Etude interculturelle sur la perception de la métrique des rythmes traditionnels du Candomblé :
vers une coopération de l’écoute et du mouvement

 

Farid MATALLAH

Master 1 de psychologie cognitive

 

Directeur de mémoire : Mr Emmanuel BIGAND
Université de Bourgogne ─ UFR Sciences Humaines

 

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION.. 3

I. La perception de la structure métrique du rythme : notions et théories. 5

1. Le rythme et la métrique : tentative de définition.. 5

1.1. La notion de rythme en musique. 5

1.2. La métrique. 6

2. La perception de la métrique. 6

2.1. Observations et processus impliqués selon Paul Fraisse. 6

2.2. L’extraction de la régularité temporelle : 7

2.3. L’organisation hiérarchique de la métrique : 7

2.4. La théorie de l’attention dynamique. 8

2.5. Perception de la métrique et synchronisation de la battue. 9

II. La relation entre le rythme et le mouvement.. 10

1. Les observations des pédagogues du rythme. 10

2. Les observations des ethnomusicologues. 11

2.1. Les rythmes du Candomblé. 11

2.2. La musique et la danse. 12

3. L’enaction et l’inscription corporelle du traitement de l’information.. 13

3.1. Quelques études réalisées. 14

3.2. La théorie des neurones miroirs. 14

3.3. La théorie des marqueurs somatiques. 15

3.4. Les systèmes « multisensoriels ». 15

3.5. Hypothèses. 16

METHODE.. 19

1. Sujets. 19

2. matériel. 19

3. Procédure. 20

3.1. Principe général 20

3.2. Tâche. 22

3.3. Mesure de la variable dépendante. 22

RESULTATS PRINCIPAUX.. 24

1. Analyse de l’effet du type de battue. 24

2. Analyse de l’effet de l’expertise musicale. 25

3. Interaction appartenance culturelle et type de battue. 25

4. Analyse de l’effet juges. 26

DISCUSSION.. 28

Conclusion.. 31

BIBLIOGRAPHIE.. 33

ANNEXE A (Notation des rythmes) 33

ANNEXE B (Données brutes) 40

ANNEXE C (tableau d’ANOVA) 62

ANNEXE D (Tableaux de corrélations) 64

INTRODUCTION

La perception de la structure métrique est un aspect fondamental de la perception musical en général. De grands psychologues du rythme comme Paul Fraisse ont pu montrer les capacités de l’auditeur à extraire une régularité temporelle à partir d’extraits musicaux. Un individu serait capable par un traitement cognitif de haut niveau, d’identifier les pulsations isochrones sous jacentes à la musique qu’il écoute. Les recherches réalisées jusqu’à présent concernant la perception de la structure métrique s’inscrivent dans le courant cognitiviste classique où la représentation joue un rôle central en tant qu’unité fondamentale dans le traitement de l’information. Elle est associée à un modèle de l’esprit de type :

Perception    inférence sémantique    action

Les travaux réalisés à partir de ce modèle ont démontré l’importance indéniable d’un traitement central. Cependant, les aspects physiques du système ne jouent aucun rôle excepté en tant qu’ « entrées » et « sorties ». En effet, la perception ne sert uniquement qu’à collecter l’information et elle n’est jamais intimement associée à l’action, puisque l’inférence sémantique les sépare.

Depuis la fin des années 80, un courant de la psychologie cognitive s’est tourné vers un système de traitement plus situé en interaction avec le corps et l’environnement. On parle de cognition incarnée ou encore de cognition située. L’idée est que le corps, grâce à son expérience émotionnelle et multi sensorielle, a une fonction adaptative très importante qui permet à l’individu un meilleur traitement de l’information quand il est en mouvement.

« Il n’y a pas de perception sans action ; il n’y a pas d’action sans perception »                                                                                                             (Berthoz)

En ce qui concerne la perception de la structure métrique en musique, nous pouvons constater un lien évident entre la danse et le rythme. C’est un aspect qui semble trop important pour être éludé. En effet, nous pouvons nous demander si les capacités d’un auditeur à synchroniser sa battue avec le tempo rythmique sont meilleures s’il est en mouvement locomoteur. Ces capacités sont-elles humainement universelles ou différentes selon les cultures ?

Dans notre étude, l’objectif général est de déterminer si le corps en mouvement est capable d’influencer les performances de l’individu, lors d’une tâche d’extraction de la régularité d’un rythme musical.

Dans un premier temps nous rappellerons quelques notions, théories et études réalisées concernant la perception de la structure métrique du rythme en psychologie cognitive.

Dans un second temps, nous évoquerons les liens entre la danse et la perception du rythme à partir des observations faites en pédagogie musicale et en ethnomusicologie avant de faire le point sur la recherche des neurosciences en cognition incarnée.

Dans un troisième temps, nous présenterons les différentes modalités de notre protocole expérimental ainsi que certaines limites rencontrées.

Dans un quatrième temps nous présenterons les différents résultats. Nous les interpréterons, ensuite, dans une discussion.

 

La perception de la structure métrique du rythme : théorie

 

1. Le rythme et la métrique : tentative de définition

1.1. La notion de rythme en musique

Tout comme les rythmes naturels, tels que la succession des saisons et le battement du cœur, le rythme musical est généralement organisé en motifs répétés à intervalles réguliers. Ces motifs régulent le mouvement de la musique et aident l’auditeur à en saisir la structure. L'unité fondamentale du rythme est la battue ou la pulsation, soit un motif qui s'apparente au tic-tac d'une horloge. Dans la plupart des danses et dans la musique populaire, la cadence est indiquée de façon explicite, souvent par le jeu du tambour ou par un motif d'accompagnement régulier. Dans les formes musicales plus complexes, la battue est souvent implicite, constituant une sorte de dénominateur commun pour la durée réelle des notes, qui peut être plus longue ou plus courte que la pulsation elle-même. Toutefois, lorsque l'auditeur frappe du pied en écoutant cette musique, la cadence redevient explicite. Pour que la pulsation soit perçue comme un dénominateur commun, la durée des différentes notes doit généralement être un multiple ou un sous-multiple de cette pulsation (par exemple, la moitié ou le double de sa durée). Le tempo de la musique détermine la vitesse du battement. De la même façon que les battements régulent la durée d'épisodes musicaux aussi courts qu'une note ou une paire de notes, ils sont eux-mêmes régulés par des unités récurrentes plus importantes appelées mesures.

