« … tout le processus de l’usage des mots se trouve dans l’un de
ces jeux
au moyen desquels les enfants apprennent leur langue maternelle.»
Investigations philosophiques, P118,
Ludwig Wittgenstein.
Cette réflexion est
motivée par deux séries de phénomènes cliniques auxquels me confronte la
pratique en Institut d’Education Sensorielle.
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La première concerne
le rapport au discours de certains enfants aveugles, malvoyants ou agnosiques. Plusieurs
enfants que j’ai suivis, ou que je suis encore, présentent un discours très
développé, sophistiqué même, mais étrange dans sa thématique et comme étranger
à la réalité. L’entourage professionnel est à la fois inquiété et fasciné par
ces modalités discursives évoquant le délire. Faut – il laisser faire ou bien
donner des limites ? Comment aborder cette question avec les
parents ? Cet enfant fait – il du verbalisme ? Est – il
psychotique ? Manifestement il est intelligent, comment pourrait - on le faire « atterrir » ?
q
La deuxième série de
phénomènes concerne le rapport au discours de certains parents à propos de leur
enfant handicapé. Les professionnels sont amenés à se demander si ces parents
attentionnés et plein de sollicitude pour leur enfant le voient pourtant tel
qu’il est. Ils se demandent si les parents ne s’adressent pas à l’enfant
imaginaire car nous avons parfois l’impression à les entendre qu’il est
question d’un autre enfant que celui que nous connaissons.
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L’idée transversale qui,
me semble - t – il, ressort de la clinique à l’Institut d’Education Sensorielle
est que le trauma de l’annonce du handicap vécu par les parents, dont on trouve
l’ombre portée chez l’enfant, peut provoquer une rupture dans le rapport aux
significations. Comme si l’outil qui servait à décrire les liens avec le monde
jusque là perdait soudain de son efficacité. La part d’impensable induite par
un tel événement est susceptible d’entraîner un bouleversement du processus de
reconnaissance vis à vis de cet enfant, à la fois porteur et cause d’un dommage. Je formule l’hypothèse que le
registre psychique directement menacé dans ces situations est le processus de
la connaissance entre les protagonistes : la sémiose. J’aborderai donc la
notion de traumatisme de l’annonce du handicap ( Lairy, Harrison – Covello,
Terrisse ) sous cet angle.
Pour le sujet humain,
être au monde sans pouvoir s’approprier de façon adéquate l’instrument de
connaissance qui organise son groupe de référence constitue une cause de
douleur psychique surajoutée. Surajoutée, parce que nous pouvons supposer à la
suite de Freud, de Mélanie Klein et, plus récemment, des études sur l’épigenèse
interactionnelle, que l’activité psychique humaine s’étaye toujours sur un vécu
de détresse primaire. Le nourrisson venant au monde dans un état de
prématuration qui le laisse démuni face à toutes stimulations de l’extérieur
comme de l’intérieur du corps. Il y a donc de la douleur avant même un
psychisme pour la penser, mais le trauma survient en tant que tel seulement
lorsque la tension ne rencontre pas les conditions interactionnelles favorables
à sa résolution. La principale de ces conditions, indiquée par BION, est pour
le bébé d’avoir été accompagné dans le soin et le jeu corporel par une pensée
de la mère, une disposition psychique proche de la rêverie qui constitue en soi
un mode de communication primaire. De ce fait, le lien précoce est en mesure de
rendre vivable la douleur d’exister. Ce lien constitue à la fois les prémisses
du sens commun et les prémisses du sens propre puisque le rapport à l’autre
organise la conscience de soi. Lorsque l’accès primaire au sens commun est
troublé, la conscience de soi peut demeurer fragmentée, dans un espace dépourvu
de sens.
Dans le processus de ce
qui a été appelé traumatisme de l’annonce du handicap, Il convient de
distinguer entre le traumatisme qui est l’événement déterminant et le traumatique
qui serait l’effet de distorsion psychique produisant, en deçà d’une
répétition, ce qu’on pourrait appeler une revenance ( cf. Nicolas Abraham,
Maria Torok ). Le traumatique met en jeu un mode d’appréhension tel que le
monde apparaît marqué d’une expression menaçante installant un vécu de hantise.
