Introduction
Bien des thèmes sont sources de conflits et celui de la conscience est un de ceux là. On ne peut considérer un tel sujet sans aborder les notions de réel, de réalité, de totalité, d’inconscient, d’illusion, d’éveil.
On a beaucoup écrit sur ce thème jusqu’à ce que Freud dise qu’on attribuait beaucoup trop d’importance à la conscience. Paradoxalement, son discours fort juste, devait amener notre conscience, sous un angle d’approche nouveau, à considérer ce qui, jusqu’alors, lui avait échappé.
C’est sur les diverses définitions et sur ce je(u) de la conscience et de l’inconscient, des phénomènes transitionnels si chers à Winnicott que je me propose de réfléchir.
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La conscience
L’une des définitions les plus simples me semble celle-ci :
La conscience est l’intuition qu’a une créature d’elle même et du monde qui l’entoure. Elle est modelée par le conditionnement et le bagage de la vie. Elle évolue au rythme du sujet, selon ses perceptions sur le vivant, sur son monde interne, ses actions, les aspects de sa personnalité. Elle forge, par une connaissance intuitive et réfléchie, sa propre réalité.
Il y a aussi d’autres définitions, parfois beaucoup plus tourmentées, plus spécifiques selon les angles d’approche.
La conscience serait le centre récepteur et émetteur terminal de l’ensemble des réseaux communicants ramifiés qui animent l’environnement extérieur de l’homme [1] , captant et traitant également les informations émises par ce dernier pour agir, réagir ou rétroagir sur son propre développement en le motivant et en dégageant la substance.
Elle apparaîtrait progressivement au cours du développement ontogénétique, consécutivement à la maturation des aires corticales associatives polymodales. Les structures neurales de la conscience seraient un ou des réseaux de circuits spécialisés localisés dans les régions frontales et corticales associatives postérieures précunéus et gyrus cingulaire postérieur de l'hémisphère dominant ou langagier. John Carew Eccles [2] souligne qu’on localise de mieux en mieux les aires visuelles, auditives, les aires du langage, mais quelque chose échappe à toute représentation en terme de neurones, et ce quelque chose c'est l'essentiel, c'est l'unité de l'esprit humain, notre « soi conscient ». Nous reviendrons sur ce point plus tard.
La conscience est l'intuition qu'a l'esprit de ses états et de ses actes [3] . Elle peut être immédiate ou réfléchie. C’est peut-être pour cette dernière raison qu’il n’y a pas de place pour la conscience dans l’univers aristotélicien. L’homme est un animal raisonnable, sa fonction la plus élevée est l’intellect. Aristote n’aurait-il vu que l’outil sans la main qui le tenait ? Quoiqu’il en soit, c’est avec Descartes qu’apparaît la référence à la conscience.
Pour Kant : « La conscience de ma propre existence est en même temps une conscience immédiate d'autres choses hors de moi». Pour Sartre : « La conscience et le monde sont donnés d'un même coup: extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle ».
Sur le plan éthique ou moral la notion de conscience change. Elle fonctionne davantage sur le mode de la réflexion, sur l’objet, que dans son immédiateté. Il serait trop long d’aborder ici le concept de la conscience morale avec les notions de vertus, de bien et de mal, de conscience collective, politique, religieuse etc…
La conscience et la connaissance
Pour John Eccles [4] , l’essentiel de la conscience, l'unité de l'esprit humain, notre « soi conscient » échappe à toute représentation en termes de neurones. Il fait cependant la distinction entre acte volontaire, une zone définie du cortex qui commence à s’exciter et l’avant de l’accomplissement. Qui incite l’avant ? C’est la volonté humaine, donc le libre arbitre, l’esprit, qui serait ainsi une entité à part, incorporelle et autonome. Eccles ajoute que les découvertes neurologiques récentes ne s'opposent pas, loin de là, à l'existence d'une conscience indépendante du cerveau.
Ici, si ce n’est déjà fait, nous entrons dans le sujet qui peut fâcher. Nous devons avancer, vous en conviendrez, à pas feutrés car nous sommes au coeur du problème : l’esprit semble être dual, ayant probablement une existence indépendante propre pouvant se projeter à l’extérieur, mais ne pouvant communiquer et agir qu’à travers l’élément corporel physiologique qu’est le cerveau. Cette dualité expliquerait mémorisation, idéation, raisonnement.
