Dr Bernard Auriol, MD
avec Lise Durand, PhD
Le récit de Joseph occupe les chapitres 37 à 50 de la Genèse soit à peu près un tiers de ce livre. S'y entrecroisent diverses traditions d'une même histoire dont les variantes ne manquent pas d'intérêt. Les textes dont je parlerai sont pour l'essentiel d'origine "elohiste". Ce courant scripturaire insiste sur la Transcendance divine, suggère que le Nom de Yahvé est une révélation faite à Moïse, de sorte qu'auparavant on utilisait un vocable générique, un nom commun, pour ainsi dire et dont l'apparence, au moins, est polythéiste : "les dieux" (pluriel de majesté ou d'intensité, au dire des exégètes catholiques).
Pour l'Elohiste, Dieu se révèle par des expériences de type eidétique (au sens de Jaensch): songes et théophanies.
Les secondes sont éclatantes et utilisent des phénomènes naturels d'allure impressionnante: éclairs et tonnerre dans la montagne, brouillard localisé, feu de broussaille qui se prolonge inexplicablement...
Les rêves sont abondants ici et ne paraissent plus qu'à de très rares occasions dans le reste de la Bible si ce n'est pour mettre en garde contre les illusions dont ils sont porteurs (Eccli. 34, 1 et 7; Sap. 18, 17; Dan. 1, 17; Jerem. 29, 8; Joël 2, 28).
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Parmi les songes qui peuplent l'environnement Elohiste qui nous intéresse, il y a la monition divine qui amène Abraham à renvoyer Hagar et Ismaël et à entreprendre de sacrifier Isaac. Rappelons aussi celui, bien connu, de l'Echelle de Jacob (Gen. 28, 12-17).
Le spécialiste biblique des rêves est sans conteste Joseph. Cependant, malgré la visée théologique de l'Elohiste, ses interprétations se limitent au monde des phénomènes. Il utilise le rêve comme un reflet du fonctionnement groupal, qu'il s'agisse de sa famille (rêve des étoiles, de la lune et du soleil) ou du peuple d'Egypte (les vaches maigres).
Le récit contient de nombreuses données qui peuvent le faire considérer comme partiellement historique: l'Egypte accordait une grande valeur parapsychologique aux rêves, des émigrés de l'est prirent parfois du pouvoir (par exemple Janhamu, premier ministre d'Amenophis III), les cycles de sept ans sont attestés dans la littérature égyptienne par rapport aux famines et aux périodes d'abondance liées aux caprices des crues du Nil (cf. le texte "Colonne des sept années de famine", cité in Cahiers Bibliques N° 8 p.21). Ce n'est que plus tard qu'une réaction xénophobe et raciste fera considérer les hébreux comme une "lèpre asiatique". Ils seront alors pourchassés et obligés de fuir comme l'Exode nous le dit...
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Le sens accordé par les théologiens chrétiens au récit de Joseph est que Dieu utilise pour le salut des élus (de ceux qu'il choisit) toutes les circonstances, spécialement les plus défavorables. Le péché lui-même, qu'il réprouve pourtant au dernier degré, sert au salut. Cela donnera l'idée de "Félix Culpa" qui permet de se réjouir du péché d'Adam puisqu'il nous vaudra "un tel rédempteur". (Gen. 50, 19-20; Matt. 16, 21-23; Actes 2, 29-39).
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Du point de vue de l'éthologiste, Joseph est un rat blanc dominant: premier né de la femme préférée du Père (qui engendrera aussi Benjamin), il est lui-même choyé et mieux traité que ses frères. D'où ses aventures. Ses frères supportent très mal sa prééminence, d'autant qu'il y adhère et se fait le "fayot", le délateur que tous les groupes et bandes exècrent. Il est alors promis à la mort... A moins qu'un ultime remords... Et le voici dans la citerne, chez les marchands, ailleurs rejeté...
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Il est pour moi le type de l'individu (ou du groupe) évolutif. La modification d'une structure groupale, comme la modification de n'importe quel système, suppose une perturbation de l'équilibre, supérieure aux fluctuations courantes qui ne permettent pas mieux qu'une à-peu-prés-stabilité ou, au mieux, une lente dérive stochastique. Un véritable changement suppose une perturbation notable et tenace; sortir du sillon aboutit le plus souvent à la destruction ou l'éviction de l'empêcheur de tourner en rond. Pour qu'il serve le système il lui faut la ténacité et l'habileté de Joseph: tellement sûr de soi que les contre réactions dont il est l'objet ne l'anéantissent pas, assez adroit pour tirer son épingle du jeu, discerner les failles du système et démontrer le bien fondé des solutions qu'il imagine...
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Cette fonction du perturbateur adroit est-elle vouée à l'aléatoire ? Pourrions nous adhérer à l'hypothèse que la faille de la structure engendre son progrès ? C'est en tous cas ce qui s'observe au niveau de l'évolution des espèces : les défauts de copie de l'information aboutissent à des mutations qui permettent, après élimination des exemplaires très mal adaptés, de faire face à toute altération du milieu et qui favorisent sa conquête plus étendue.
Au niveau du progrès scientifique, il est bien connu que les grandes avancées reviennent souvent à des individus ou des groupes situés à l'intersection d'au moins deux champs de la pensée, c'est à dire deux fois étrangers.
La tragédie des juifs, les raisons de cette tragédie et la réussite prestigieuse de nombre d'entre eux quant à la Science et la Culture en général, pourrait trouver son exemplarité dans la Bible et tout spécialement l'Histoire de Joseph. Comme Joseph, l'homme pieux se croit le préféré, fondamentalement, le meilleur: non pour une compétence ou qualité raciale, génétique, particulière, mais par l'élection, le choix gratuit et plein d'amour du Dieu de l'Univers... Comme Joseph, certains, dans la culture juive se distinguent par leurs capacités; comme lui ils sont à l'intersection de deux cultures: celle de leurs ancêtres nouée par la tradition religieuse, celle de leur milieu "diasporique" où ils s'expriment. Ainsi de Freud, Marx, Einstein pour faire très court !
Nous sommes peut-être là sur le seuil dun phénomène plus général : la création est nouveauté adaptée : elle sera le fait dêtres de valeur, situés à lintersection de la culture ambiante et dune culture « autre », capables de nabandonner ni leur spécificité ni leur adaptation