C’est ce qui est proche
de se passer lorsque des parents se trouvent face à cette réalité telle que
leur enfant ne dispose pas d’une organisation sensorielle correspondante
aux membres de sa communauté
d’appartenance, et au - delà, de l’humanité dans sa grande majorité. Les
parents parlent d’un intense vécu d’isolement correspondant au sentiment d’avoir
à faire à un enfant en position de triple « minorité » :
premièrement, parce qu’il est un enfant il est mineur, deuxièmement parce qu’il
fait potentiellement partie d’un groupe humain minoritaire ( en l’occurrence le groupe des personnes
malvoyantes), troisièmement parce
qu’eux mêmes, les parents, ne font pas partie de cette minorité. La tâche de
faire grandir un enfant indexé d’un tel « coefficient de minorité »
apparaît pour les parents d’emblée écrasante. Le sentiment premier mêlé d’échec,
d’impuissance, de culpabilité et d’injustice va mobiliser dans l’entourage
immédiat de l’enfant handicapé une série de représentations elles - mêmes
traumatisantes qui portent sur sa filiation, son appartenance, son futur. Ces
représentations reposent sur les craintes d’avoir un enfant qui ne se développe
pas dans la dimension sociale, ne « devient pas comme » du fait de ne
pas correspondre à une forme culturelle de l’Idéal du Moi. Ces représentations
inscrivent incertitude et vacillation dans la construction parentale. Aux
question « qui est – il cet enfant, que va – t – il devenir », en répond une autre : « qui sommes nous
comme parents ? » Le lien parents – enfant se présente marqué d’une
interrogation anxieuse qui peut restée informulée produisant ses effets de cloisonnement
et d’étanchéité psychique ; comme si l’annonce du handicap restait à
faire, comme si l’événement destructeur restait à venir. Winnicott décrit ce
phénomène dans un article de la fin de sa vie : « La crainte de
l’effondrement ». Ce sont les conséquences à long terme de cet effet de
structure dans le mode interactionnel parents – enfant – soignants qui vont
attirer ici notre attention. Parmi celles – ci, le fait que l’enfant handicapé
se sent porteur d’une menace non parlée. Il craint confusément de déclencher
une catastrophe par ses questions et ses tentatives d’organiser un récit. Son
rapport au langage et à la parole s’en trouvent hypothéqués, et de là sa
construction identitaire. Comme le dit Paul Ricoeur : « l’histoire
racontée fait l’identité du sujet ». Ces éléments tirés de la clinique
peuvent déjà donner une première orientation à la réponse thérapeutique à
apporter dans ces situations.
Comment organiser la
douleur d’être, l’inadmissible ? Comment intervenir pour aider les échanges
intersubjectifs désamorcés par la douleur psychique ? Ces questions
n’appartiennent pas seulement à la psychopathologie du lien autour de l’enfant
handicapé. Elles sont concrètement soulevées pour tous les humains lors des
moments difficiles de leur parcours et appellent la fonction thérapeutique à plusieurs niveaux :
1. lorsque le sujet tente d’établir des connexions de sens à partir de ce qui le bouleverse - C’est le sujet en quête de sens,
2. lorsque plusieurs personnes éprouvent une grande difficulté à se comprendre et finissent par rechercher l’intervention d’une instance tierce afin de ré - élaborer les liens – c’est le groupe en quête d’arbitrage, de médiation,
3. lorsque une personne, coupée des bases de significations commune à son groupe de référence, n’est pas en mesure d’appréhender ce qui le bouleverse, et que le groupe se mobilise alors pour tenter de renouer un lien.
