traduit de l'espagnol par H. Spivak
RESUME
Il y a quelques années, la communauté intellectuelle a sursauté, non sans irritation, à entendre Fukuyama propager ses formulations provocatrices au moment où le communisme chancelant cédait partout le pas à un capitalisme victorieux et imparable. Dans un livre au titre expressif (« La fin de l’Histoire et le dernier homme »), il affirmait que les processus historiques avaient culminé avec l’instauration d’un ordre universel capitaliste.
Bien sûr, il ne s’agit pas du seul auteur à avoir eu le culot de décréter la fin de l’Histoire. De fait, la pensée occidentale tend à se placer au-dessus du temps, comme en témoigne la persistance de divers millénarismes religieux et politiques. Nous pouvons y voir une défense efficace contre l’angoisse des limites, contre la vulnérabilité, voire, disons-le, contre l’insignifiance de l’être humain, mais jamais un aiguillon encourageant le développement de la Science ou de la Philosophie.
La curieuse combinaison de fierté et de modestie propre au scientifique
et au philosophe les oblige à assumer la dimension historique, en plaçant
leur œuvre dans un continuum qui plonge ses racines dans un très
lointain passé et se projette forcément dans un avenir incertain.
Il nous est donc impossible d’accepter les attitudes du type « je
suis arrivé et j’y reste », tout comme il serait insensé
de penser qu’un « changement de paradigme » équivaut
à une révolution surgie du néant et ne devant rien au passé.
Ni les scientifiques ni les philosophes ne pourraient se permettre pareille
ingratitude, si habituelle parmi les hommes politiques et les religieux.
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REALISME VERSUS SUBJECTIVISME
Une des possibles façons d’entendre l’évolution de la pensée occidentale est celle d’une succession d’étapes alternantes quant à la capacité d’appréhender la réalité.
En Grèce, les pré-socratiques, philosophes de la nature, regardaient autour d’eux en essayant d’expliquer ce qu’ils voyaient. D’après Thalès toute chose dérivait de l’eau, tandis qu’Anaximandre affirmait que l’Homme, à l’instar des autres animaux, dérivait des poissons. Anaximène considérait que la substance fondamentale était l’air.
Toutes ces hypothèses sont compatibles avec les points de vue de la pensée positiviste moderne.
Par contre, Héraclite croyait au changement perpétuel : « panta rei », tout coule, on ne peut pas se baigner deux fois dans la même rivière, le soleil est nouveau chaque jour. Sous ces affirmations, la réalité s’évanouit. A fortiori pour Parménide, qui, ne croyant pas à la possibilité du changement, se méfiait encore plus qu’Héraclite de la réalité, puisqu’il considérait que les sens induisent le leurre et l’illusion. Selon lui, d’une certaine façon, ce sont les mots qui déterminent la réalité, bien que celle-ci soit trompeuse. Le réalisme revient avec Démocrite, pour lequel tout est composé d’atomes indivisibles bougeant au hasard, comme dans la moderne théorie cinétique des gaz. Son regard exploratoire recèle une inspiration causaliste : la « question mécanique » qui, de l’avis de Russel (1946), conduit à la connaissance scientifique. L’auteur des « Principia Mathematica », qui a tellement ébloui Bateson, regrette qu’à partir de Démocrite, et jusqu’à la Renaissance, les philosophes aient remplacé la « question mécanique » par la « question téléologique », le « pourquoi » par le « pour quoi ».
Pourtant, ces lamentations n’ont pas de sens si l’on considère que les philosophes, après s’être intéressés à ce qui se passait autour d’eux, étaient obligés de s’occuper de ce qui se passait dans leur for intérieur. En effet, le changement répond à un tournant dans l’objet de réflexion de la philosophie qui, depuis Protagoras et les autres sophistes - y compris Socrate - jusqu’à la Renaissance, abandonne la nature et préfère s’occuper de l’homme.
C’est comme si le subjectivisme, après le bref essai d’Héraclite et Parménide, avait tracé un large arc, guère interrompu pendant dix-huit siècles, qui mourra sous les coups de boutoir de Copernic et Galilée. Pendant une si longue apogée, la philosophie subjectiviste réunit un immense patrimoine que nous ne pourrions jamais résumer ici : des splendeurs et des misères incluant de grandes constructions ontologiques et éthiques, ainsi que de vulgaires trucs scolastiques. Il s’agit en tout cas d’une impressionnante somme qui devrait calmer les inquiétudes des actuels subjectivistes, en garantissant la présence de leurs sensibilités dans l’histoire de l’humanité. Plus encore : l’évolution s’est poursuivie, avec des alternances réalistes et subjectivistes -entre autres, rien de moins que l’œuvre de Kant ou celle de Hegel-, jusqu’au jour où, réagissant contre le modernisme positiviste éperdument amoureux de la réalité, arriva le post-modernisme.