1.2. La métrique

La métrique est une notion qui fait référence à la mesure du temps et à sa segmentation. Nous pouvons, pour en avoir une signification plus précise, nous référer aux définitions proposées par des auteurs faisant autorité en la matière.

Dans The Rythmic strucutre of Music, Cooper et Meyer (1960), définissent la métrique comme « un cadre d’ordonnancement d’accents et de temps faibles à l’intérieur duquel le groupement rythmique prend place. Elle constitue la matrice dont émerge le rythme. ».

Pour Lerdahl et Jackendoff (1983), dans A Generative Theory of Tonal Music, la métrique est une alternance régulière d’éléments forts et faibles dans la musique. Cette alternance d’éléments forts et faibles définit un schème métrique, commun à l’ensemble d’un morceau de musique.

2. La perception de la métrique

L'environnement donne parfois lieu, dans le cours normal d'une suite d'événements sensoriels, à l'émergence de régularités physiques. On rencontre des suites régulières dans la musique, bien entendu, mais aussi dans le cours de la parole ou de la locomotion. Ces suites régulières fournissent des indices sur le moment d'apparition de l'événement suivant et cela crée chez un observateur une attitude d'attente dynamique, cet observateur étant orienté vers le futur. À défaut de bénéficier de tels indices, un observateur pourra toujours se mettre en mode analytique pour estimer le temps.

2.1. Observations et processus impliqués selon Paul Fraisse

En 1974, dans son célèbre ouvrage Psychologie du rythme, Paul Fraisse, introduit la notion de rythmes moteurs spontanés. Par ce terme, l’auteur désigne les pulsations internes  inhérentes aux fonctions physiologiques les plus élémentaires de l’homme, produites par les battements du cœur, la respiration, la mastication ou encore la marche. Il met également en évidence les mécanismes d’anticipation et de mémorisation mis en place par l’individu lors de l’écoute d’un rythme. En effet, l’auditeur essaie d’extraire une ossature rythmique issue de la répétition sous jacente à la chaîne de patterns sonores perçue. Il apparaît que le sujet qui tente de synchroniser ses frappes à des cadences sonores, ne cherche pas systématiquement la simultanéité d’un repère né du mouvement et du stimulus, mais un couplage stable. « Le couplage le plus spontané est celui qui correspond à une légère anticipation de la frappe proprement dite par rapport au son » (Fraisse, 1974).

2.2. L’extraction de la régularité temporelle :

Ce processus indique que les auditeurs extraient un tempo fondamental, c'est-à-dire qu’ils vont se focaliser sur des événements qui ont lieu à des intervalles réguliers (figure 1). Cet intervalle correspond à la période de référence (voir Jones & Boltz, 1989). Cette période de référence est déterminée à la fois par les capacités de l’individu (mémoire et attention) et la structure métrique. Pour Fraisse (1974), un intervalle de 600 ms correspond au tempo préféré (parmi d’autres) et au tempo moteur spontané (si l’on demande à un sujet de taper régulièrement un tempo qu’il souhaite).

2.3. L’organisation hiérarchique de la métrique :

Dans leur ouvrage A Generative Theory of Tonal Music, F. Lerdahl et R. Jackendoff (1983) expliquent que les régularités temporelles peuvent être perçues à des niveaux hiérarchiques plus rapides ou plus lents que la période de référence mis en place par les individus lors de l’écoute d’une pièce musicale (figure 1). Ils ont notamment développé l’idée selon laquelle l’auditeur est capable de hiérarchiser la métrique. Ainsi les éléments de la structure rythmique (les pulsations) peuvent être perçus à des niveaux différents d’écoute. Le sujet peut donc inférer la pulsation d’un rythme en effectuant une battue régulière selon une fréquence plus ou moins élevée. Plus le niveau est bas, plus l’intervalle entre deux pulsations consécutives sera court. La pulsation perçue peut être multipliée ou divisée.

Cependant ce processus varie avec l’âge et l’expertise musicale. Drake, Penel & Bigand (2000) ont montré que les musiciens, comparés aux non musiciens, se synchronisent avec plus de précision lors de l’écoute d’une séquence sonore. Ils tapent plus lentement (ils ont donc un niveau référent plus lent) et utilisent une étendue plus large de niveaux hiérarchiques quand on leur demande d’aller aussi vite ou aussi lentement qu’ils le pouvaient. Les musiciens organisent perceptivement les événements sur des fenêtres de temps plus longues et ont une représentation hiérarchique plus complète de la musique que les non musiciens. En d’autres termes, les musiciens ont accès à plus de niveaux hiérarchiques métriques et ont donc une attention plus flexible, pouvant se fixer plus facilement aux différents niveaux hiérarchiques (voir figure 1).

2.4. La théorie de l’attention dynamique

La théorie de l'attention dynamique proposée par Jones (Jones, 1976, Jones & Boltz, 1989, Large & Jones, 1999) a été développée dans le cadre de la perception de séquences musicales. Selon cette théorie, l'attention est un processus cyclique et oscillatoire. Les cycles d'attention, de périodes variables, s'adaptent à la structure temporelle de l'environnement. Ainsi, quand un sujet doit interagir avec un environnement temporellement structuré, il cherche spontanément à synchroniser la période des oscillations de l'attention avec la période des événements. Autour du pic d'attention, pour une oscillation donnée, se situe une zone d'attente de l'événement cible dont la taille varie en fonction de l'occurrence effective de l'événement cible. Si l'événement survient dans la zone d'attente, cette dernière se restreint sur les oscillations suivantes, diminuant ainsi la charge globale d'attention. Inversement, si l'événement survient en dehors de la zone d'attente, cette zone s'élargit sur les oscillations suivantes afin de permettre l'ajustement des oscillations ultérieures aux modifications de la dynamique externe. Par ailleurs, sur une même unité de temps, plusieurs oscillations coexistent et s'harmonisent afin d'appréhender des structures temporelles complexes, à plusieurs niveaux d'emboîtement.