Dans ce dernier cas, la
communauté tente d’agir vis à vis d’un de ses membres dans la perspective de
rétablir les échanges garants de la construction identitaire entre la personne
et le groupe. Nous sommes ici dans le registre d’utilité de l’instance
thérapeutique pour réaliser une sorte de « greffe de culture » entre
le groupe et celui qui devient alors un « patient ». Notre
civilisation tend à croire que seul le patient est patient et que seul le
thérapeute est thérapeute. En réalité, toute modalité psychothérapique se
construit dans le collectif, par le collectif, y compris dans sa dimension
théorique. La psychanalyse, par exemple est bien le fruit de l’invention de Freud,
mais ses orientations se diversifient en fonction des caractéristiques de
chacune des sociétés où elle se développe. Bien que de nombreuses recherches
désignent aujourd’hui l’importance fondamentale de la dialectique individu -
groupe dans l’acte psychothérapeutique, le mythe du huis clos qui se suffirait
à lui – même reste une norme. A l’Institut d’Education Sensorielle,
particulièrement, la pratique met en évidence que l’aide au développement des
enfants passe par la mobilisation des représentations dans l’entourage familial
et dans l’équipe de professionnels. En effet, les conséquences de rupture et de
discontinuité subjectives se forment d’abord dans l’entourage pour apparaître
secondairement, en creux, dans l’organisation psychique de l’enfant. « Mon
problème, c’est le regard des autres ! » énonce la publicité d’une
association en faveur des non voyants. La question pratique est dés lors
de permettre à l’enfant de construire une position subjective d’auteur de son
récit : une capacité projective. Il va falloir donner de la
« profondeur » à des traces qui se manifestent d’abord comme un
théâtre d’ombres. Pour cela doit être instituée une série d’« écrans »
susceptibles de recevoir les projections de l’enfant. Ces écrans sont de nature
groupale - le groupe éducatif, le groupe classe, le groupe d’internat, la
famille d’accueil - ou de nature individuelle : la séance de rééducation,
de suivi psychologique, de psychothérapie. Pour les parents, il en va de même.
Il est d’une grande importance qu’ils puissent être reçus de plusieurs
manière : par l’équipe pluridisciplinaire, avec et sans leur enfant, mais
aussi de façon individuelle. La déclinaison de la rencontre parents - enfant -
institution autorise de nombreuses possibilités d’investissements et de remise
en jeu des représentations.
Les enfants, les
personnes en général, même très déficientes, s’intéressent à ce qui se dit à
leur propos. Ils en font habituellement une base théorique personnelle à de
multiples développements au travers desquels une idée de soi tente de se
construire. Tout sujet fait signe, même si ce signe peut – être jugé infime ou
infirme. En tout cas c’est un postulat de la pensée occidentale des Droits de
l’Homme qu’aucun humain ne peut – être considéré comme hors du sens,
définitivement silencieux. Nous avons donc, nous soignants, à dresser les
conditions de captation de ces signes, à les réorganiser puis à les ré –
adresser en retour. Comme l’a montré Bion, à propos de la fonction contenante,
l’institution doit être conçue pour recueillir les signaux de nos planètes
humaines les plus lointaines. Pierre Delion dit que notre tâche soignante est
d’articuler les fonctions phorique (de contenance), sémaphorique (du signe) et métaphorique
(du récit). Cette articulation indique bien les étapes qui vont permettre
de transformer une expérience
émotionnelle en contenu narratif. Concrètement, l’enfant doit pouvoir
rencontrer à la fois un cadre physique protecteur, une liberté d’expression et
les circonstances favorables pour l’élaborer en récit. Les possibilités
multiples offertes aux productions narratives est un aspect essentiel du
fonctionnement thérapeutique dans un groupe.