Ce long et prolixe voyage présente un très haut intérêt
pour les psychothérapeutes, qui devraient se hâter d’étudier
la philosophie. Celle-ci est non seulement amusante et enrichissante sous l’angle
théorique, mais en plus elle peut protéger contre la menace lancée
par Marinoff (2000) dans son best-seller « Plato, not Prozac »,
à savoir, que les philosophes finissent par remplacer les thérapeutes.
Le plus étonnant c’est que la dernière étape -la
relève du modernisme par le post-modernisme- ait été laborieuse
et imprécise, puisqu’elle s’est étalée sur
tout le 20ème siècle.
LE POST-MODERNISME EN PSYCHOTHERAPIE
Les contradictions ne pouvaient pas manquer dans un si lent processus.
Par exemple : l’impact post-moderne dans les sciences de la nature apparaît très tôt, au début du siècle, comme le montrent les théories quantique et relativiste, tandis que les sciences humaines, et en particulier la psychologie, résistent pendant plusieurs décennies.
N’est-ce pas paradoxal ? Les physiciens acceptaient l’incertitude alors que psychiatres et psychanalystes continuaient de miser sur la neurologie du futur pour résoudre les énigmes de la psyché. Il fallut attendre Lacan (1953) et sa véhémente revendication du langage comme créateur de réalités pour que la psychanalyse rejoigne les temps post-modernes. Et il fallut attendre que le cognitivisme déplaçât le conductisme, le reléguant à la malle des souvenirs positivistes, pour que, même sur les larges prairies de la psychologie expérimentale, on commençât à respirer un certain constructivisme... post-moderne.
Kelly (1955), Bandura (1977) et Beck (1967), pour ne citer qu’eux, ont été responsables de cette transformation, partant de différentes positions et propositions qui ont débouché sur l’actuel cognitivisme, si proche de certaines approches systémiques. C’étaient aussi les premières années de la thérapie familiale, qui se mettait en route de la main du communicationnalisme de Palo Alto. Or celui-ci, sous ses apparences pragmatiques, ne cachait pas sa profonde filiation subjectiviste. Se centrer sur la communication humaine en la considérant comme inévitable ; entendre que, dans toute communication, la relation se situe sur un niveau « méta » par rapport au contenu ; distinguer le langage digital, au service du contenu, du langage analogique au service de la relation ; souligner l’importance cruciale de la ponctuation dans toute séquence communicationnelle, allant jusqu’à permettre des interprétations différentes et pareillement légitimes ; considérer que le sujet est déterminé par la relation symétrique ou complémentaire, et non l’inverse...
N’importe quel étudiant reconnaîtrait dans ces principes les axiomes de la communication humaine formulés par Watzlawick (1967) et l’équipe de Palo Alto. Mais on pourrait également y voir, sans grand effort, un authentique manifeste post-moderne, déjà présent lors des origines communicationnalistes du modèle systémique avant même qu’on n’eût inventé ce terme, et bien avant la polémique que Kenney (1982) et Dell (1982) entreprirent avec les gens de Palo Alto en les traitant de « pragmatiques », ce qui revenait à les disqualifier gentiment.
Ou alors, le pragmatisme serait-il incompatible avec le post-modernisme ? Dans son ensemble, l’œuvre de Watzlawick répond par un non étourdissant, mais l’évidence est encore plus frappante dans un de ses livres les plus souvent cités : « How Real is Real ? ». Quiconque se déclarant post-moderne et aspirant à un minimum de crédibilité devrait dire ce type de choses.
Puis, si l’on me permet une irrévérencieuse paraphrase, « la chair verbe devint et habita entre nous ». Nous nous sommes tous convertis au constructivisme pendant les années 80 et au socio-constructionnisme pendant les 90, en faisant du veau d’or post-moderne une idole de la pensée politiquement correcte. Les pratiques improvisationnelles et conversationnelles prirent d’assaut la thérapie familiale, et ceux-là mêmes qui avaient jadis méprisé l’émotivité de Virginia Satir ont à leur tour été dédaigneusement qualifiés de pragmatiques et d’instructifs. Tout était dans le langage et rien que dans le langage. Seul les mots - oh prodigieuse découverte de Parménide - pouvaient créer des pseudo-réalités.
Mais la politique frappait avec insistance à la porte de la thérapie familiale. Les problèmes posés par l’abus et la maltraitance mettaient en question les rapports de pouvoir entre genres et entre générations, et rendaient par là difficilement tenable la naïve neutralité du constructivisme, qui semblait voir chez tous la même capacité de créer des réalités.