2.5. Perception de la métrique et synchronisation de la battue

La perception de la métrique et la synchronisation de la battue ont un intérêt scientifique car leurs mécanismes cognitifs et neuraux fondamentaux touchent plusieurs questions principales de la psychologie. Celles-ci incluent le chronométrage mental, le rapport entre la perception et l’action et la coordination de systèmes cérébraux différents (auditif et moteur). Ces phénomènes ont, par conséquent, attiré l’intérêt d’une variété de domaines de recherche, tels que l’étude comportementale, la modélisation informatique, les neurosciences, etc.

Drake et al (2000a, b) avaient examiné la capacité des participants à frapper avec la pulsation des pièces musicales, à des niveaux métriques inférieurs et supérieurs (subdivisions ou multiplications de la pulsation). Cette aptitude serait fonction de la présence ou absence d’accentuation au niveau de la pulsation fondamental. Large & Palmer (2002) ont également mis en évidence, sur la base d’un modèle  informatique chargé de dépister les régularités temporelles dans des exécutions musicales, cette capacité à extraire une régularité à l’écoute d’une pièce musicale plus ou moins complexe, effectuée au piano. Récemment, Pattel, Iversen, Chen et Repp (2005) ont pu observer qu’à l’écoute de patterns auditifs, une forte structure métrique (dont la pulsation fondamentale est toujours marquée) n’a pas amélioré l’exactitude globale de la synchronisation. De plus, celle-ci a été détériorée dans des patterns faiblement métriques dans lesquels quelques pulsations étaient silencieuses. Ces derniers résultats viennent nuancer les précédents.

La recherche concernant la perception de la structure métrique sous jacente aux rythmes musicaux est très abondante. Elle a permis de mettre en évidence des processus utilisés par l’individu pour extraire la régularité, notamment, comme nous l’avons vu, grâce à l’attention. Cependant, dans la littérature de la psychologie cognitive, nous n’avons trouvé aucun article mentionnant un lien entre la perception de la structure métrique d’un rythme et la danse. En outre, depuis longtemps et dans des domaines variés, ce lien a pu être observé. Pour de nombreux auteurs, les mouvements réalisés par un danseur faciliteraient sa perception de la métrique.

II. La relation entre le rythme et le mouvement

1. Les observations des pédagogues du rythme

Au début du siècle, E. J. Dalcroze (1865-1950), compositeur et pédagogue suisse, remarque chez ses élèves que « toute sensation musicale de nature rythmique, passe par le corps et relève du jeu musculaire ». En effet, l’élève possède naturellement un élément essentiel du rythme : la mesure (battements du cœur, respiration, marche, course, etc.). Selon lui « les muscles sont créés pour le mouvement, et le rythme c’est du mouvement ». La méthode pédagogique de Dalcroze souligne l’importance de la motricité dans l’apprentissage du rythme. Il met en place différents exercices qui vont être repris par de nombreux pédagogues. Pour la division et l’accentuation métrique : la marche permet de distinguer les différentes mesures et de ressentir la pulsation. La durée des sons est mise en évidence par des mouvements corporels adéquats (un pas correspond à une noire, la course correspond aux croches, etc.).

D’autres pédagogues tel que E. Willems (1890-1978), ont par la suite montré l’importante contribution du mouvement dans la perception de la structure métrique et l’apprentissage du rythme en musique. Selon lui, « dans l’ordre que nous adoptons généralement, en parlant des éléments fondamentaux de la musique, le rythme vient en premier lieu », et il attire l’attention sur « l’importance de l’éducation sensorielle et l’instinct rythmique ». Comme pour E.J Dalcroze, le rythme est considéré comme élément premier, les tempi naturels et les mouvements corporels sont privilégiés ; le vécu passe avant la compréhension et cette dernière avant l’appropriation rythmique (c'est-à-dire la prise de conscience et l’analyse) de l’élève.

2. Les observations des ethnomusicologues

2.1. Les rythmes du Candomblé

Le candomblé est une des religions afro-brésiliennes pratiquées au Brésil. Mélange subtil de catholicisme, de rites indigènes et de croyances africaines, cette religion consiste en un culte des "orixas" (prononcé "oricha"), les dieux du candomblé d'origine totémique et familiale, chacun d'entre eux associés à un élément naturel (eau, forêt, feu, éclair, etc.). Se basant sur la croyance de l'existence d'une âme propre à la nature, le candomblé a été introduit au Brésil par les multiples croyances africaines des esclaves issus de la Traite des Noirs et notamment de l’ethnie yoruba (Nigeria, Togo et Bénin).

Comme dans les musiques originaires d’Afrique de l’ouest, les pulsations qui structurent les rythmes des musiques pratiquées dans les rites du Candomblé brésilien Nagô sont toujours marquées par le geste du musicien mais également par le pas du danseur. La musique et la danse ont toujours été étroitement liées dans les sociétés traditionnelles africaines et par filiation afro-brésiliennes. La pratique de l’un ne va pas sans l’autre et ce dans les divers cérémonies et rituels qui contribuent à la cohésion social des individus. Les musiques des cultures issues des ethnies d’Afrique (les yorubas pour les Nagô) ont fait l’objet de différentes études réalisées par des ethnomusicologues.