La croissance de la conscience et le désir du bonheur
Le néo-darwinisme explique, sans jamais l’avoir prouvé, que l’évolution, les mutations génétiques se produisent de façon aléatoire s’éloignant du même coup de Darwin qui parle de l’importance de l’habitude dans le phénomène évolutif. Depuis fort longtemps on n’a de cesse de comparer l’homme à l’animal et de lui trouver des déficiences quant à ses performances motrices et sensorielles. Peut-être la résurgence de cette plaie récurrente, qu’est le créationnisme, est-elle le signe avant coureur de la fin d’une conception de l’homme comme simple animal évolué. L’homme n’aurait-il pas un regard sur lui-même très en deçà de ce qu’il est aujourd’hui ?
A propos du nouveau né, Freud parle d’impuissance originelle (hiflosighkeit) dû à une vie intra-utérine abrégé. Lacan emploiera la notion de prématuration [5] en s’appuyant sur la théorie de la foetalisation de Bolk. Cette notion sera d’avantage affirmé que démontré. Elle s’imposera tout de même et G. Roheim, R. Barade, G. Rosolato, J Laplanche emboîteront le pas sous des appellations diverses, de : « nature juvénile, d’inachèvement, d’imperfection fondamentale, de déhiscence, de fonction débile ou prémature ».
Il faut bien reconnaître que le nouveau né n’a pas bonne presse, et qu’il semble plus être un mélange d'idéalisation quant à ses compétences, et de déni quant à ses souffrances.
Il est vrai que, de prime abord, tout semble leur donner raison et l’apparente inadaptabilité du nourrisson nous voilerait-elle pas ce vers quoi il tend ? Il y a bel et bien, par rapport à l’animal, inversion des compétences, en ce sens qu’il y a primauté de la perceptivité sur la motricité [6] . Tout dans l’homme semble être créé pour qu’il croisse vers ce qu’il aura décidé, le sexe, la communication, la connaissance, la conscience qui sont accroissements du plaisir.
Depuis toujours il rêve du bonheur, de la plénitude. Il n’a de cesse et par tous les moyens de le rechercher. Cette quête semble être sans fin. Mais, ne faut-il pas, pour le rechercher, qu’il l’ait déjà expérimenté ? D’ailleurs, on ne peut re-chercher (étymologiquement chercher à nouveau) que ce que l’on a déjà perçu.
Jean Marie Delassus [7] avance que ce bonheur existe avant de naître. Que la vie utérine ne serait-elle pas l’image la plus fidèle du bien-être, de ce paradis perdu ? Qu’il est le fondement de soi éprouvé, l’état imminent que nous recherchons.
L’animal diffère de l’homme en ce sens qu’il va chercher son monde au dehors alors que l’homme l’a déjà trouvé au dedans. Ce monde intérieur, le nouveau-né nous le montre car il en vient. Ce manque d’être que nous compensons, cette totalité est antérieure à la vie consciente. Nous la perdons avec la naissance physique. L’ensemble de ces éprouvés océaniques, si cher à Freud, relève de la plénitude. N’allons pas croire que nous n’en savons rien. Si tel était le cas, nous ne la rechercherions pas après les traumas par les phénomènes de régression, lors de multiples quêtes, artistiques, philosophiques ou spirituelles.
De cette totalité, de cette plénitude nous en avons eu la vision. Dire que le fœtus ne voit qu’un écran sombre ou quelques couleurs est une erreur. L’œil voit en amont avant de voir en mode natal. Il voit à partir du dedans. C’est une vue en mode antérieur, c'est-à-dire une vision. Il n’y a rien à voir mais ce qu’il voit est réellement. C’est la « réalité de vision » différente de la « réalité de choses ». C’est un nouvel « objet ». C’est la vision intérieure qui n’appartient pas à un ordre coutumier de réalité. C’est un « objet » par assimilation, que l’on peut voir par la sensibilité visuelle en amont, pas tourné vers le dehors mais qui reste ouverte en arrière de lui. Cet « objet » est l’émanation intangible et invisible du monde intérieur. L’œil humain, naturellement branché sur ce monde, voit au-dedans. C’est l’organe de la vision de la totalité, du réel et à ce titre la fonction de l’invisible. Certes nous ne pouvons rien en dire mais nous pouvons l’imaginer [8] . De même, nous ne pouvons rien dire de l’inconscient, mais nous pouvons le décoder au détour d’un lapsus, d’un acte manqué, d’un mot d’esprit, d’un rêve nocturne ou lors de rêves éveillés.