Le constructionnisme social récupéra Foucault (1966) trente ans après la parution de son œuvre, pour soutenir une conversion du langage en discours. La parole a ainsi incorporé les rapports de pouvoir, et la conversation est devenue narrative. En fait, il est exagéré de dire que « nous nous sommes tous convertis » au constructivisme et au constructionnisme social. La conversion massive a été un phénomène essentiellement américain. En Europe il n’a concerné que le centre-nord anglo-germano-scandinave et quelques petits îlots latins, dont l’exemple le plus représentatif reste le groupe milanais de Boscolo et Cecchin. Même les Etats-Unis ont connu quelques cas de résistance parmi des figures historiques de la thérapie familiale, comme Haley et Minuchin. Il est évident que la thérapie structurelle, incorporée dans l’espace commun du modèle systémique, n’a jamais porté le sceau post-moderne qui caractérisa le communicationnalisme depuis ses origines. Au contraire, elle a représenté la présence historique d’un noyau réaliste dans le champ de la thérapie familiale. Mara Selvini, autre figure mythique, après avoir poussé comme personne les limites de la thérapie familiale en explorant à fond ses territoires les plus emblématiques, critiqua la tournure post-moderne des dernières années et s’en écarta pour se rapprocher des autres grands modèles psychothérapeutiques, plus particulièrement la psychanalyse de Bowlby et le cognitivisme de Guidano et Liotti.
L’INDISPENSABLE BILAN
Une description détaillée du post-modernisme ne tiendrait jamais dans ces pages, mais même une approche rapide nous renvoie à différents domaines de l’activité humaine. Pour mériter le qualificatif de post-moderne dans le champ des sciences de la nature il pourrait suffire d’accepter l’incertitude.
Dans le terrain de l’art, la définition se fonde sur un certain maniérisme éclecticiste dépassant le fonctionnalisme moderne. Dans les sciences humaines, et plus précisément dans le champ de la psychothérapie, il se pourrait que le noyau de cette définition soit la réflexivité, l’inclusion de l’observateur dans le système, qui devient alors auto-observant, et, par conséquent, le passage d’une réalité pouvant être découverte et connue à une réalité se construisant, s’imposant par consensus. L’extension uniformisante du post-modernisme dans le champ systémique - drapé dans l’historique auto-complaisance des thérapeutes familiaux pour le « new way of thinking », que Johnson (2001) appelle « save the planet » - a pour principaux inconvénients sa déconnexion par rapport aux autres modèles thérapeutiques et sa perte d’influence dans des territoires autrefois prometteurs, comme celui des psychoses.
Une approche psychothérapeutique de la schizophrénie et des autres troubles mentaux sévères devrait inclure les fondements biologiques et la psychopharmacologie, sans pour autant renoncer au développement des abondantes ressources théoriques et pratiques de la thérapie familiale systémique.
Nous, systémiciens, ne pouvons pas nous considérer comme de brillants révolutionnaires alors que la révolution que nous préconisons fait l’objet d’incessants ajournements depuis cinquante ans. Même si tout ne coule pas dans le sens où l’entendait Héraclite, les choses bougent. Depuis un certain temps on décèle, un peu partout dans le large monde de la thérapie familiale, des manifestations d’inconfort devant l’étalement de la couche idéologique post-moderne. Cela semble bien logique, puisque les deux mouvements de la pensée humaine - réalisme et subjectivisme - ne peuvent pas se donner de trêve ni, moins encore, se céder indéfiniment des territoires scientifiques et philosophiques d’une certaine envergure. Il se peut donc qu’il soit temps de dresser un bilan des résultats d’une étape, et de guetter ce qui s’annonce comme possible, le contenu de celle qui devra inévitablement lui succéder.
Quels ont été les principaux apports du post-modernisme à la thérapie familiale, ceux qui, très probablement, devront être réinterprétés, mais ne pourront jamais être ignorés par les courants à venir?
Le premier est la remise en question de l’objectivisme naïf, cette position d’expert sans faille rendue impossible par la cybernétique de deuxième ordre. L’expert psychothérapeute ne peut pas déployer les mêmes attitudes basiques dans le monde des relations entre les sujets et dans le monde des choses, celui-ci étant la scène de l’action instrumentale, tandis que le premier vise l’action interpersonnelle, stratégique ou communicationnelle (Habermas, 1981).