2.2. La musique et la danse

Dans ses études sur la pratique musicale en Afrique central, S. Arom (1985) explique que « pour trouver la pulsation d’une musique, il faut regarder les pieds des danseurs ». Cette pulsation se trouve donc toujours marquée par la collaboration entre les différents mouvements des musiciens et danseurs. D’après T. Ott (1997), le jeu des tambours, le chant et la danse, des cultures issues d’Afrique, sont un terrain d’apprentissage particulièrement efficace pour la perception exacte des structures et des proportions temporelles. « En plus de la partie qui est jouée, la pulsation élémentaire et les temps sont sans cesse présents en tant que mouvements supplémentaires (pieds, jambes, tronc ou tête), en tant qu’innervation ou/et en tant qu’écoute interne. » (T. Ott, 1997). Le corps apparaît donc, d’après ces observations, comme un acteur principal dans l’écoute de la musique.

 Dans le Candomblé du Brésil, on retrouve des musiques à très fort caractère rythmique (jouées essentiellement avec des instruments à percussion), souvent accompagnées par la danse. A Recife, J.-P. Estival a pu observer ce lien étroit qui existe entre la musique et la danse. D’après cet ethnomusicologue la synchronisation du marquage des pas sur le sol avec les pulsations sous jacentes au rythme, lors de la danse, serait mieux ajustée que la synchronisation de la battue effectuée manuellement en position assise.

 

3. L’enaction et l’inscription corporelle du traitement de l’information

La prise en compte du rôle de notre corps dans les mécanismes de traitement de l’information (pas uniquement musicale) a vu, depuis plusieurs années, son importance s’accroître. Une nouvelle approche plus dynamique travaille avec des variables biologiques, avec des activités neuronales plutôt qu'avec des symboles, avec des états globaux du cerveau appréhendés par l'imagerie fonctionnelle. Ce type de travail conteste la séparation entre la cognition et son incarnation. F. Varela (1993, 1996) insiste sur la notion de "trajectoires" co-émergentes nées de l'inter activité système/environnement. Au delà du concept d'émergence, il utilise celui d'enaction (émergence dans et par l'action), visant à souligner la dimension créative de toute action, de toute décision qui s'inscrit en elle. Ce terme a été proposé pour désigner un nouveau paradigme en sciences cognitives, basé non pas sur la métaphore de l’ordinateur comme dans le cognitivisme classique, mais sur celle des organismes vivants. Un corps en mouvement, par son interaction avec les diverses sources d’informations, parviendrait donc à mieux en apprécier les différentes variations. C’est dans l’action que le corps peut révéler ses véritables capacités d’adaptation dans le monde qui l’entoure. Beaucoup de chercheurs en sont venus à considérer qu'on ne pouvait pas comprendre la cognition si on l'abstrayait de l'organisme inséré dans une situation particulière avec une configuration particulière, c'est-à-dire dans des conditions écologiquement situées.

Depuis 1990, en particulier depuis que les méthodes de visualisation fonctionnelle permettent de voir le cerveau en action, un nouveau courant a donc vu le jour (Maturana et Varela, 1994 ; Damasio, 1995 ; Bethoz, 1997 ; Glenberg, 1997 ; Gallese, 2003a). On parle de situated cognition, en anglais, d’embodied cognition, ou encore de cognition incarnée.

3.1. Quelques études réalisées

Les études menées à ce sujet convergent vers une même direction : la conscience est un phénomène émergeant du cerveau en action, une manifestation adaptative du corps comme un tout fonctionnant pour sa survie dans l’environnement. Le cerveau se développe et fonctionne essentiellement en relation avec le corps. Les traitements psychiques sont inscrits dans celui-ci. La pensée, les émotions et les sensations sont vécues dans la musculature. Le rythme cardiaque, la respiration et la posture contribuent à une véritable expérience corporelle. Le corps et l’esprit formeraient donc une seule et même entité.

Ainsi, pour Glenberg (1997) la cognition implique la coordination efficace d’actions. Cette implication est nécessaire à l’homme pour qu’il puisse s’adapter au mieux aux situations qu’il est amené à rencontrer. Glenberg explique que le rappel en mémoire provoque la simulation des expériences vécues, afin d’aider à la compréhension de la situation et de s’y adapter.

En psycholinguistique, Borghi, Glenberg et Kaschak (2004) ont montré une interaction entre l’accès aux connaissances lexicales et les états sensorimoteurs : les processus de perception et d’action affectent les processus langagiers comme l’accès au mot.

3.2. La théorie des neurones miroirs

Grâce à des méthodes d’investigation adaptées, les neurosciences ont, elles aussi, pu montrer la relation étroite qui existe entre la perception et l’action.

Gallèse et al (1996) ont montré qu’il existe, en comparant le fonctionnement cérébral d’un primate et de l’être humain que des réseaux de neurones interviennent dans le contrôle de l’action, de l’expérience émotionnelle mais également quand l’individu est témoin de ces même actions et émotions chez autrui. Ils ont observés dans le cerveau du singe, des neurones spécifiques qui sont activés quand le singe perçoit un congénère effectuer une action (perception), mais également quand il réalise lui-même cette action (action). Ce sont les neurones miroirs, mis aussi en évidence chez l’homme dans les aires pariétales pré motrices et dans le lobe pariétal postérieur (Gallese 2003b). Ce système de neurones miroirs semble plus développé chez l’homme du fait de son organisation somatotopique.

3.3. La théorie des marqueurs somatiques

En 1994, dans L’Erreur de Descartes, Antonio Damasio réintroduit le corps dans la pensée rationnelle. Son hypothèse des marqueurs somatiques stipule que le comportement humain, en particulier lors de processus décisionnels, serait influencé par les processus  émotionnels. L’expérience vécue sur un plan émotionnel va guider l’individu dans les décisions qu’il va prendre. Il va donc associer des réponses spécifiques à des stimuli selon s’ils ont été vécu de manière positive ou négative. Ces associations sont stockées en tant que marqueurs somatiques au niveau du cortex préfrontal et plus précisément des cortex fronto-orbital et préfrontal ventro-médian (Bechara, Tranel et Damasio, 2000). La fonction principale du cortex orbito frontal est d’associer les différents états corporels afin de créer des entités de haut niveau (concepts). Cette information sensori-motrice comprend toutes les composantes corporelles, incluant le système nerveux autonome, ainsi que l’activation des muscles squelettiques. L’association entre changements physiologiques et stimuli est représentée par tout un réseau de neurones au niveau du cortex préfrontal. On peut dire que les marqueurs somatiques sont acquis par le biais de l’expérience individuelle, en fonction des événements liés à chaque situation avec lesquels l’organisme interagit.