Ainsi l’expression de l’enfant (comportementale ou verbale ), peut –
elle s’organiser au travers du groupe écoutant. On retrouve la même
problématique sur le plan de l’équipe soignante, ce que François Tosquelles appelait
clinique institutionnelle. Le tissage narratif qui a lieu en réunion de
synthèse et dans d’autres instances techniques, peut se figurer comme
l’activité de traitement d’un réseau de radio télescopes recueillant les signes
en provenance de l’univers. En institution, il y a des enfants dont il ne se dit
rien, ou pas grand chose, qui passent inaperçus, et dont en phase de trouble
institutionnel on oublie parfois même de faire la synthèse. Aussi, lorsqu’un
enfant, à propos de ses difficultés me dit : « Je ne sais même pas y
penser », la question est posée au mieux. Penser quelque chose, se
penser, ça s’apprend ; comment, par quels moyens ? Il y a un pas à
franchir pour penser que je n’y vois pas et que j’habite un monde de voyants
pensé par des voyants. Il y a nécessairement des représentations à construire
de ce qu’est la vision. Les parents ont un rôle fondamental à jouer dans ces
constructions. Comment les y aider ? De cet enfant, on ne pensait même pas
qu’il pouvait être psychotique, mais plutôt en manque de lui – même, sans
double imaginaire, hors enfance. L’effort clinique de l’équipe
pluridisciplinaire présente dans ce cas l’opportunité d’inscrire son récit en un site humain. Car ces enfants peuvent
facilement se trouver dévolus par le destin des liens familiaux à penser et
passer pour quelqu’un d’autre du simple fait de ne pas être attendus dans une
parole singulière. Comment établir la différence entre « pour de
vrai » et « pour de faux », comment apprendre à penser si on ne
met pas la parole en jeu ? Une petite fille aveugle de naissance raconte
au cours d’un groupe de parole : « J’ai dit à ma mère que j’ai peur
du noir, elle m’a répondu que c’était imaginaire ». Dans la discussion
elle formule un désir sous – jacent : ressembler à sa petite cousine qui a
peur du noir et mobilise efficacement ses parents sur ce thème. Comment
formuler sa peur pour s’allier ses propres parents ? Dans le débat elle a
trouvé une correspondance : j’ai peur des bruits que je ne connais pas
comme ma cousine a peur du noir.
Ici le groupe est utile dans sa capacité associative, pour reconnaître les articulations cachées de l’expression elliptique de l’enfant. Cette capacité réceptrice et constructive du groupe dépasse de beaucoup celle de la somme des individus qui le compose. Le sujet adresse son transfert au contenant lui – même en tant que système d’échange, réseau de places repérables, générateur de sens. Il attend une élaboration du groupe vis à vis de son vécu de discontinuité et de discordance et engage un transfert sur le symbolique parallèlement au transfert sur l’objet. C’est dire que le sujet met en jeu son mouvement d’émergence en transaction directe avec le sens en construction dans le collectif. Un collectif dans lequel la pensée ne se meut pas de façon créative ne permet pas à un enfant de se penser. Ce qui est thérapeutiquement intéressant dans l’institution soignante, c’est son cinéma ; lorsque le jeu de rôles est relativement ouvert et qu’il invite au récit tous les protagonistes. Pour en revenir à cet enfant qui ne savait même pas y penser, il se mettait dans le rôle du bouche - trou, remplissant le bon office d’éducateur auxiliaire, de « thérapeute – tyran » de sa mère, de victime du groupe de pairs. Il déployait un rôle d’ombre dont l’objet a pris peu à peu consistance laissant émerger les figures d’un père disparu et d’une mère mélancolique. D’une expression symptomatique à l’autre, au gré d’investissements instables et paradoxaux, cette ombre a pris corps, mise en jeu dans le corps mouvant du groupe. Prendre corps psychiquement dans un groupe est un défi lancé au sujet humain dés l’instant de sa naissance. Par quelles voies ce processus se réalise – t – il ?
Sémioticiens,
philosophes, poètes et psychanalystes se sont intéressés au fait que toute
communauté humaine, au sens de groupe culturel, construit un système perceptif
à partir de significations convenues. C’est ce que Charles Peirce, un
philosophe américain de la fin du XIX°, appelle jugement perceptif. Il explique
que la perception réalise pour le sujet une opération de validation des
significations ayant cours dans sa communauté : on tend à percevoir ce
qu’on est déjà prêt à percevoir. La perception humaine ne fait donc pas que
capter le réel, elle le filtre par le biais d’une trame qui résulte d’une sorte
de convention collective. Un philosophe contemporain, Henri Maldiney,
dit : « Dés que je signifie c’est l’inscrire, cette signifiance, sous
un horizon de possibles qui sont déjà là ». Le sujet advient dans un monde qui
lui préexiste dont il doit émerger comme forme singulière. Le poète Francis Ponge
écrit : « … je sens les autres en moi – même, lorsque je cherche
à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et
s’expriment : elles ne m’expriment point ». Enfin, la psychanalyste
Piera Aulagnier élabore dans le champ freudien une idée du même type : le
concept de « contrat narcissique primaire » qui concerne le registre
des notions communes sur lequel s’appuient les personnes d’une même culture.