Il en résulte un autre point d’intérêt : la légitimation de différentes approches thérapeutiques à l’intérieur d’une même réalité psycho-relationnelle. La complexité rend impossible le dogmatisme. Plus exactement, le dogmatisme surgit de l’ignorance de la complexité. Sur ce terrain il faudra probablement être plus post-moderne que les post-modernes, qui ont souvent oublié ce précepte salutaire pour décréter ce qui était ou pas correct en thérapie.
Restera également, en s’accroissant, l’importance de la diversité face à l’homogénéité. La globalisation, et c’est là son côté aimable, rendra de plus en plus difficile les choses pures, même si les nettoyeurs ethniques et toute une cohorte de simplificateurs plus ou moins brutaux s’entêtent à montrer le contraire. Dans un monde toujours plus métissé, bigarré et baroque, la thérapie familiale devra s’adapter chaque jour davantage aux différences de genre, de culture, de génération, de classe sociale, etc. Elle devra s’adapter aux différences, mais aussi aux combinaisons d’ingrédients hétérogènes et aux équations complexes.
Enfin, une remarque importante malgré son allure paradoxale : la thérapie familiale devra garder quelques précieux apports techniques du post-modernisme. Par exemple, les questionnements circulaires, décrits par Selvini (1980) avant la scission de l’équipe milanaise, furent développés de façon exhaustive par Boscolo et Cecchin, ceux-ci ayant choisi désormais une orientation constructiviste, et par d’autres auteurs comme Tomm (1987). Ce précieux outil technique s’adapte très bien à la nature circulaire de la relation et permet, avec d’autres modalités communicationnelles, d’enrichir la conversation thérapeutique.
Mis à part les questionnements circulaires qui constituent, donc, un intéressant apport technique constructiviste, il existe une autre ressource provenant du socio-constructionnisme : l’externalisation. Tout habitués qu’ils étaient à demander aux patients d’internaliser leurs conflits et leurs difficultés, les thérapeutes n’avaient pas remarqué que le mouvement de signe contraire pouvait être une manœuvre souvent très utile. White (1989) inventa une technique permettant aux patients de placer leurs problèmes dehors, en les encourageant ainsi a mieux lutter contre ces problèmes. Un thérapeute relationnel, conscient de ce que les narrations des patients sont parasitées par de puissants récits ne leur appartenant pas, et qu’en plus, eux-mêmes peuvent parasiter avec leurs propres récits les narrations des autres, enrichira grandement sa pratique s’il apprend à travailler avec l’internalisation et l’externalisation, en configurant entre l’une et l’autre un des axes par lesquels pourra se glisser la danse thérapeutique. Or, quel apports sommes-nous en droit d’espérer d’une future étape de la thérapie familiale qui dépasserait dialectiquement le post-modernisme ?
INDIVIDU ET FAMILLE
D’abord, l’intégration de l’individu dans le modèle systémique est un sujet non encore résolu, et le restera tant qu’on n’aura pas mis au point une théorie relationnelle du self. Les plaidoyers de Gergen (1991) niant l’existence du moi à la faveur d’un équivalent social flou ne sont en aucune façon suffisants. Bien entendu, un self relationnel ne peut pas être entendu comme une instance massive et inamovible douée de qualités per se, mais comme un reflet individuel d’un entourage systémique qui ne cesse de produire des histoires enchaînées depuis la naissance jusqu’à la mort. La notion de narration permet d’évoquer cet ensemble d’histoires dans lesquelles l’individu se décrit lui-même et décrit tout ce qui lui arrive, en les imprégnant d’une cohérence à la fois culturelle et personnelle. Mais la narration deviendrait une notion assoupissante, bonne à justifier n’importe quel argument, si elle n’avait pas de structure, c’est à dire, si les histoires se dissolvaient, sans hiérarchie, dans son sein. L’expérience, avec son infinie complexité, donne du sens à la narration individuelle.
L’axe autour duquel s’articule ce sens est la nutrition relationnelle, quelque-chose de l’ordre d’une histoire d’amour vécue. Selon Maturana (1966), nous sommes des animaux amoureux, et l’interférence de l’amour nous rend malades. Pourrions-nous ajouter que notre histoire d’amour pousse notre narration sur des sentiers sains ou malades, et qu’elle le fait, entre autres mécanismes possibles, en générant une certaine identité. Pourquoi certaines situations changent facilement et pas d’autres ? Comment comprendre les différents degrés de gravité et la tendance à la chronicité de certains troubles mentaux ?