Tout ceci, vous me direz, à un arrière goût de Rank, et si la réflexion sur la conscience est un thème qui est source de conflits, celui du traumatisme de la naissance est pire. On joue non avec des bâtons de dynamite mais avec de la nitroglycérine. Mais si je pense que l’intuition de Rank doit être revisitée sous le regard de Winnicott avec son troisième élément. Nous n’avons plus maintenant seulement le réel et la réalité ou le principe de plaisir et de réalité mais nous avons l’expérience du réel, l’espace transitionnel et la réalité. Tout est différent et doit être réexaminé.
La conscience et ses états modifiés
Les causes de modifications de la conscience peuvent être diverses : à la suite de traumas, pour des raisons pathologiques, d’absorptions de substances ou sous l’effet de pratiques spirituelles.
Le Professeur H.Laborit [9] raconte qu’on peut obtenir une anesthésie sans perte de conscience (anesthésie potentialisée) grâce à la combinaison d’un neuroleptique et d’un analgésique. Mais il se demande s’il s’agit d’un état conscient puisque le patient qui parle durant toute l’opération avec son anesthésiste, ne se souvient plus de ce qui lui a été dit après l’opération. Je passe sur d’autres faits médicaux NDE etc…
1. L’aliénation
Nous savons que les psychoses ne sont pas toutes délirantes. Mais qu’est-ce qu’un délire ? C’est une tentative d’accéder à la vérité, mais tout ce qu’il dit n’est pas prouvable par la science, comme la foi et l’art. Le délirant n’est pas hors réalité puisqu’il vit dans le réel [10] , mais il a une réalité en plus qui dit quelque chose qui est à entendre.
Pour Socrate celui qui délire n’a pas une un entonnoir sur la tête bien au contraire puisqu’il accède à un autre degré de la vérité, à ce qui échappe à tous. Il y a la vérité du schizophrène, la vérité commune, la vérité du soi. Nous pouvons concevoir que le délire est tout sauf n’importe quoi et que justement la difficulté réside dans la prise de sens.
Il y a plusieurs degrés de la réalité, de conscience, et la vérité c’est la totalité de ces degrés. Le réel est un trou dans la réalité, dans la conscience. Le réel, la totalité, la vérité sont de l’ordre de l’absolu. Prétendre atteindre l’absolu est déjà considéré comme un délire. Or, un délire n’est pas à objecter mais à prendre en considération. C’est comme un dévoilement de la vérité. La vérité est au-delà de l’être. La vérité est « toute », elle échappe au regard, à la conscience. Lacan affirme, non sans humour : « je dis toujours la vérité, mais pas toute ». On ne peut pas la dire toute mais on ne peut pas faire autrement que de la dire. « C’est dans ces deux impossibles, entre ne pas la dire toute et ne pas faire autrement que de la dire que se trouve l’expression délirante [11] ». Le délire dit, sa vision du monde, échappe à un standard collectif, à une pseudo normalité. Mais un monde qui produit la misère, la guerre et l’esclavage n’est-il pas un monde délirant ?
Mais il ne faut pas se tromper, la névrose et la psychose sont bien loin du projet humain de la recherche du bonheur.
2. La transe et l’hypnose
La transe est un état modifié de la conscience connu depuis la nuit des temps. On la trouve dans tous les contextes archaïques, culturels ou religieux. Il s’agit de provoquer un clivage de l’état de veille sous l’effet de drogues, de musiques et de danses, qui amène le sujet dans un mode hallucinatoire.
Le sujet en état de transe n’est pas inhibé et malgré la perte de son identité reste en communication avec son environnement. Ces rituels ont souvent une valeur fonctionnelle au sein du groupe. Par son coté prédictif ou oblatif ils rassurent l’angoisse et réparent de façon symboliques ou sacrificielles les transgressions et les traumatismes qui surviennent au sein d’une communauté ou d’un individu. On retrouve ici les thèmes du paganisme que j’ai longuement abordé dans mon mémoire [12] , communications avec les morts, les esprits et les démons qui seraient responsables des déboires du groupe, ou de l’individu. Aujourd’hui encore on trouve des pratiques parallèles : magnétisme, jeu divinatoires, envoûtement, exorcismes.