Ces notions, une fois normalement acquises par l’enfant, ne sont plus ré
interrogées. Chacun a en mémoire cette situation dans laquelle le petit enfant
entame sa litanie des « pourquoi », à quoi l’adulte faisant réponse
finit par dire : « parce que c’est comme ça ! ».
L’enfant cherche la logique de correspondance entre le mot et la chose, entre
la matérialité phonologique de l’objet désignant, et la matérialité de l’objet
désigné. Il cherche les clés du langage. Comme disait Jakobson : «
on ne devient pas linguiste, on le reste ». L’enfant expérimente le fait
qu’une partie de ce rapport entre le mot et la chose participe d’un registre
d’oppositions et de catégories signifiantes instituées - le haut, le bas, la
gauche et la droite, devant, derrière, à côté de, plus petit que, plus grand
que, plus lourd, plus léger, mais aussi le bleu, le rouge, le salé, le sucré,
etc. - ce que les pédagogues appellent, pas pour rien, les pré – requis.
L’enfant découvre aussi qu’une autre partie de ce rapport entre le mot et la
chose permet des effets de liberté, autorise le jeu par déplacement et
redistribution de sens d’un mot à l’autre. Les enfants des classes maternelles
jouent beaucoup à « caca boudin » avec le langage. Une façon de dire
en condensé : je fais ce que je veux avec le langage, j’en fais mon objet
de jouissance, j’exerce sur lui mon emprise. Comme mon caca je le garde ou je
le donne. J’en fais du caca qui te salit quand je t’aime pas, et du boudin bon
à manger quand je t’aime bien. Mais pour en revenir aux deux fonctions du
langage : outil pour classer, et outil pour inventer, on y reconnaît ce
que le linguiste désigne comme axe syntagmatique et axe métaphorique. Le
contrat narcissique, telle qu’en parle Aulagnier, indique l’opération par
laquelle l’enfant intègre le syntagme du groupe et réalise du même coup son
appartenance. L’adjectif « narcissique » accolé au terme de
« contrat » est, dans ce registre,
triplement approprié ; il désigne une fonction d’appui sur laquelle
se construit le sentiment d’appartenance au groupe, une fonction transitionnelle
puisqu’il s’agit de valeurs partagées, une fonction de reconnaissance puisque
le sujet projette son corps vécu dans le langage au travers de l’acte narratif,
comme il le projette dans l’espace physique au travers du mouvement orienté.
Nous pouvons constater que dans les journées d’étude de l’A.L.F.P.H.V. ce
concept de « contrat narcissique primaire » fut régulièrement évoqué.
Sans doute parce qu’avec les personnes aveugles de naissance, on a tendance à
se demander : parle - t – on de la même chose, appartient – on à la même
communauté, pense – t – on d’une manière comparable ?
Ces questions, qui
apparaissent comme un hologramme flou entre non voyant et voyant reposent sur
le fait que toute perception participe d’un récit qui lui est antérieur, elles mettent
aussi en avant l’idée que le traumatisme psychique induit une panne du narratif
entre le sujet et son entourage.