La résistance au changement ne peut pas s’expliquer uniquement par la maladresse des thérapeutes comme l’avaient si souvent affirmé de très prestigieuses voix systémiques. A n’en pas douter les facteurs biologiques y sont pour quelque-chose, notamment dans les psychoses et d’autres troubles sévères, mais rien ne prouve que cette influence soit exclusive. La complexité nous oblige à considérer également des aspects relationnels, et c’est ainsi que l’identité peut devenir une référence utile : une identité qui n’est pas un bien absolu, mais une infrastructure nécessaire, bâtie avec des éléments tels que la reconnaissance, la valorisation et l’affection, qui sont autant d’ingrédients de l’amour. Un excès d’identité peut constituer une lourde charge et risque d’opposer un sérieux obstacle au changement. L’identité peut être définie comme une partie de la narration dans laquelle un sujet se reconnaît lui-même au point d’accepter difficilement des négociations. Sous un angle individuel, la santé mentale se joue dans la relation entre l’identité et l’ensemble de la narration, dont celle-là fait partie. Une identité équilibrée, ni rachitique ni hypertrophiée, servant d’ancrage à des constructions narratives variées et souples, constitue la meilleure garantie contre la psychopathologie.
Un tel equilibre ne peut s’appuyer que sur une riche histoire d’amour, c’est-à-dire, une nutrition relationnelle sécurisante, reconnaissante et valorisante, pleine de tendresse et véhiculant une sociabilité adéquate.
La notion de narration est donc utile pour relier le self au monde relationnel, mais bénéficie de son articulation avec la notion d’identité, émanant d’elle pour s’en différencier de façon substantielle. Par ailleurs, si les familles sont des systèmes composés d’individus dotés de narration et d’identité (Linares, 1996), comment ces attributs individuels peuvent-ils s’enchâsser au niveau familial, qui est un niveau logique différent ? Face à un problème comme celui-ci, présidé par l’incertitude, il n’y a pas de place pour le dogmatisme. Il est légitime que chaque auteur et chaque thérapeute développent leur propres théories, et de fait ils ne s’en privent pas. Dans la perspective que nous proposons ici, les narrations individuelles des membres d’une famille (ou de n’importe quel autre système relationnel : le discours vaut aussi bien pour les membres d’un club de football) convergent sur l’espace commun de la mythologie familiale. Il s’agit d’un espace peuplé de mythes, des histoires consensuelles où, à la différence de ce qui arrive dans les narrations, l’identité ne trouve pas facilement sa place. Donc, il est insensé de parler d’identité familiale, autant que de représenter la famille comme un organisme capable de penser, sentir ou agir. Ces fonctions propres à l’individu ne peuvent pas être exercées par un système relationnel, même si ses mythes atteignent un haut niveau de consensus. De fait, le concept d’identité collective (familiale, associative ou nationale) est lui-même un mythe qui peut devenir dangereux (Maalouf, 1998), comme le montre l’histoire des nationalismes politiques, mais il est relativement facile à démonter : un système peut changer de mythologie tout en continuant d’être lui-même. Or, bien que les familles ne pensent, ne sentent ni n’agissent comme les individus, elles participent des univers cognitif, émotionnel et pragmatique. Les mythologies familiales possèdent une composante cognitive (leurs valeurs et leurs croyances), une composante pragmatique (les rituels) et une composante affective (le climat émotionnel dans lequel tout cela se produit). Ce sont donc des mythes complexes, produits par le consensus narratif, relativement libres de charge identitaire, un des espaces familiaux où logent les selfs individuels.
L’autre étant l’organisation. Si la mythologie, en tant qu’espace de dialogue narratif, représente l’ancien domaine d’intérêt du communicationnalisme, l’organisation ne cache pas sa filiation structurelle. Ainsi, les deux grosses racines de la thérapie familiale participent à l’ancrage conceptuel de l’individu dans la famille. L’organisation équivaut à l’évolution des structures le long du temps, et c’est ce qui ressemble le plus à l’identité d’un système relationnel, même si, provenant d’une convergence consensuelle d’individus, elle est beaucoup plus souple et négociable que l’identité individuelle. Dans l’organisation, ont leur place des concepts structurels classiques dotés d’une dimension historique : cohésion et désengagement, hiérarchie et limites, distance et proximité, triangulation, etc.
Si l’individu est appelé à occuper une place plus reconnue dans la théorie systémique de demain, il paraît évident qu’il faudra également récupérer quelques notions de lignage individuel tombées depuis un certain temps en désuétude, telles que volonté, devoir et responsabilité. La volonté, qui suppose un mouvement d’affirmation du sujet, a été remplacée par la motivation. Au dire de Marina (2000), la motivation semble présenter un sujet toujours subordonné à des forces ou à des pressions extérieures. Les droits, omniprésents dans les média, étouffent les devoirs. Ceux-ci n’apparaissent que par rapport à des sujets de haute importance sociale, telle la maltraitance et, comme le souligne justement Lipovetsky (1992), sont uniquement appliqués aux parents. On semble oublier que les devoirs des enfants d’aujourd’hui sont ceux des parents de demain.
