa
politique, ses choix éthiques, ses décisions stratégiques et ses salariés au
quotidien ».
Ces mesures ont un coût. Sur deux
ans, Renault disposait d'une enveloppe de 10 millions d'euros. L'enquête a
déclenché une profonde réorganisation du travail, notamment au bureau
d'études : effectifs supplémentaires, nouvelle répartition des tâches,
horaires modifiés, personnes dédiées à l'évaluation de la charge de travail. « Et
puis il y a eu des changements fondamentaux de culture d'entreprise. Depuis
mars 2008, il n'y a plus eu de suicides au Technocentre. Au début,
c'était un bras de fer avec la direction,se souvient le syndicaliste.
Mais elle a pris conscience qu'agir était doublement utile, les risques sont
amoindris et l'efficacité économique de l'entreprise s'est accrue. »
LAURANCE
N'KAOUA,
Les Echos du 17 Septembre 2009