L’hypnose plus récente pourrait être une forme modernisée de la transe. On en trouve les prémices bien avant Mesmer (1776) chez Van Helmont (1600) et Paracelse (1500). Elle sera étudiée par Charcot, Babinski, Freud. Elle sera plus codifiée et utilisée à des fins médicales par Schultze avec son training autogène, par Caycedo avec l’état sophro-liminal. R. Desoille proposera une nouvelle approche de l’inconscient avec le rêve éveillé dirigé que ses successeurs feront évoluer vers un cadre psychanalytique non dirigiste.
3. La conscience et la mystique
Dans la mystique le concept de conscience est double : premièrement la notion de conscience individuelle sous les facettes que nous avons déjà abordées et sous un nouvel aspect, celui de la pure conscience. Il ne s’agit plus ici de la conscience liée au sens, aux phénomènes de la perception, du je et des différents objets internes et externes, mais d’une notion de la totalité englobant le conscient et l’inconscient. Elle est considérée à la fois comme intérieure et extérieure, omnipotente et en relation avec le Soi. Il lui est souvent adjoint l’idée de béatitude.
Si les théories de l’inadaptabilité et de la prématuration du nourrisson semblent être justement revisitées. Il serait bon, également, de réexaminer avec sérieux les diverses recherches sur la conscience et sur l’intériorité, sans marginaliser ceux qui s’y risquent. Reconsidérer la mystique sous un angle autre que celui du délire et de la pathologie. Certes, dans ce domaine comme dans d’autres il y a de nombreux leurres, et les théories les plus fantaisistes tournent vite à la divagation ce qui fait écarter le sujet du revers de la manche.
Nous pouvons voir à travers la naissance physique et à travers les diverses étapes de croissance qu’il s’agit, pour l’homme, de passer, d’avancer vers une autonomie plus grande. D’une dépendance à la mère réelle et introjectée dans la relation d’objet à travers l’espace traditionnel vers une relation à la réalité moins sujette à l’illusion du jeu de l’espace transitionnel.
Nombre de personnes affirment qu’il est possible de modifier la conscience par rapport à l’objet sans qu’il y ait pour autant dérives pathologiques.
Dans ce genre d’approche, la conscience ordinaire que nous avons brièvement examinée doit céder le pas à d’autres terminologies. Les innombrables pratiques spirituelles parlent aussi de modification de la conscience ordinaire. Dès lors, la conscience devient autre.
Les trois états ordinaires sont : la conscience de veille, de rêve et de sommeil profond. Ce concept de modification de la conscience est lié à la perception du sujet par rapport à lui, à son rapport au groupe et surtout à son rapport avec l'espace et le temps.
Ces trois états s’étendent et débouchent sur d’autres modes de fonctionnement de la sensorialité. On trouve par exemple chez les mystiques la notion de sommeil conscient ou lucide qui est permanence de la conscience pendant les états de rêve et de sommeil profond.
Pour Tenzin Wangyal Rinpoché [13] lama de la tradition bœunpo du Tibet, « si nous ne pouvons pas rester présents pendant le sommeil, si nous nous perdons chaque nuit, quelles sont nos chances d’être conscients au moment de mourir ? Examinez votre manière de rêver, vous saurez ce qu’il adviendra de vous à la mort. Observez votre manière de dormir, vous découvrirez si vous êtes vraiment éveillé ou non. [14] ». Ici, ce genre de quête sous-tend une vision du mode spécifique et on sait la prudence compréhensible de Freud par rapport à la vision du monde. Il me semble ne pas l’aborder sciemment pour ne point compromettre ses théories si critiquées à l’époque comme aujourd’hui d’ailleurs.
4. la conscience et la notion d’éveil
Nous abordons ici brièvement la notion d’éveil. Elle est très ancienne. Platon, parlait déjà du recueillement comme moyen d’affronter la mort en s’entraînant à se recueillir, à vivre le plus possible comme déliée du corps. Cette notion n’est pas sans rappeler celle de yogi pratiquant la relaxation (shavasana) c'est-à-dire la posture du mort. Selon le Vedanta, au trois états ordinaires de la conscience s’ajoute un quatrième, celui que nous venons d’aborder, le rêve lucide ou conscient. Cet état permettrait de nous mettre en contact avec le réel, l’absolu. C’est le samadhi. Dans le bouddhisme Zen, la méditation (faire Zazen) consiste à se placer entre la veille et le sommeil et à rester conscient des variations émotionnelles sans lutter contre elles, ni s’y complaire. Il s’agit de se placer dans une sorte d’ailleurs séparé de la vie et de la mort, à l’orée de la vie et de la mort, ouvert sur un néant.