Enfin la responsabilité, qui permet de dépasser la tension entre pouvoir et circularité, autrefois incarnée dans la polémique Bateson - Haley. Le pouvoir engendre le contrôle, voué à l’échec s’il n’est pas inscrit dans une réalité relationnelle de complexité supérieure. On pourrait aller jusqu’à alléguer que le contrôle authentique n’existe pas, et que le pouvoir est donc un concept assoupissant. Mais la circularité pure s’évapore dans une chimère d’égalitarisme. La responsabilité est le troisième maillon de la séquence qui démarre par l’exercice de la volonté et passe par l’acceptation de l’accomplissement des devoirs.
Le fait de parler de l’individu mènera à une réflexion sur les émotions, autre lacune historique du modèle systémique qui demande à être corrigée. Le mépris de Bateson (1973) à leur égard (« concept assoupissant») continue d’agir sous la forme d’une lourde interdiction. Les émotions ont traversé la période d’apogée post-moderne de la thérapie familiale sans sortir de leur position périphérique, quasiment clandestine. Certes, le constructionnisme social s’en est occupé, mais il l’a davantage fait sous l’angle de la psychologie sociale (Harré, 1986) que sous celui de la psychothérapie. Avec le discours sociologiste sur les émotions on risque de voir surgir une nouvelle nuance assoupissante (par exemple, la gaieté des Latins ou l’irascibilité des Arabes) qui viendrait s’ajouter au regard étroitement biologique pour en faire une espèce de force aveugle de la biochimie cérébrale. Par contre, en tant que phénomènes psycho-relationnels, les émotions tiennent une place centrale dans n’importe quelle activité psychothérapeutique. Il paraît raisonnable de situer l’amour au centre même de l’univers relationnel humain. Dans d’autres approches des sciences humaines on a attribué cette position à l’agressivité, mais les apports de l’anthropologie permettent de considérer l’amour comme l’élément définitoire de la condition humaine.
Il y a quelque six millions d’années, nos ancêtres hominidés auraient découvert le plaisir du jeu collectif alors que la sexualité féminine serait sortie des strictes limites du rut. C’est ainsi que l’amour serait né, et avec lui, une immense capacité à générer de nouveaux états d’âme et à encourager de nouvelles attitudes réflexives à partir de l’expérience. Le langage serait la conséquence naturelle des changements que Langaney et al. (1998) relient à « la plus belle histoire de l’humanité » : le développement, pendant le paléolithique, d’une espèce humaine capable d’aimer et de parler. L’amour, qui nous définit en tant qu’êtres humains, occupe le noyau central de l’univers émotionnel. Plus encore : les défenseurs du langage comme ultime créateur de réalités ne devraient pas oublier que l’amour, posé sur le jeu et le sexe (et sur le sexe comme jeu) constitue la base relationnelle sur laquelle se fonde le langage Il s’agit bien sûr d’un amour complexe qui, depuis son noyau émotionnel, incorpore d’importants éléments cognitifs et pragmatiques et qui, partant, au-delà du sentir, permet de percevoir, penser et se comporter amoureusement. Des phénomènes tels que la reconnaissance et la valorisation, l’expression de tendresse, la socialisation des enfants ou le sexe dans les rapports de couple, font partie du spectre amoureux. Si la maltraitance, dans n’importe laquelle de ses modalités psychologiques et physiques, équivaut au désamour, ils constituent tous deux le fondement de la psychopathologie, à savoir : l’interférence de l’amour dans toute sa complexité. Et alors qu’on commence a reconnaître peu à peu l’importance des émotions à un niveau individuel et familial, on peut prévoir que les thérapeutes familiaux confirmeront la tendance à récupérer les leurs du coin de « neutralité bienveillante » où elle furent reléguées par Freud. Un grand chemin a déjà été parcouru, puisque les systémiciens ont utilisé « l’intelligence émotionnelle » avant que Golemen (1995) ne propageat ce terme. Le plus gros effort pourrait être consacré non seulement à son utilisation, mais aussi à sa théorisation, afin que le gain de solidité du discours profite aux stratégies et aux techniques thérapeutiques.
PSYCHOPATHOLOGIE RELATIONNELLE
Il est également prévisible que l’on regardera avec un intérêt croissant les causes des phénomènes psychopathologiques. Même si cet intérêt n’a jamais cessé d’exister, la priorité de l’attention portée sur la circularité du relationnel l’avait souvent relégué à la clandestinité. Ceci alors même que les causalités linéaire et circulaire ne sont pas concurrentes mais complémentaires, la géométrie relationnelle admettant les combinaisons les plus variées.
