Plaire et toucher :

Beauté formelle et émotion

dans les poésies sacrées de Racine et les livrets de Quinault

Buford Norman, PhD, Distinguished Professor Emeritus of French University of South Carolina

 

 

Je devrais expliquer dès le début pourquoi un spécialiste de la littérature française du dix-septième siècle voudrait participer à un colloque sur le son et l’âme. Le son, c’est parce que, depuis un quart de siècle, j’oriente mes recherches autour des livrets écrits par Philippe Quinault pour les opéras de Jean-Baptiste Lully (1672-1686). L’âme, c’est que ces livrets et cette musique ont comme but d’émouvoir le spectateur, et qu’ils y arrivent en grande partie à travers leur forme.

J’aimerais commencer par quelques remarques sur l’émotion, la beauté et la forme, avant de regarder quelques exemples tirés des livrets de Quinault et des poésies sacrées de Racine. Mon idée de départ, c’est qu’il y a une espèce particulière d’émotion, ou plus précisément de réaction émotionnelle, de la part d’un auditeur, d’un spectateur ou d’un lecteur, qui dépend de la forme, de la structure d’une œuvre ; il peut s’agir non seulement de la musique, qui m’intéresse ici, mais aussi d’un livre, d’un tableau, d’une statue. Ce n’est pas le seul moyen de créer de l’émotion, mais je crois que c’est ce qui correspond le mieux à l’adage d’Horace lequel est à la base de la critique littéraire à l’âge classique : plaire et instruire. C’est dire que la forme peut créer du plaisir et, en même temps, évoquer des émotions et faire comprendre certaines vérités.

D’un point de vue moins littéraire, on peut présenter cette idée en se référant à des études qui montrent, grâce à des observations de l’activité cérébrale, que le cerveau préfère la symétrie, qu’il a peur du nouveau. En d’autres termes, nous trouvons un certain confort dans les « bonnes formes » (sans vouloir dire que toutes les formes sont symétriques), et nous éprouvons une sorte d’angoisse devant l’inconnu, devant ce qui est sans rapport aux choses que nous connaissons. De façon plus brève, nous sommes sensibles aux relations entre les objets, et, même plus brièvement, nous sommes sensibles à la beauté.

Considérons d’abord la forme ; je reviendrai à la beauté dans ma conclusion.

 

I.

Une forme demande un minimum de deux éléments, et une reconnaissance de la relation entre les deux. Une occurrence unique est peut-être belle, mais si elle est sans rapport avec ce que nous connaissons, elle est, pour le moment au moins, sans signification. Dans le cas de la musique, on ne comprend pas le rôle d’une note dans une mélodie, avant d’entendre les suivantes. En fait, il faut souvent écouter un passage plusieurs fois pour en apprécier toutes les relations.

Il existe, bien évidemment, une émotion musicale plus directe. On peut être ému par la beauté d’un son, d’une mélodie ou d’une harmonie, ou par la virtuosité de l’interprète. Mais même dans ces cas-là, les relations entre les objets jouent un rôle. Un son qu’on entend est perçu en fonction d’autres sons qu’on a entendus ; une mélodie a une forme, elle établit une relation entre les tons ; une harmonie, par définition, est une relation entre plusieurs sons simultanés ; nous apprécions la virtuosité parce que nous savons que d’autres musiques sont plus faciles à interpréter.

Une autre sorte de relation est importante dans ces émotions musicales, celle entre le présent et le passé. Je mentionnerai plus loin des scènes d’aveux et de reconnaissance, mais pour le moment j’aimerais signaler le plaisir qu’on prend lorsqu’on reconnaît, par exemple, un tableau ou une mélodie. Il y a tout d’abord un plaisir plus intellectuel d’avoir reconnu, identifié le tableau, d’avoir retrouvé la mélodie qu’on a entendue autrefois. Nous connaissons tous le soulagement que l’on ressent quand, après un trou de mémoire, on trouve le nom d’une mélodie qui nous est familière. Et quand nous nous rendons compte des similarités entre cette mélodie et d’autres qu’on connaît, on comprend un peu mieux les deux mélodies et pourquoi elles nous touchent.

Il y a aussi un plaisir plus émotionnel de revivre, d’une certaine façon, un moment qui nous a marqués. Et en comparant les deux moments, on arrive à mieux comprendre leur signification pour nous, pourquoi nous les aimons, ou ne les aimons pas. Bref, nous nous comprenons mieux.