Dans le monothéisme, la pratique de l’oraison de recueillement, selon Thérèse d’Avila, consiste à s’intérioriser afin de parvenir à des états de recueillement surnaturel correspondant à divers états de la conscience [15] . Elle écrit un ouvrage majeur dans la littérature spirituelle ou elle décriera autant que faire se peut le cheminement de la conscience à partir de l’image d’un château (intérieur) dans lequel on devrait pénétrer pour accéder à la chambre du roi en passant par toute une série de demeures. Ces demeures représentant les divers degrés d’amour de Dieu, d’union à Dieu, donc de béatitude.
Il s’agit de recueillir ses sens sans violence, en fermant les yeux, afin de ralentir sans chercher à les supprimer l’activité de l’intellect de la mémoire et de l’imagination avec une simple évocation (bref extrait de prière) pour se laisser porter dans une quiétude de plus en plus profonde. Dans l’union, il y a suspension totale de la volonté, de l’intellect, et de l’imaginaire. L’orant expérimente ainsi un rapport au temps à l’espace nouveau.
On trouve dans la mystique juive et musulmane, des pratiques tout à fait superposables avec certes des différences caractéristiques dans les références dogmatiques.
On parle, également, de surconscience, de supraconscient englobant d’autres expériences du créé relatif et même absolu. Le sujet est très vaste et dépasse le cadre d’un simple article.
Mais avant de conclure, il serait intéressant de souligner la similitude de l’intériorité du nourrisson avec celle des pratiques du recueillement qui vont des postures Zazen du Japon aux nombreuses formes de méditations bouddhistes, indienne, jusqu'à l’oraison de recueillement de Thérèse d’Avila. Il serait téméraire, me semble-t-il, de voir dans ces pratiques qu’une simple recherche du sentiment océanique ou de phénomènes de régression.
Il s’agit de passer d’un état de conscience à l’autre de façon à se rapprocher de la réalité. D’un monde illusoire à un monde plus Réaliste, plus près de la réalité. Même Winnicott avance l’idée que notre vision du monde est illusion. « La question de l’illusion est inhérente à la condition humaine et nul individu ne parviendra jamais à la résoudre bien qu’une compréhension théorique du problème puisse apporter une solution théorique [16] ». Pour lui cette illusion est créée par le refus de la réalité. Mais une question se pose : peut-on parler de refus lorsque le nourrisson fait l’expérience de deux mondes, de la dualité, de la réalité intérieure et de la réalité extérieure ? Son dilemme est : quelle réalité doit primer ? Entre ces deux réalités se trouve toute la topologie humaine avec son normatif et son pathologique. Mais justement, certains mystiques ne sont ils pas arrivés à réaliser, comme ils le prétendent, l’unité du relatif et de l’absolu, du réel avec la réalité ? C’est du moins ce qu’ils affirment. Si tel était le cas, le nourrisson ne devrait-il pas être considéré comme une formidable créature apte à devenir le difficilement concevable et non un soi-disant prématuré?
La conscience et l’inconscient
1. Pour la psychanalyse
L’inconscient a à voir avec la vérité, et la notion d’inconscient évolue avec la psychanalyse même. Comme nous l’avons dit au début, Freud nous amène à considérer ce qui échappe à la conscience. Il dit qu’on lui accorde trop d’importance ; et que, pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de la surestimer. Il semble nécessaire d'explorer les zones d'ombres sur lesquelles la conscience se détache. Aussi est-il contestable de vouloir tout faire reposer sur son seul témoignage [17] .
Lorsque la psychanalyse parle de l’inconscient (inconscient freudien et autres), elle parle d’éléments qui, du même coup, deviennent conscients pour ceux qui font l’expérience analytique. Mais l’inconscient a à voir avec le réel, la vérité, la totalité à laquelle on ne peut accéder. Comment pouvons nous dés lors accéder à ce qui échappe à notre conscience ?