3.4. Les systèmes « multisensoriels »

Berthoz (1997) élargit la notion de perception et parler de « systèmes multisensoriels ». Il explique dans son ouvrage Le sens du mouvement, (1997) que notre perception de l’environnement dépend d’un ensemble d’indices relevés par notre organisme tout entier, de modalités sensorielles dont nous n’avons pas forcément conscience. Ces différentes modalités sensorielles ont longtemps été considérées comme des modules indépendants effectuant un traitement précis et communiquant avec un nombre restreint d'aires associatives multimodales. Cependant notre perception du monde est intrinsèquement multi sensorielle: de plus en plus de résultats (en psychologie comme en neurophysiologie) montrent que le traitement effectué par certaines zones corticales réputées uni modales est fortement modulé par les informations provenant d’autres modalités sensorielles et que la compréhension précise et écologique du fonctionnement d'une modalité requiert de s'intéresser à son interaction avec les autres modalités. Notre perception unifiée et cohérente de l'espace apparaît comme un véritable « tour de force » des systèmes perceptifs, qui se produit de manière automatique et inconsciente. Berthoz, d’après une étude réalisée par Mittelstaedt sur les mécanismes qui sous tendent la perception de la verticale gravitaire, donne l’exemple du vecteur «idiotropique » qui correspond à un ensemble de récepteurs situés dans l’abdomen. D’après l’étude de Mittelstaedt, le cerveau disposerait d’un système physiologique de détection somatique de la gravité situé dans le ventre en plus du système vestibulaire. Les différents systèmes sensoriels de notre corps et de notre cerveau s’activeraient à notre insu en fonction de la tâche à accomplir et notre perception de l’environnement pourrait donc être différente selon que notre corps est en mouvement ou immobile.

3.5. Hypothèses

Plusieurs études dans la littérature cognitiviste avaient examiné la perception et la synchronisation de la battue avec des séquences musicales complexes. Handel et ses collègues (Handel et Oshinsky 1981 ; Handel et Lawson 1983) avaient utilisé la synchronisation de la battue pour évaluer la perception de la pulsation dans des séquences polyrythmiques. Van Noorden et Moelants (1999) faisaient frapper les participants en même temps qu’ils entendaient la pulsation de diverses pièces musicales à la radio dans le but de déterminer la fréquence de la pulsation préférée. Ces auteurs n’avaient pas pris en compte la nature sensori motrice de la battue effectuée par les sujets.

Dans notre présente étude, nous pensons qu’un individu en mouvement pendant l’écoute d’un rythme aura un ajustement différent selon qu’il est assis ou en train de danser. En référence aux travaux sur l’inscription corporelle du traitement de l’information, nous pensons que cette différence de traitement a une base physiologique et que la culture du sujet ne devrait pas inverser cet effet. Nous avons voulu montrer que les performances dans ce type de tâche pouvaient être modulées par le type de battue effectuée (danse vs frappe), et ce dans deux cultures différentes (Brésil et France).

Notre première hypothèse est que les sujets réussiraient mieux à synchroniser leurs pas de danse avec les pulsations des rythmes qu’en frappant manuellement deux baguettes en position assise. La danse faciliterait l’extraction des régularités issues de rythmes plus ou moins complexes.

Notre deuxième hypothèse est que des sujets musiciens brésiliens ont de meilleures capacités à synchroniser leur battue avec la métrique que les sujets non musiciens français ou brésiliens. Une expertise en musique permettrait aux sujets de s’ajuster plus facilement avec la structure métrique du rythme.

Enfin, notre hypothèse d’interaction est que l’appartenance culturelle n’a aucune incidence sur le fait que les sujets réussissent mieux en danse qu’en frappe. Les mécanismes impliqués auraient des bases physiologiques par conséquent la culture  des sujets n’aurait pas d’effet sur leur capacité à synchroniser leur battue.

Trois juges experts on été choisi pour coter les résultats d’après un système de notation que nous présenterons dans la méthode. La cotation se fera individuellement. Nous pensons que leurs cotations devraient être sensiblement proches les unes des autres et corrélées. Par ailleurs, les juges ne devraient pas interagir avec les autres facteurs expérimentaux.


METHODE

1. Sujets

Trois groupes de sujets ont été constitués. Le premier groupe était constitué de 12 sujets brésiliens non musiciens ; le second groupe était constitué de 17 sujets français non musiciens et troisième groupe de 14 sujets brésiliens musiciens.

Les sujets français, tous non musiciens, étaient des étudiants inscrits en première, deuxième ou troisième année de Licence de psychologie à l’Université de Bourgogne. L’âge moyen des sujets était de 21 ans pour les français. Ces sujets, tous étudiants en psychologie, recevaient des points d’expérience à l’issue de la passation.

2. matériel

Pour les sujets français, la passation avait lieu dans le box 232 du LEAD situé au 2ème étage du pôle AAFE, sur le campus de l’Université de Bourgogne, à Dijon. La pièce n’était pas insonorisée.

Les séquences sonores étaient présentées aux sujets à l’aide du lecteur audio d’un ordinateur portable branché à deux enceintes dirigées vers le sujet à environ un mètre. Une caméra numérique était utilisée pour enregistrer les passations.