Considérons quelques exemples dans le répertoire classique bien connu.

La forme sonate est un bon exemple d’une forme qui dépend de la reconnaissance d’un, ou de plusieurs thèmes, qui seront développés dans un premier temps, puis récapitulés. Il y a d’abord la répétition du ou des thèmes, dans l’exposition, pour que l’auditeur puisse mieux le ou les garder à l’esprit pendant le développement. Dans cette partie-ci, les thèmes s’entendent dans plusieurs versions et dans plusieurs tonalités, avant le retour à la tonalité de départ et la répétition du thème ou des thèmes, ou d’au moins un des thèmes. Ce retour au début, et cette reconnaissance du moment quand la musique retrouve sa tonalité et sa thématique d’origine, créent une forme qui satisfait et qui donne plaisir. Ce n’est pas toujours une émotion très forte, mais au moins une sorte de soulagement, de sentiment que tout rentre dans l’ordre. Et dans les grandes œuvres, le développement et la répétition sont d’une complexité qui crée de nombreuses attentes, des tensions. Et la résolution d’une tension peut susciter une émotion assez forte.

Comme exemple d’une œuvre de grande complexité, on peut citer les Variations Goldberg de Bach. Dans une structure similaire à celle de la forme sonate, un thème (air) est présenté et répété, pour subir 30 variations avant de revenir dans sa forme originale. C’est une sorte de chaconne, où la basse descendante sert de support à chaque variation. Forme simple, à laquelle Bach a donné un contenu éblouissant de beauté et de virtuosité. Le retour de l’air majestueux, après la dernière variation qui combine deux mélodies populaires et légères, ne manque jamais de me donner le sentiment d’avoir (re)trouvé le calme et la paix.

 

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*    *

 

L’émotion peut passer par la forme pure, mais l’émotion suscitée par des paroles et/ou par une situation dramatique contient un élément additionnel. Dans le cas de la forme sonate et des Variations Goldberg, il s’agit de ce que j’appelle une forme pure. Quand on ajoute une situation dramatique, le lecteur-spectateur reconnaît non seulement une forme, mais aussi le sens des paroles, l’importance d’un événement ou d’une action humaine. Il est notable que cette reconnaissance, cette compréhension concerne non seulement la situation du personnage d’un poème, d’un roman, d’une pièce de théâtre, mais aussi, et surtout, celle du lecteur-spectateur. C’est l’effet de l’œuvre sur le lecteur-spectateur qui est essentiel.

L’opéra nous offre de nombreux exemples de cette sorte de reconnaissance. Dans Otello de Verdi, une très belle musique accompagne le baiser du couple Otello-Desdémone, à la fin du premier acte. Moment de bonheur suprême, qui durera peu, à cause des machinations d’Iago. Et quand Otello, fou de jalousie, tue sa femme, le retour de cette musique, du « thème du baiser », nous émeut, et il contribue à notre compréhension de l’œuvre et de nous-mêmes : les liens entre l’amour et la mort, le danger des excès de la passion, et comme il peut être exaltant et catastrophique d’aimer un être trop différent de soi-même.

Avec des paroles, on peut créer des effets semblables dans la musique sacrée non-dramatique. Dans ce cas, la forme a non seulement la capacité de nous plaire et de nous émouvoir, de nous faire mieux comprendre des situations que nous avons vécues ou pourrions vivre, mais aussi de juxtaposer des idées d’une façon souvent inattendue. Pour reprendre les termes clefs de l’esthétique littéraire de l’époque classique, c’est plaire, toucher et instruire.

Prenons l’exemple de la Messe en si mineur de Bach. Dans le gloria, le chœur entame une fugue sur les paroles « Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam ». C’est une belle fugue, une belle forme, mais son effet resterait surtout formel et esthétique si, dans le dernier chœur de la messe, on n’entendait la même fugue sur des paroles différentes : « Dona nobis pacem ». Ce qui revient à dire, « Nous te remercions, à cause de ta gloire, mais nous demandons que tu nous donnes la paix ». Je ne sais pas si cette juxtaposition est fréquente dans la théologie luthérienne ou catholique ; elle est d’une certaine façon assez audacieuse : « merci, mais nous demandons quelque chose en retour ». On trouve une audace similaire dans plusieurs prologues des opéras de Quinault, où on loue Louis XIV pour ses victoires mais où on lui demande aussi de passer moins de temps à la guerre.