Les systémiciens se remettront à prononcer la « question mécanique » sans que le nouveau sens accordé aux « pourquoi ? » n’assombrisse celui que gardera à coup sûr celui des « pour quoi faire? ». Tout ceci pourrait bien nous mener à conclure à une plus grande préoccupation pour le diagnostic chez les thérapeutes familiaux. Il ne s’agit pas seulement de la difficulté que suppose le travail avec le DSM-IV quand on ne possède que de vagues notions de « presenting problem», dysfonctionnalité et symptôme. Il convient de rappeler que les catégories diagnostiques avec lesquelles l’immense majorité des professionnels de la santé mentale organisent leur pensée méritent autre chose que de la négligence et du mépris : elles méritent, bien au contraire, le grand défi d’être activement questionnées du point de vue de la complexité. Elles méritent d’être réduites à la catégorie de métaphores-guides (ou peut-être d’être élevées à cette condition) et d’être dépouillées de raideurs anachroniques. Surtout, elles méritent une réinterprétation radicale en clé relationnelle.
Le plus grave ce serait de continuer à utiliser une double épistémologie qui, d’une part, questionne la légitimité du diagnostic et d’autre part reconnaît, presque honteusement, son caractère inévitable. Traditionnellement, les vieilles entités nosologiques de la psychiatrie classique ont eu valeur d’étiquettes classificatoires. En reprenant le terme de Bateson, on dirait qu’elles ont servi comme autant de concepts assoupissants : le patient ressent de l’angoisse parce qu’il est un névrosé, ou il s’agite parce qu’il est un psychotique. Cette voie de la pensée nosologique se trouve aujourd’hui justement discréditée.
Mais les systèmes psychopathologiques recueillent une autre tradition, celle du savoir thérapeutique amassé, en navigant parmi des idéologies de tous signes, pendant des siècles d’interaction avec la souffrance. Comment ne pas reconnaître que les grandes catégories diagnostiques montrent des concordances avec certaines constellations relationnelles ? Les psychoses, avec leurs bases biologiques de plus en plus explorées, semblent être liées à des phénomènes communicationnels tels que la dysconfirmation et la mystification, véhiculées par des situations organisationnelles comme la triangulation, où sont réunis des parents déniant leur confrontation symétrique, des frères ou des sœurs prestigieux et des membres pseudo-parentaux de la famille élargie. Ceci n’est qu’un exemple, mais on n’aurait aucun mal à en trouver bien d’autres. En fait, le diagnostic attire de plus en plus l’attention des auteurs systémiques. La recherche relationnelle des troubles psychopathologiques a un immense champ devant elle.
Il n’est pas impossible non plus que le modèle systémique
poursuive son expansion dans des territoires non cliniques, différents
de ses lieux d’implantation traditionnels dans les services de santé
mentale. Les espaces psychopédagogiques et psycho-judiciaires, les entreprises
-familiales ou non-, les organisations de services, etc. peuvent bénéficier
de l’analyse et de l’intervention systémiques plus qu’il
ne le font à présent. Mais le domaine le plus urgent, là
où bientôt « il pourrait être déjà trop
tard », ce sont les services sociaux et de soins pour les enfants, ainsi
que ceux concernés par la violence domestique. Souhaitons que la présence
systémique dans ces espaces, assez considérable à l’heure
actuelle, puisse encore augmenter et se renforcer, en apportant une vision thérapeutique
complexe, capable de neutraliser les approches imprécises et simplificatrices.
Le contrôle et la protection sont évidemment indispensables en
cas de maltraitance, mais si on ne songe pas à les inscrire dans un cadre
thérapeutique tenant compte des multiples dimensions relationnelles en
jeu, le problème ne pourra que s’aggraver.
THERAPIE FAMILIALE ULTRAMODERNE
Au bout de vingt ans en pleine post-modernité, l’engouement et l’héroïsme épistémologique des débuts se sont transformés en un placide conformisme. Tout semble donc annoncer l’arrivée d’un nouveau tournant qui devrait ébranler le champ systémique, en faisant place à de nouveaux hauts faits et de nouvelles adhésions. Je parle à dessein d’un « tournant » et non pas d’un « changement de paradigme » afin de proposer un cadre plus modeste qui ne renonce pas à l’histoire de la pensée humaine, mais s’y inscrit volontiers. Il va de soi que ce changement ne fera pas l’unanimité. Comme à chaque fois qu’une transformation plus ou moins profonde s’insinue, il y en a qui épousent la nouvelle cause, tandis que d’autres y résistent. Pourtant, la tradition systémique, en se démarquant en cela d’autres modèles psychothérapeutiques, veut que ces processus s’accomplissent harmonieusement, sans que les différentes sensibilités n’aboutissent à des schismes.