Les stimuli diffusés par l’ordinateur étaient des rythmes traditionnellement joués dans les rituels du candomblé, à l’exception de deux rythmes d’entrainement systématiquement présentés au début des deux passations (danse et frappe) qui étaient des morceaux de samba brésilienne. Les deux pièces d’entrainement avaient une durée de 2 à 3 minutes pendant lesquelles les sujets pouvaient s’exercer avec les baguettes ou danser selon les conditions de la passation.

Au total, 12 morceaux (10 + 2) étaient présentés. Les rythmes étaient répartis dans deux listes dont la présentation était contrebalancée. A l’intérieur des listes les rythmes étaient présentés de manière aléatoire. Chacun était joué par les mêmes instruments : une clochette double frappée avec un morceau de métal appelée « agogô » (signifiant le temps ou l’heure en langue yoruba) et les 3 tambours : « rum » le plus grand, « rumpi » le moyen et « lè » le plus petit. Ces instruments sont utilisés traditionnellement dans les cérémonies d’invocation du candomblé. La notation de chaque rythme est détaillée en Annexe A

3. Procédure

3.1. Principe général

Les sujets étaient divisés en 3 groupes selon leur appartenance culturelle et leur niveau d’expertise noté (A3). A l’intérieur de chacun des groupes une partie des sujets passait la danse en premier et la frappe en second. L’autre partie des sujets passait les conditions dans l’ordre inverse. Ces deux conditions correspondent au type de battue à effectuer notée (T2).

Nous avons dans cette recherche trois variables indépendantes qui sont :

VI1 : Type de battue (T2)

Ø  Danse

Ø  Frappe

VI2 : Appartenance culturelle et expertise musicale (A3)

Ø  Brésilien non musicien

Ø  Français non musicien

Ø  Brésilien musicien

VI3 : Juges (J3)

Ø  Juge1

Ø  Juge2

Ø  Juge3

VD : Note sur cinq obtenue pour la qualité de la synchronisation.

Le plan expérimental est le suivant :

S<A3*J3>*T2

L’expérience durait environ une demi-heure. Avant la passation, il était expliqué au sujet que l’expérience se réaliserait en présence d’une caméra. Il s’agissait d’une expérience anonyme et il était donc expliqué au sujet que son visage ne serait pas filmé.

Au début de chaque passation, les sujets (musiciens et non musiciens) bénéficiaient d’une phase d’entraînement précédé par un exemple de battue en frappe et en danse effectuée par l’expérimentateur. Pendant la phase d’entrainement les sujets pouvaient interagir avec celui-ci au cas où ils n’auraient pas compris la tâche. Cette phase d’entrainement permettait de familiariser les sujets avec la tâche.

Ensuite, les sujets passaient les deux conditions « frappe » et « danse ». L’ordre de présentation était contrebalancé. Un groupe de sujet effectuait la frappe en premier et l’autre groupe effectuait la danse en premier. L’expérience était donc divisée en deux parties. Un rideau était placé devant le sujet en situation de danse pour éviter qu’il soit perturbé par la caméra. Celle-ci était dirigée vers les jambes et les pieds du sujet quand il dansait. En situation de frappe, le sujet devait utiliser deux baguettes en bois. Dans ce cas, la caméra était dirigée uniquement vers les mains.

Il était demandé au sujet, avant la diffusion de chaque rythme, s’il était prêt. Le temps  pris en compte était celui à partir duquel le sujet commençait son action jusqu’à ce qu’il ait décidé de l’interrompre pour passer au rythme suivant. L’expérimentateur pouvait également choisir de passer au rythme suivant lorsque la battue du sujet était synchrone selon lui. Un intervalle de moins de 5 minutes s’écoulait entre les 2 conditions frappe et danse.

 

3.2. Tâche

Chaque sujet avait pour consigne de synchroniser sa battue le mieux possible avec la mesure du rythme qu’il écoutait. En d’autres termes, il devait battre le tempo ou la cadence qu’il percevait pour chaque rythme. Dans la condition frappe, le sujet était assis et devait effectuer cette tâche avec deux baguettes en les frappant l’une contre l’autre. Dans la condition danse, il avait pour consigne d’être debout et de danser en rythme avec la musique. Il devait également lever les pieds de manière alternée comme s’il marchait sur place en synchronisant ses pas avec la mesure du rythme.

3.3. Mesure de la variable dépendante

La mesure utilisée est un indice de la qualité de la synchronisation de la battue. Elle a été réalisée de façon à pouvoir attribuer des notes aux sujets en tentant d’être le plus précis possible compte tenu de la diversité des cas observés. Elle correspond en une échelle notée de 0 à 5 points :

0 → quand le sujet n’effectuait aucune battue

1 → quand la battue était irrégulière et ne respectait jamais le cycle.

2 → quand la battue était irrégulière ou partiellement régulière mais ne respectant pas le cycle.

3 → quand la battue était régulière par moment et respectait le cycle.

4 → quand la battue était régulière et respectait le cycle tout en étant non conforme à la pratique culturelle (la battue effectuée était en crouse au lieu d’être en anacrouse).

5 → quand la battue était régulière, respectait le cycle et était conforme à la pratique culturelle.

Ce type de cotation nous a semblé être le plus approprié pour avoir une mesure suffisamment précise. Nous pensons que pour une tâche aussi complexe que la danse, la cotation la plus sensible ne peut être réalisée que par l’observation de juges experts. En effet, à notre connaissance aucun appareil informatique n’est suffisamment adapté pour prendre en compte les différents mouvements effectués par le danseur et donner une mesure fiable. Par conséquent, pour garantir l’objectivité des résultats, nous avions décidé que 3 juges feraient la cotation à partir des enregistrements vidéo selon cette échelle. Ils avaient, d’une part, tous trois une connaissance approfondie dans la pratique des rythmes africains ou afro brésiliens. D’autres parts, en plus des vidéos des passations, ils avaient à leur disposition sur CD les pistes audio des rythmes utilisées pour l’expérience ainsi que leur notation écrite. Chaque cotation s’est faite de manière individuelle sur des grilles présentées en annexe B.