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Je n’aurai pas le temps d’esquisser même le début d’une analyse des différentes formes littéraires. Il est néanmoins important de prendre un moment pour considérer deux sortes de scènes où la reconnaissance joue un rôle primordial dans la création d’émotion. D’abord, et assez évidemment, les scènes qu’on appelle précisément des scènes de reconnaissance, ou d’agnition. L’exemple classique est celui du retour d’Ulysse à Ithaque, où il est reconnu d’abord par le vieux serviteur et le chien, avant de se faire reconnaître par les autres en bandant l’arc que personne d’autre ne peut maîtriser. Ou le retour d’Oreste, enfin reconnu par sa sœur Electre. Ce sont des moments très forts, surtout pour le spectateur qui connaît l’identité du héros mais se demande quand les autres vont le reconnaître. C’est du suspense, lié à l’intrigue, mais aussi une forme, dans le sens qu’il réunit au moins deux éléments, deux moments dans le temps. Qui plus est, une scène de reconnaissance peut créer une structure, en mettant fin à une série d’événements qui a commencé avec un héros reconnaissable pour tous. C’est comme le retour à la tonalité d’origine, qui crée un sentiment de soulagement.

On peut comprendre les scènes d’aveux comme une sorte de reconnaissance. Il y a des scènes où, comme dans de La Princesse de Clèves (1678), un personnage avoue un crime ou ce qui pourrait être un crime, et d’autres scènes où un personnage avoue son amour pour un autre personnage ; c’est souvent, comme dans Phèdre (1677), un amour pour une personne qu’il ou elle ne devrait pas aimer. On peut dire que celui ou celle qui écoute un aveu « re-connaît » la personne qui parle, en même temps qu’il ou elle la comprend mieux. Souvent, comme dans les scènes d’agnition, les aveux apprennent à un personnage des choses que le lecteur sait déjà ; c’est le cas de La Princesse de Clèves. Dans ces cas, c’est une autre sorte de soulagement, la fin d’une confusion. Dans une pièce comme Phèdre, les aveux deviennent un élément formel : aux aveux de Phèdre à sa confidente et ensuite à Hippolyte, correspondent ceux d’Aricie à sa propre confidente et ensuite sa belle réponse voilée à l’aveu d’Hippolyte :

 

J'accepte tous les dons que vous me voulez faire.

Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,

N'est pas de vos présents le plus cher à mes yeux. (II, 3, v. 574-576)

 

Ces aveux rythment les deux premiers actes et terminent la première partie de la pièce, avant le retour de Thésée.

Enfin, le meilleur exemple de reconnaissance comme élément formel est sans doute A la recherche du temps perdu de Proust, où le narrateur, après avoir présenté la scène de la madeleine comme une source d’émotion qu’il ne comprend pas, reconnaît, avec le passage du temps, la vraie nature de plusieurs personnages et enfin celle des goûts, des sensations qui permettent de revivre le passé. Et le lecteur reconnaît enfin, non seulement tout ce qu’il a appris en lisant le roman, mais aussi cette structure monumentale, comparable à celle d’une cathédrale.  

 

II.

 

Dans la version orale de ce travail, j’avais pris la plupart des exemples dans Atys de Quinault (1676), exemples dont je m’étais déjà servi dans Quinault, librettiste de Lully (Mardaga, 2009).  Je me permets donc de renvoyer le lecteur à ce livre, en particulier les pages 165-177, et de présenter brièvement quelques aspects formels du premier acte de ce beau texte.

Sangaride et Atys s’aiment, mais chacun ignore l’amour de l’autre, et on croit qu’Atys est insensible à l’amour. Sangaride doit épouser le roi Célénus, et Atys apprendra bientôt qu’il est l’objet de l’amour de la déesse Cybèle.  Tout est en place pour une série d’aveux qui font penser immédiatement à celle de Phèdre, que Racine était en train d’écrire. Atys avoue son amour à son ami Idas, avant de parler à Sangaride à la scène 3 dans un dialogue plein de sous-entendus.  Cette scène marque la fin d’une structure formelle caractérisée par le retour du premier vers de l’œuvre, « Allons, allons, accourez tous », mais aussi le début d’une nouvelle structure. Une dizaine de vers avant la fin de la scène, Lully fait sienne la proposition de Quinault de combiner le dernier vers de Sangaride avec la réponse d’Atys :

 

SANGARDIE

                        Peut-on être insensible aux plus charmants appas?