L’état de l’opinion commence à se renouveler. Personne ne sait encore sous quelle dénomination cela pourra se développer, mais un bon nombre d’éléments définitoires inspirent d’ores et déjà les thérapeutes familiaux partout dans le monde. En fait, dans le champ de la pensée humaine les changements n’adviennent jamais de façon brutale, et celui qui s’annonce pourrait bien s’étaler sur une longue période de transition. De ce point de vue, on aurait le droit de situer le début du déclin du post-modernisme au moment du passage du constructivisme au constructionnisme social. Le féminisme, qui critiqua à juste titre le caractère réactionnaire du constructivisme relativiste, s’est senti bien plus à l’aise sous le constructionnisme. Mais au sein de celui-ci existent de nombreuses sensibilités, dont les plus radicales gardent un esprit intensément post-moderne : il n’y a rien de consistant dans l’individu, tout n’est que de la pure construction sociale. Encore une fois, l’évanescence déresponsabilisante. Le philosophe Marina (2000) décrit le mouvement post-moderne comme une utopie de l’ingéniosité dotée d’un (...) « attirant air de légèreté, de jeu, de manque d’engagement, de goût pour l’incohérence, qui séduit tout le monde. Ce sentiment d’éphémère, d’indétermination et d’agréable superficialité facilite le jeu rapide des rencontres et des mésententes » (Crónicas de la Ultramodernidad, page 58).
Dans cette atmosphère insouciante où le langage fournit le cadre général pour la compréhension du monde, le sujet disparaît. Marina propose de récupérer un sujet fort, jaloux de son autonomie psychologique et sociale, préoccupé par ses buts et ses projets. Il propose également une théorie de l’intelligence ne se bornant pas à résoudre des problèmes cognitifs, mais affrontant ceux qui « ... touchent à notre vie, concernent nos espoirs, nos peurs, nos amours, nos haines, toute la vaste flore des sentiments humains » (op. cit., page 60). Et il affirme : « Face au paradigme moderne de l’intelligence comme raison, et au paradigme post-moderne de l’intelligence comme créativité, nous, ultra-modernes, défendons un paradigme éthique de l ‘intelligence » (op. cit., page 61).
Voilà le mot lâché : ultra-modernes. Nous ignorons les raisons de ce choix, mais croyons apercevoir une légère nuance de provocation qui ne manque pas d’intérêt. Allons-y donc, et désignons « thérapie familiale ultra-moderne » ce que nous imaginons être le dépassement intégrateur du post-modernisme. Telle que nous la voyons dans cet article, la thérapie familiale ultra-moderne pourrait continuer à être créative tout en étant moins obsédée par la créativité, elle ne tomberait pas dans le relativisme linguistique sans pour autant affaiblir l’importance du langage, et elle reconnaîtrait une plus grande place à la dimension émotionnelle de l’être humain. De ce point de vue, l’intelligence émotionnelle ne serait pas uniquement une ressource pour réussir dans la vie, mais elle aurait aussi une dimension éthique : organiser une famille heureuse, ce serait, bien entendu, faire preuve d’une intelligence bien supérieure à celle que demande la résolution des équations différentielles. Le sujet occuperait plus d’espace, tant dans la réflexion théorique que dans l’intervention thérapeutique. Par conséquent, le diagnostic lui aussi verrait sa place élargie pour y incorporer aisément, dans une dimension relationnelle, les métaphores psychopathologiques traditionnelles.
Enfin, la thérapie familiale ultra-moderne, en dépassant ses
penchants historiques, arrêterait de prêcher la révolution
du « new way of thinking » et assumerait modestement le besoin d’accroître
l’entente avec les autres modèles thérapeutiques. Certes,
rien de ce qu’on revendique pour l’ultra-modernisme n’est
vraiment nouveau. Il ne s’agit que de nuances, la plupart desquelles sont
déjà présentes et opérationnelles dans le domaine
systémique. Elles ne font que prolonger la spirale infinie du flux de
la pensée humaine. Il se peut que, en dernier ressort, il faille ainsi
voir la raison d’être du tournant ultra-moderne : comme une modeste
revendication de nuances.
N.B. : Cet article est le développement de la conférence prononcée le 4 Novembre 2000 au Symposium de l’Instituto de la Familia A.C. (IFAC), Puebla, Mexique. Il a été publié dans Family Process (Vol. 4º, Nº4, Winter 2001) et dans Perspectivas Sistémicas (Nº 71, Mayo-Junio 2002).
15 Décembre 2005