Jeune psychologue, j’avais été frappé par une scène en séance de psychodrame au cours de laquelle un enfant voyant de neuf ans avait expliqué avec une grande force de conviction, prenant l’exemple du mur de briques apparentes de la salle, l’événement suivant : « Vous voyez ces briques, disait – il, moi avant je ne les voyais pas, un jour le docteur untel m’a dit tu vois ça, c’est des briques, le mur est fait en briques ! Et moi depuis je les vois ». Non seulement il les voyait, mais il nous les montrait à son tour, en identification de ce qu’avait fait le docteur pour lui. En parlant avec les enfants, on ne se doute pas toujours de l’effet de révélation qui se produit… Si le mur devient « racontable », pourquoi pas le monde, pourquoi pas ce que je ressens dans mon corps, semble s’être inconsciemment dit l’enfant à partir de cette expérience. Lorsque Paul Ricoeur indique le rôle de la médiation narrative dans la construction de l’identité il situe aussi la perception comme forme induite, et l’effet du signifiant comme mot d’ordre exercé par la communauté sur la subjectivité. C’est une manière de reprendre autrement ce que disait Freud à propos du rôle des représentations dans le vécu des personnes. Ce n’est pas tant la charge sexuelle de la représentation qui serait ici en cause, mais sa nature de préjugé groupal au sens de formule de rattachement. Au fond, lorsque Freud parlait du sexuel à la racine du psychisme, n’évoquait – il pas ce qu’on serait aujourd’hui en droit d’appeler ( après Bowlby ) pulsion de lien, à condition de la rattacher au désir et à la rivalité mimétique ( René Girard ). Le préjugé, moyen de constitution du collectif, est aussi moyen de réalisation libidinale puisque c’est bien dans le collectif que s’effectue le choix d’objet pour un sujet « ordinaire » ( entendons oedipien ). Si on comprend le préjugé comme expression du processus libidinal liant le collectif, on comprend alors que s’affranchir du préjugé relève de ce que Freud appelait sublimation. Lorsque Pierre Villey, normalien aveugle, il y a un siècle, écrit son livre Le monde des aveugles, il donne comme but à son entreprise de lutter contre le préjugé que le manque sensoriel empêche le développement de l’intelligence. La pratique montre que ce préjugé, sous une forme plus ou moins discrète, reste encore à démonter chaque fois que des parents apprennent le handicap sensoriel de leur enfant, chaque fois que l’on entreprend un projet d’intégration d’un enfant aveugle en crèche, à l’école du quartier. Ne faut –il pas, de la même façon, continuellement retravailler cette question dans nos propres esprits de professionnels soignants ?
En freudien, je dirai que tout sujet entretient un rapport sacré à la sensorialité, en mémoire à la suprématie autoérotique dans les premiers mois de la vie passés sur un registre d’excitations auto générées. L’enjeu est, pour chaque sujet, de passer d’une quête d’excitation au désir d’investissement qui suppose l’objet externe et donc la perte de contrôle. De ce passage, dit oedipien, chacun garde la nostalgie d’une expérience d’omnipotence à laquelle est définitivement liée l’excitation sensorielle et, par déplacement, la sensorialité en tant qu’objet de représentation. Œdipe se crevant les yeux metaphorise l’acte psychique de la sublimation. Il indique que nous ne voyons pas que par nos yeux, que nous n’écoutons pas que par nos oreilles, et que donc, comme le dit Peirce, ce que perçoivent nos sens est à prendre au titre de préjugé perceptif. La vérité est ailleurs, du côté du travail sur soi, produisant des effets de castration symbolique qui remettent en cause à la fois l’autonomie du sensoriel, l’indépendance des sens, et, globalement la suprématie du sensoriel sur le signifiant. Le sujet découvre avec peine que si le sensoriel ne saurait tenir lieu de loi, la loi est ailleurs : du côté du langage. Nous savons que c’est précisément ce que tente de nier le pervers ; ou plutôt faudrait – il dire la part perverse en chacun de nous qui rabat la loi sur la perception du fétiche en tant que moteur de sensations.