ATYS

                                    Non, vous ne me connaissez pas.

                        Je me défends d’aimer autant qu’il m’est possible;

                                    Si j’aimais un jour, par malheur,

                                    Je connais bien mon cœur,

                                    Il serait trop sensible.

                        Mais il faut que chacun s’assemble près de vous,

                                    Cybèle pourrait nous surprendre.

ATYS et IDAS

                                    Allons, allons, accourez tous,

                                    Cybèle va descendre. (I, 3, v. 82-91)

 

Ainsi, l’alexandrin « Peut-on être insensible aux plus charmants appas » (v. 82) non seulement rime avec le premier vers de la réplique suivante : « Non, vous ne me connaissez pas », mais s’intègre parfaitement avec les alexandrins et les hexasyllabes qui suivent, rapprochant « insensible » et « sensible ». Pour que la transition soit claire, Lully fait des vers 82-87 une chaconne basée sur un mouvement de basse descendante. Ce dispositif structurel, utilisé ici pour créer de l’unité à l’intérieur d’une scène, sera réemployé un peu plus loin lors de l’enchaînement à la scène suivante ; après une petite pause qui permet à Atys de rappeler l’imminence de l’arrivée de Cybèle, une basse de chaconne similaire se fait entendre au début de la nouvelle scène, avant que Sangaride n’avoue son amour impossible à sa confidente : « Atys est trop heureux » (I, 4, v.92). Ce cri semblerait presque venir de nulle part, mais le spectateur attentif se souvient d’avoir déjà entendu par trois fois les mots « trop heureux ». L’exemple le plus frappant est quand Atys, se croyant seul, confesse ses tourments amoureux dans un air qui commence et finit par « Amants qui vous plaignez, vous êtes trop heureux » (v.39-44).

Nous voici devant un de ces moments qui émeut la première fois qu’on l’entend. Les moyens musicaux dont se sert Lully sont modestes, pour nos oreilles habituées aux immenses forces orchestrales et vocales employées par des compositeurs tels que Wagner et Strauss. Mais la belle improvisation sur la basse chiffrée, et cette mélodie, d’apparence si simple, sont frappantes. Cependant, ce qui est plus frappant encore, c’est l’effet de cette mélodie dans son contexte, comme partie d’une forme. Les mots qui rappellent l’aveu d’Atys, et la musique qui rapproche « Atys est trop heureux » de « Non, vous ne me connaissez pas », nous font comprendre, sentir, que Sangaride ne connaît pas Atys, qu’Atys prétend ne pas se connaître, et que nous-mêmes, nous ne nous connaissons pas toujours.

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On pourrait continuer l’analyse de ce passage d’Atys en regardant son côté sonore, et surtout les réseaux formels créés par la répétition de certains phonèmes, mais regardons des structures similaires dans deux extraits des poésies sacrées de Racine. Après tout, selon Voltaire, Quinault n’est que « le second de nos poètes pour l’élégance, pour la naïveté, la vérité et la précision » (lettre à Mme du Deffand, 26 nov. 1775) ; le premier ? C’est Racine. Ces exemples me permettent aussi de citer des textes où il est question du sujet de notre colloque, l’âme et le son.

Voici une strophe d’un des Cantiques spirituels de Racine (1694, mis en musique par Moreau et Lalande en 1695 et plus tard par Collasse et par Marchand) :

 

L'âme heureusement captive

Sous ton joug trouve la paix,

Et s'abreuve d'une eau vive

Qui ne s'épuise jamais.

Chacun peut boire en cette onde:

Qui invite tout le monde;

Mais nous courons follement

Chercher des sources bourbeuses

Ou des citernes trompeuses

D'où l'eau fuit à tout moment.

Cantique spirituel IV, 1694, strophe dernière

 

Ce sont des vers qui présentent de façon admirable l’opposition entre l’eau vive et les sources bourbeuses. Et ils sont beaux, en partie à cause de leur forme. D’abord, la strophe de dix vers est divisée en trois parties, de 4, 2 et 4 vers ; les quatre premiers présentent les eaux vives, les quatre derniers les sources bourbeuses, et les deux centraux créent la transition en affirmant que cette eau est à la portée de tous. La variété rythmique contribue aussi à cette beauté formelle : il y a la régularité des vers de sept syllabes avec une pause normalement après la troisième ou la quatrième, mais seulement après un premier vers inhabituel avec un adverbe long au milieu, ce qui induit une pause après la première syllabe, mettant l’accent sur « âme ». Enfin, le réseau de répétitions sonores constitue un autre exemple d’une forme qui plaît et qui touche.