On ne peut observer l’inconscient directement, alors on l’étudie autrement mais en toute conscience. Un peu à la manière des physiciens lorsqu’ils constatent des trous noirs dans l’espace qui en fin de compte ne sont pas si noirs que çà [18] . On ne voit rien mais il y a des signes qu’il y a quelque chose. En fait, il y a une étoile, un soleil dont le champ gravitationnel est tel qu’il capture tout ce qui passe à sa portée au point de ne rien laisser filtrer, pas même la lumière. Notre regard ne voit rien. De même Lacan dit que l’inconscient, la vérité, c’est ce chapitre de notre histoire auquel on ne peut accéder. C’est le chapitre censuré. Mais on peut trouver la vérité dans les monuments, c’est à dire le corps, les symptômes, les lapsus, l’acte manqué qui sont des petites fissures qui donnent accès à la vérité. Elle se trouve également dans les monuments d’archives, c'est-à-dire les souvenirs d’enfance, dans le vocabulaire, le style. Elle se cache aussi dans la tradition voir les légendes qui, sous une forme héroïsée, véhicule notre histoire. Les mythes sont porteurs de notions qui sont en rapport avec le savoir de l’inconscient, c’est pourquoi Freud s’appuie et utilise les mythes. Corriger, maîtriser, combattre cette nuit qu’est l'inconscient, a toujours été une tâche, un travail pour les philosophes, les moralistes ou les sages, tels que Confucius, Bouddha (du Bouddhisme primitif), Héraclite, Socrate, Pascal, Saint Augustin, saint Jean de la Croix, La Bruyère, Chamfort, Proudhon, Tolstoï, La Rochefoucauld, Rousseau, Nietzsche, Dostoïevski. Sartre… Pour eux, et de nombreux autres, l'inconscient est ignorance des motivations profondes qui nous font agir, aveuglement de l'homme sur son propre coeur. De même, Freud s'est illustré par son effort pour atteindre scientifiquement le même résultat. Il en a payé, dit-il, le prix fort [19] . |
2. L’intuition de Winnicott
Le jeu du réel et de la réalité, du moi et de l’extérieur, s’effectue à la fois de façon consciente, préconsciente, et inconsciente. Winnicott aura, de ces divers jeux [20] , une intuition qu’il n’aura de cesse d’approfondir tout le long de son existence. Peut-être à cause de son expérience de la pédiatrie, car nous l’avons vu, c’est bien dès le début que tout se joue, et est sûrement plus facilement compréhensible ; non parce que le nourrisson a conscience de la totalité mais parce qu’il en vient, qu’il l’a vécu et qu’il est déjà en train de la perdre. Dès le « big baby bang » il devra essayer de gérer la perte et la double perception du réel et de la réalité. Apparemment ce travail, pour l’enfant à travers ses diverses étapes de croissance, comme pour l’adulte, semblerait sans fin.
Pour ce faire, l’homme crée un troisième espace qui est sa réalité. Cet espace est illusion parce qu’il est créé par l’incapacité, ou par l’impossibilité du petit enfant à reconnaître et à accepter la réalité [21] . C’est là que ce crée le jeu, cette géniale invention du bébé. Il joue avec ses mains, d’abord, puis avec tout ce qu’elles pourront attraper.
Au « big baby bang », il y a une perte abyssale. C’est là qu’il se passe quelque chose qui n’aurait pas de lieu et qui détermine tout le fonctionnement de l’appareil psychique. N’est-ce pas à ce moment, précisément, que ce trouve le « break-down [22] » que recherche tant Winnicott, et qui, par la suite, sera tant redouté et qui s’est déjà produit ? D’autres auteurs y voient la naissance de l’inconscient.
3. L’inconscient thérapeutique
L’inconscient thérapeutique ne serait-il pas cette partie de l’inconscient qui n’aurait de cesse d’essayer de réajuster les divers clivages de l’énergie de la libido ? Ne serait-il pas à l’origine des guérisons spontanées, de réajustements avec la réalité. Serait-il cette partie de l’appareil psychique qui a la réponse nécessaire aux clivages, aussi bien réel/réalité que du psyché/soma avec son absence d’élaboration puis avec tout son cortège de phénomènes de conversions ?
Pour Winnicott, l’acceptation de la réalité semble « une tâche sans fin et que nul humain ne parvient à se libérer de la tension suscité par la mise en relation de la réalité du dedans et le la réalité du dehors ; nous supposons aussi que cette tension peut être soulagée par l’existence d’une aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée » (arts, religions, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif etc.) [23] »
Ici je pense au Rêve Eveillé qui, du même coup peut créer cet espace transitionnel et comblerait l’élaboration manquante.