En réalité, l’originel de la sensation est psychiquement inaccessible, seul l’effet de construction est accessible. On pourrait considérer par analogie que c’est aussi ce que disent les neurologues à propos d’intermodalité sensorielle ; peu importerait pour le système nerveux central la nature initiale du signal sensoriel, pourvu qu’il soit apte à se combiner pour former une représentation mentale. L’essentiel serait l’ « expérience relationnelle » ayant lieu dans le cerveau et non, particulièrement, la nature de son matériau informatif. L’analogie entre plasticité cérébrale et psychique s’arrête sans doute là, car si la lésion cérébrale déclenche de fait le processus de réorganisation systémique, à l’inverse le traumatisme psychique amène dans un premier temps sidération, clivage et régression ; c’est à dire auto limitation et retour à une organisation antérieure. Quoi qu’il en soit, il est à prendre en compte que lorsque survient un bébé aveugle dans une famille, le court – circuit sur le plan de l’identification narcissique provoque des formes de régression telles que le sensoriel peut être remis au premier plan au travers d’une fixation à son manque. C’est le sensoriel pré - œdipien qui peut faire alors revenance tirant les parents vers une pente maniaco – dépressive. J’ai à plusieurs reprises observé des pères tenir leur bébé aveugle face à eux comme dans l’attente interrogative d’un échange de regards. Une telle attente inconsciente peut envahir la relation et priver le bébé d’un échange ludique indispensable. Le risque est à ce moment que l’absorption psychique des parents dans la représentation de la privation sensorielle ne vide la relation d’investissements subjectivants. Les professionnels du service de prévention, notamment, sont directement en contact avec ces formes de négativité inconscientes qui sont d’une grande difficulté à être pensées et verbalisées car elles apparaissent essentiellement sous forme de comportements, sur le mode du contre – investissement. Ces professionnels doivent développer, comme cela a été mis en évidence dans les études longitudinales menées par Selma FRAIBERG, une véritable ouverture sur les échanges psychotoniques et verbaux entre parents et enfant ; Chanson de Gestes qui favorise l’identification relais. Les parents prenant appui sur les professionnels pour repositionner subjectivement les modalités de l’échange avec leur enfant. Il est bien évident qu’à ce niveau d’implication, le professionnel est engagé sur un registre dont il ne contrôle pas toute la dynamique. Il y a donc des choses à reprendre après – coup dans l’équipe qui nécessairement doit assumer à son tour une fonction d’appui psychique.
Il est souvent dit que
la rencontre de la personne aveugle réactive l’angoisse de castration chez
le voyant. L’angoisse vécue par les parents, qui va organiser le lien avec
leur enfant handicapé visuel est d’un autre ordre. Freud évoque dans son article
de 1923 le « Le moi et le ça » une identification primaire :
« … directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet ».
Le mouvement psychique régrédient provoqué par l’annonce du handicap touche
ce niveau primaire d’un « Soi sensoriel » sur lequel
vient normalement s’arrimer le Moi spéculaire. Dans la douleur psycho traumatique
c’est donc bien le moi spéculaire qui perd une assise. D’où les « blancs »,
les discontinuités, les discordances, que l’on observe dans le registre du
lien. Il ne s’agit plus là de travailler sur ce qui a été refoulé, mais sur
ce qui s’installe comme processus de déliaison en ces termes : «
après ce qui m’est arrivé, je ne sais même plus me penser ». Ce que Freud
énonce - dans son article de 1937 « Constructions dans l’analyse »
- de l’acte psychanalytique comme archéologie et mise à jour de formations
cachées, n’a ici plus cours. Par métaphore, je dirai que l’objet de notre
action sera d’organiser une bordure au trou psychique créé par le trauma plutôt
que de découvrir ce qui se cache au fond et pourrait n’être jamais que son
propre vide. Organiser une bordure au trou psychique créé par le trauma, c’est
probablement la fonction du discours singulier de nombreux enfant handicapés
visuels. Je pense que ce discours est déjà une tentative d’historicisation,
une recherche pour positionner la zone de destruction dans l’ensemble du système
de représentations familiales. Le trauma se comporte à priori comme élément
de déliaison, trou noir anéantissant les ressources narcissiques et objectales.
L’enjeu est donc son retournement en objet psychique structurant. En termes
peircien, il s’agit de construire une matrice narrative pour une nouvelle
sémiose, c’est à dire un espace psychique pour accueillir une façon différente
de voir les choses. Tout ce qui va s’inventer entre les parents, l’enfant
et l’institution est ainsi précieux au titre d’inédit. Car pour s’affranchir
d’une rupture l’ayant laissé sans voix, il n’y a d’autre remède pour le sujet
que de créer une extension à l’usage commun du langage.
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