Regardons un instant ce schéma des voyelles en français :


            D’après : (Cf. http://virga.org/cvf/systvoca.php)

 

Les linguistes qui ont fait écouter à des sujets une série de voyelles ont trouvé que ceux-ci trouvent une différence nette entre les voyelles postérieures, comme /ou/ et /ô/, et les antérieures, comme /i/, /é/ et /a/. On considère ces dernières comme plus courtes et plus « dures » que les postérieures ou les médianes (/oe/), moins reposantes. Semblablement, on trouve des consonnes comme /k/ et /t/ plus dures, plus agressives, que les /m/ et /n/ et surtout que les liquides, /r/ et /l/.

Retournons à notre cantique.

 

L'âme heureusement captive

Sous ton joug trouve la paix,

Et s'abreuve d'une eau vive

Qui ne s'épuise jamais.

Chacun peut boire en cette onde:

Qui invite tout le monde;

Mais nous courons follement

Chercher des sources bourbeuses

Ou des citernes trompeuses

D'où l'eau fuit à tout moment.

 

Le premier vers présente, dans un oxymoron, deux sons très différents, /i/ et /eu/. Les /i/ dominent la première partie de la strophe, où il s’agit de l’eau vive, et les /eu/, avec les consonnes liquides, les vers 8-9, les eaux bourbeuses et trompeuses. Et il y a une autre opposition entre les sons lents qui ralentissent les trois derniers vers, et le /ita/ au milieu du dernier, qui rappelle « captive » du premier.  Le /i/ de « fuit » rétablit l’opposition entre « vive » et « trompeuse ».

Il y a beaucoup d’autres choses qu’on pourrait signaler du point de vue sonore, mais contentons-nous de regarder rapidement un autre exemple, de l’hymne Samedi à laudes du bréviaire romain (Aurora jam partit pilum), que Racine a traduit/adapté.

 

Chantons l'auteur de la lumière,

Jusqu'au jour où son ordre a marqué notre fin.

Et qu'en le bénissant notre aurore dernière

Se perde en un midi sans soir et sans matin. (strophe 3)

 

Je pense que les harmonies et les associations créées entre des mots de signification similaire, comme « auteur » et « ordre », « chantons » et « bénissant », « lumière » et « midi », se passent de commentaire. Sauf pour insister sur le fait que, comme dans le cas de la strophe du cantique spirituel, ces répétitions de sons attirent notre attention, nos oreilles, à des rapprochements qui contribuent à la beauté, à l’effet émotionnel et à la signification de cette strophe.

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 *     *

Quinault et Racine instruisent donc, et ils plaisent. Et surtout, ils touchent. Malgré toute l’importance donnée par des critiques comme Boileau à la valeur morale de la littérature, à la vérité, on lit plus souvent des maximes comme « Le secret est d’abord de plaire et de toucher » (Art poétique III, p. 169). Racine était d’accord, dans sa préface à Bérénice : « La principale règle est de plaire et de toucher ». J’espère avoir montré que si Atys et ces vers de Racine plaisent et touchent, c’est en grande partie à cause de leur forme, de l’organisation sonore d’un vers à la structure des cinq actes. C’est-à-dire, les paroles et la musique touchent parce qu’elles sont belles ; et qu’est-ce la beauté à l’époque classique ? On parle moins souvent de beauté formelle que de « ce qui convient à la nature de la chose elle-même, et également à la nôtre » (Pierre Nicole, La Vraie beauté et son fantôme, éd. F. Gevrey et B. Guion, Paris, Champion, 1996, p. 55). Elles sont belles à cause de leur forme, et parce qu’elles nous semblent vraies. Pas « vrai » dans le sens de la réalité quotidienne, mais dans celui de la nature humaine. On connaît un autre vers célèbre de Boileau : « Rien n’est beau que le vrai ». Seulement, dans le contexte de la beauté que j’ai présentée aujourd’hui, de formes qui n’ont de sens que grâce à des répétitions et à la reconnaissance de ces répétitions, et qui conviennent « à la nature de la chose elle-même », je vous propose que Boileau n’a pas tout dit – il faut ajouter que rien n’est vrai que le beau.