Conclusion
Chacun fait, en conscience, son expérience de vie. En fonction de cette expérience notre conscience nous donne, ou ne nous donne pas, accès au sens, à comprendre (étymologiquement prendre avec) la Réalité [24] . En résumé et dans un premier temps, nous avons dit que la conscience n’est pas un objet. Qu’elle est ce sans quoi rien ne pourrait être pris pour objet ; qu’elle n’est pas détachable des objets, car elle s’identifie avec ce qui est vécu par le sujet [25] . Mais, en second lieu, nous avons brièvement vu qu’elle est modifiable par le raisonnement, l’expérience et les incidents de la vie ou par un travail délibéré qui permet à l’aide du jeu de l’espace transitionnel de vivre au plus près de la Réalité [26] .
(Une version très peu différente de ce texte a été publiée par le
Bulletin du Transpersonnel, 81, Janvier 2006, pp. 3-17)
29 Novembre 2005
[1] il y a ici oubli que certains animaux sont dotés de bribes de conscience, conscient d’eux-mêmes dans un miroir…
[2] John Carew Eccles, Prix Nobel de médecine 1964. L'auteur aborde la question de la nature de la conscience humaine, et développe à ce sujet une hypothèse révolutionnaire. Selon lui, les découvertes neurologiques récentes ne s'opposent pas, loin de là, à l'existence d'une conscience indépendante du cerveau. Seulement, celle-ci ne serait pas, comme dans l'ancienne vision dualiste, totalement séparée du corps, elle interviendrait sur les constituants des synapses du cerveau pour influencer les événements en cours. La physique quantique nous montre que de telles influences peuvent exister sans violer les lois connues de la matière et de l'énergie.
[3] André Lalande, Professeur de philosophie à la Sorbonne. Auteur du dictionnaire de philosophie le "Vocabulaire technique et critique de la philosophie", dont la première édition date de 1925, et la neuvième, la dernière parue du vivant de son auteur, de 1962.
[4] John Carew Eccles, « Evolution du cerveaux et création de la conscience » Ed. Champs Flammarion, 1992 «Comment la conscience commande le cerveau », chez Fayard, Paris, 1997.
[5] J. Lacan, « les complexes familiaux dans la formation de l’individu » 1938, tome VIII de l’encyclopédie française, rééd. Paris, Navarin, 1984
[6] Françoise Dastur, Hölderlin, le retournement natal, édit. Encre marine, 1997
[7] Jean-Marie Delassus, « Psychanalyse de la naissance », édit. Dunod, 2005
[8] Ibidem 6
[9] H.Laborit, « La légende des comportements » édit Flammarion 1994
[10] Réel est ici employé dans le sens de réalité
[11] Serge Tribolet, « la folie, un bienfait pour l’humanité », édition de santé 2004
[12] Mémoire GIREP « De l’imaginaire, des mythes, contes et légendes, au rêve éveillé en psychanalyse ».
[13] Né en Inde à la suite de l’exil de ses parents, il a suivi les plus hautes études bœunpos et bouddhistes. Depuis 1991, il vit aux Etats-Unis et enseigne à l’université de Charlottesville.
[14] Tenzin Wangyal Rinpoché, « Yogas tibétains du rêve et du sommeil », édit Claire lumière.
[15] Thérèse d’Avila, le château intérieur, le livre des demeures.
[16] D. W. Winnicott, « Jeu et réalité, l’espace potentiel, édit. Gallimard, 2000, p 23.
[17] De la conscience
[18] Stephen William Hawking « Une brève histoire du temps, du big bang aux trous noirs » Flammarion, poche 4 Janvier 1999
[19] Document cinématographique.
[20] game (règles qui en ordonne le cours), play (celui qui se déploie librement), playing (celui que j’effectue librement)
[21] D. W. Winnicott, « Jeu et réalité, l’espace potentiel, édit. Gallimard, 2000, p 9.
[22] D. W. Winnicott, « La crainte de l’effondrement, et autres situations cliniques, édit. Gallimard, 2000,
[23] D. W. Winnicott, « Jeu et réalité, l’espace potentiel, édit. Gallimard, 2000, p 24-25.
[24] Pris, ici, dans le sens englobant de réalité intérieure et de réalité extérieure.
[25] Michel Bitbol, « Physique et philosophie de l’esprit », édit Flammarion 2005
[26] ibidem que 21