RESULTATS PRINCIPAUX

Pour les analyses des résultats, nous avons effectué une ANOVA à 3 facteurs (nature de la battue et appartenance culturelle avec expertise musicale). Le tableau résumé de cette ANOVA est présenté en annexe C.

1. Analyse de l’effet du type de battue

Il s’agit de comparer les résultats obtenus pour la frappe et la danse. Pour cela on compare la moyenne des notes obtenues par l’ensemble des sujets en frappe à la moyenne des notes dans obtenues par les sujets en danse. Comme le montre la figure 2, les sujets ont de meilleures notes en danse (3,28) qu’en frappe (2,85). Cette différence de moyenne de 0,43 entre les deux modalités est significative (F(1,240)=14.235, p<0,0003).

Figure 2 : représentation graphique des notes moyennes obtenues en fonction du type de battue effectuée

 

2. Analyse de l’effet de l’expertise musicale

Nous voulions montrer que l’expertise musicale aurait un effet sur la qualité de la battue et par conséquent sur les notes moyennes obtenues. Nous avons trouvé cet effet et il est significatif (F(2,240)=23.259, p<0,0000). Comme nous pouvons le voir sur la figure 3 les notes moyennes obtenues sont de 3,64 pour les brésiliens musiciens contre 2,82 pour les français non musiciens et 2,79 pour les brésiliens non musiciens. Il y a donc un effet de l’expertise musicale, les musiciens ont de meilleurs résultats que les non musiciens.

Figure 3 : Représentation graphique des notes moyennes obtenues en fonction de l’expertise musicale des sujets

3. Interaction appartenance culturelle et type de battue

Notre hypothèse porte sur l’absence d’une interaction entre l’appartenance culturelle et le type de battue. Conformément à cette prédiction, la culture du sujet n’a pas d’effet sur les notes obtenues en frappe et en danse (F(2,240)=1.736, p<0,18). Les résultats en danse restent supérieurs aux résultats en frappe quelque soit l’appartenance culturelle des sujets. La figure 4 montre les résultats suivant :

Les sujets brésiliens musiciens obtiennent une moyenne de 3,71 en danse et de 3,57 en frappe. Les sujets brésiliens non musiciens obtiennent une moyenne de 3,14 en danse et de 2,49 en frappe. Les sujets français non musiciens ont une moyenne de 3,05 en danse et de 2,52 en frappe. La culture des sujets n’inverse pas l’effet du type de battue

Figure 4 : Interaction entre l’appartenance culturelle et le type de battue

4. Analyse de l’effet juges

Pour les juges, on peut comparer dans un premier temps la moyenne des notes qu’ils ont attribués d’après l’ANOVA. Les résultats montrent un effet simple des juges sur les notes moyennes obtenues. En effet, les juges 1 (3,27) et 3 (3,30) ont donné une note moyenne supérieure au juge 2 (2,66). Cet effet est significatif (F(2,240)=13.536, p<0,000004). Ces résultats décrivent une différence dans la cotation des juges : le juge2 aurait été plus sévère que les deux autres (figure 5).

Figure5 : Représentation graphique de l’effet juges sur la note moyenne obtenue.

Dans un deuxième temps nous pouvons observer, par exemple, les corrélations entre les juges pour la variable indépendante type de battue. D’après les tableaux 1 et 2, celles-ci sont toutes significatives pour les modalités danse et frappe. Ces résultats montrent que les juges ont donné des notes allant globalement dans le même sens. Pour les corrélations des juges dans la variable appartenance culturelle et niveau d’expertise, elles sont toutes significatives.

Tableau 1 : Corrélation entre les résultats des juges pour la modalité frappe pour N=43

Tableau 2 : Corrélation entre les résultats des juges pour la modalité danse pour N=43


DISCUSSION

Dans notre expérience, nous voulions montrer que la danse favorisait la perception de la métrique d’un rythme musical. Nous voulions également mettre en évidence l’effet facilitateur de l’expertise musicale sur l’extraction de la régularité rythmique. Enfin, nous pensions que l’appartenance culturelle n’avait aucune incidence sur l’e fait que les sujets réussissaient mieux en danse qu’en frappe.

Conformément à notre première hypothèse les résultats montrent que la synchronisation de la battue est meilleure en danse qu’en frappe. Cet effet du type de battue correspond à un traitement plus efficace de la part des sujets en situation de danse. La théorie de l’enaction défendue par Varela (1993) se vérifie par cet effet. L’individu en mouvement locomoteur a davantage de faciliter à extraire les régularités d’un rythme. Ces résultats s’inscrivent dans les recherches récentes en cognition incarnée et nous pensons que les individus en situation de danse ont une disposition physiologique à extraire les régularités rythmiques.

En neurophysiologie, les mouvements locomoteurs sont considérés comme des mouvements rythmiques automatiques, car ils se décomposent toujours en un petit nombre de mouvements élémentaires simples qui se répètent pendant toute la séquence locomotrice. Le pas, comme tous les mouvements locomoteurs rythmiques, est programmé par un réseau de neurones spécialisé dans la genèse de rythme locomoteurs, le générateur spinal de marche ou GSM, localisé dans la moelle épinière. Une expression de cette activité spinale archaïque se retrouve chez le nouveau né dans les quelques jours qui suivent sa naissance. A ce stade de développement, la moelle épinière n’a pas encore été innervée par les grand faisceaux nerveux descendants. Elle peut donc être considérée comme isolée du cerveau. Cette moelle épinière est malgré tout capable de générer une commande motrice rythmique vers les muscles des membres inférieurs. Cette activité se manifeste lorsque l’on soulève le nourrisson par les aisselles. Contrairement aux membres supérieurs, les mouvements locomoteurs ont par essence une activité rythmique automatique. Celle-ci pourrait donc expliquer en partie l’effet facilitateur de la danse dans une tâche d’extraction de la régularité rythmique.

Les résultats obtenus pour notre troisième hypothèse soutiennent également la thèse d’une origine physiologique de l’effet facilitateur de la danse dans l’extraction de la régularité rythmique. L’appartenance culturelle du sujet n’a eu aucune incidence sur l’effet facilitateur de la danse. Nous pensons, par ailleurs, comme nous l’avons vu avec Berthoz (1997) sur la perception du mouvement, qu’une référence multi sensorielle expliquerait cette différence entre l’extraction de la régularité en frappe et en danse. Outre une prédisposition motrice rythmique des membres inférieurs de notre corps, nous pouvons aussi rendre compte des sensations référentielles permettant une synchronisation efficace des mouvements avec la structure métrique du rythme. Ainsi, lorsque nous dansons, une foule d’informations périphériques sont envoyées simultanément au système nerveux central. Par exemple, nous percevons le son de nos pas par la voie aérienne, mais le bruit de l’impact de nos pieds nous parvient aussi par la voie osseuse. Il suffit de marcher avec des bouchons d’oreille pour s’en apercevoir. Les récepteurs de pression situés sur la plante de nos pieds envoient également à notre cerveau une information périodique synchronisée avec les appuis sur le sol. Par la voie proprioceptive, notre cerveau est tenu au courant de l’état de tension de nos muscles et de nos tendons. Comme nous l’avons vu, de nombreux muscles exercent une activité rythmique lors de la marche. Leur degré de contraction est rapporté au cerveau en permanence. Mais, en plus le cerveau capte également les signaux envoyés par tous les autres muscles impliqués dans le maintien de l’équilibre qui se mobilisent à la cadence de nos pas. Les senseurs de l’oreille interne envoient au système vestibulaire des influx périodiques correspondant à l’oscillation verticale de notre corps. De la même manière le vecteur idiotropique situé dans l’abdomen, décrit par Berthoz (1997), va envoyer des influx nerveux similaires au cerveau. Notre mode de locomotion va stimuler le système vestibulaire et le vecteur idiotropique à la fréquence de nos pas.

Toutes ces informations sont transmises selon un plan temporel calqué sur notre cadence. La synchronisation de ces signaux sensibles est d’autant plus importante qu’un certain nombre d’entre eux peuvent émerger à la conscience. Nous pouvons entendre le bruit de nos pas et sentir en même temps le contact de nos pieds sur le sol tout en percevant conjointement l’effort de certains de nos muscles extenseurs. Plusieurs modalités sensorielles concordent pour rendre conscient cette périodicité, cette régularité qui anime notre corps en mouvement et qui nous est devenu familière avec la marche. Car celle-ci est sans doute la seule activité partagée par tous les hommes, quelle que soit leur culture, dont l’organisation se rapproche autant au tempo musical. Dans la vie quotidienne, même si la vitesse de nos pas varie en fonction de notre état, il demeure que le cycle locomoteur humain est bien moins sujet à des fluctuations que ses activités manuelles en général.

Enfin, en ce qui concerne l’expertise musicale, les résultats obtenus valident notre seconde hypothèse. Comme l’avaient montré Drake, Penel & Bigand (2000), les musiciens comparés aux non musiciens, synchronisent leur battue avec plus de précision lors de l’écoute d’un rythme. Comme ces auteurs nous pensons que les musiciens ont accès à plus de niveaux hiérarchiques métriques et ont donc une attention plus flexible, pouvant se fixer plus facilement aux différents niveaux hiérarchiques. Les mécanismes d’extraction de la métrique semblent plus perfectionnés chez des sujets musiciens, même si les contraintes cognitives sont les mêmes. D’après nous, cette différence serait due au fait que les musiciens ont appris explicitement à identifier la métrique et à synchroniser leur battue avec la mesure. Les sujets non musiciens exprimaient certaines difficultés à comprendre certaines notions techniques comme « battre la mesure », « le temps », « la pulsation »ou « le tempo ».La démonstration de l’expérimentateur s’est avérée très utiles en particulier pour la modalité frappe. Nous pensons que la formation musicale du sujet est un facteur déterminant dans les résultats observés. Cependant, ces résultats sont à nuancer car nous avons procédé à l’analyse de l’effet d’expertise avec une population de musiciens restreinte. Certaines contraintes méthodologiques ne nous ont pas permis de réaliser une analyse avec un groupe de musiciens français. Nous avions, par conséquent, regroupé les variables expertise musicale et appartenance culturelle pour rendre compte de leurs effets respectifs.

Conclusion

Le but de cette expérience était de déterminer, à l’aide d’une tâche de synchronisation de la battue, si l’individu en mouvement locomoteur avait de meilleures capacités à extraire la métrique rythmique. L’effet du type de battue est significatif quel que soit l’appartenance culturelle des sujets. Ces derniers obtiennent en moyennes de meilleurs résultats en danse. Ce qui signifie que leur traitement est plus efficace. Comme l’ont expliqué certains pionniers de la cognition incarnée comme Varela (1993), nous pensons que l’engagement corporel en danse permettrait à notre cerveau d’avoir accès à un ensemble de référentiels (Berthoz, 1997) disposés à une meilleure adaptation du traitement de la métrique musicale. Enfin, l’effet d’expertise musicale est également significatif. Cependant, l’échantillon de population français musiciens n’a pu être intégré à l’étude ce qui peut nuancer cet effet. Nous pensons par conséquent qu’il serait intéressant de reprendre cette étude en intégrant une population musicienne occidentale. Dans de futures études nous pourrions également élargir nos hypothèses concernant la synchronisation de la battue en danse et en frappe à d’autres cultures. Les différences de mouvements locomoteurs entre hommes et femmes dues à leur morphologie pourraient aussi faire l’objet d’études similaires. De même la prise en compte de l’âge, apporterait de nouveaux éléments quant à l’adaptation dans le temps du système multi sensoriel que nous avons décrit pus haut. En ce qui concerne la mesure et l’analyse du mouvement en danse, la mise en place d’un système de captation du mouvement en trois dimensions pourrait s’avérer très utile pour la cotation.

 


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