(Considérations théoriques et recherches expérimentales)
de Christian POIREL et P. HILLAIRET
Communication du Dr Bernard Auriol
parue in « La Graphologie, organe de la Société de Graphologie, fondée en 1871, cahier 1, N° 109, pp. 31-36 ; 1968 »
Après avoir noté que « les motivations à l'origine d'une bonne ou mauvaise assumation de l'angoisse demeuraient non seulement l'objet d'une interrogation philosophique, mais formaient, de plus, un réseau propice à la recherche de la signification du vécu pathologique », les auteurs recherchent une méthode, un mode d'approche expérimental de cette angoisse existentielle qui « transparaît toujours à l'analyse de certaines étapes, d'une biographie intérieure » et « impose non seulement une ouverture métaphysique, mais encore une approche psychologique et sociologique ».
Ils choisissent le Test AT9 (G. DURAND et Y. DURAND) comme support de leurs investigations.
Les auteurs rappellent que ce test projectif vise l'exploration des structures normales de l'imaginaire, à travers certaines manifestations graphiques exprimant l' « inconscient collectif ».
Il s'agit, pour le sujet, de composer un dessin avec « une chute, une épée, un refuge, un monstre dévorant, quelque chose de cyclique, un personnage, de l'eau, un animal et du feu ». Ces différents symboles archétypaux seraient en relation avec les problèmes existentiels fondamentaux.
L'étude porte essentiellement sur les protocoles de l’AT9, relatifs à 30 Schizophrènes.
Nous allons voir que le matériel utilisé par les auteurs, s'il demeure intéressant pour étudier les modalités selon lesquelles chaque sujet envisage, minimise ou exagère les neuf symboles de figuration, n'a pas de spécificité sémiologique nette par rapport à la méthode graphologique. Les auteurs sont en effet amenés à isoler certaines notes qu'ils retrouvent chez ces 30 malades avec des pourcentages allant de 43 à 90 %
Notons en passant que le signe le plus fréquemment noté (90%) n'échappe pas au reproche de « subjectivité », d' « intuitionnisme » que l’on fait couramment à la graphologie : il s'agit d'un « Univers dévitalisé » reconnu à travers l'aspect des dessins.
Nous allons essayer de comparer point par point, aux conclusions de cet article, celles qu'on peut dégager de trois études réalisées par des graphologues :
1. « L'écriture des Schizophrènes », de J.-C. GILLE.
2. « Le Psychologue devant l'écriture », de BOONS. Cet ouvrage comporte un chapitre qui aboutit à caractériser l'écriture type que devrait avoir théoriquement le schizoïde, selon le système graphologique de l'auteur.
3. « Formes de Névrose et expression graphique », de B. WITTLICH, conférence prononcée à Amsterdam, au Congrès international de Graphologie, en avril 1966.
Seul l'article de Ch. POIREL fait état de statistiques, les données de J.-C. GILLE et de B. WITTLICH concernent l'analyse de quelques cas et présentent les résultats de leur expérience personnelle (dix ans pour B. WITTLICH). Nous ne pouvons donc faire qu'une comparaison qualitative.
Nous désignons par un sigle chacun des caractères décrits par les différents auteurs, afin de simplifier la présentation du tableau des correspondances.
Test AT9 de 30 Schizophrènes (Etude du Pr. Christian Poirel et Pierre Hillairet) |
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P1 |
Univers scénique fragmenté. |
P2 |
Univers scénique chaotique. |
P3 |
Motifs archétypaux juxtaposés. |
P4 |
Motifs archétypaux dispersés. |
P5 |
Motifs archétypaux situés sur une même ligne. |
P6 |
Aucune ébauche de structuration du dessin. |
P7 |
Absence de relief des éléments, absence de perspective, espace à deux dimensions, monde plat et linéaire. |
P8 |
Absence de vitalité. |
P9 |
Abstraction géométrique des formes. |
P10 |
Schématisation rigide. |
P11 |
Monde immuable et figé. |
P12 |
parfois productions touffues et enchevêtrées. |
P13 |
Relations aberrantes entre les motifs archétypaux. |
P14 |
Aspect longiligne du personnage, membres démesurément longs et filiformes. |
P15 |
Aspect d'atonie, d'asthénie, d'irréalité de l'animal ou du personnage. |
P16 |
Rigidité linéaire du contour. |
P17 |
Inconsistance de la forme. |
Ecriture des Schizophrènes ( Etude de J.-C. Gille ) |
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G1 |
Formes de l'écriture, « habileté » graphique relativement bien conservée (effectivement, les tests verbaux sont moins perturbés que les tests de performance : l'écriture est une autre forme du langage). |
G2 |
Monotonie de l'écriture, c'est-à-dire formes stéréotypées, dans les quelles l'automatisme psycho-moteur l'emporte largement sur la perpétuelle mouvance d'une écriture « vivante ». |
G3 |
« Maigreur » (au sens de KLAGES), c'est-à-dire écriture sans profondeur ni relief. |
Ecriture des névrosés schizoïdes (Étude de P. Boons) |
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B1 |
Prédominance de la droite sur la courbe. |
B2 |
Juxtaposition, disjonction des lettres. |
B3 |
Espacements exagérés entre les lettres, les mots, les lignes. |
B4 |
Importance exagérée des débuts et des fins de mots. |
B5 |
Renversement ou inclinaison excessifs. |
B6 |
Pression exagérée. |
B7 |
Lignes trop horizontales, trop rectilignes, rigides. |
B8 |
Liaisons en arcade. |
B9 |
Netteté ou sécheresse du trait. |
B10 |
Ecriture saccadée, discordante. |
B11 |
Lettres étroites, allongement et étrécissement des hampes et jambages. |
Ecriture des névrosés schizoïdes (Etude de B. Wittlich) |
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W1 |
Écriture très inégale de dimension. |
W2 |
Écriture très inégale de vitesse. |
W3 |
Discordances de pression. |
W4 |
Lettres serrées. |
W5 |
Netteté du trait. |
W6 |
Juxtaposition (signe particulièrement important). |
W7 |
Rythme rigide. |
W8 |
Rythme perturbé. |
W9 |
Prédominance de la droite sur la courbe. |
W10 |
Ecriture maladroitement liée. |
W11 |
Liaisons en arcade. |
W12 |
Liaisons en guirlande et filiforme dans la même écriture. |
W13 |
Liaisons stylisées. |
W14 |
Amoindrissement des boucles, réduction des surfaces. |
W15 |
Écriture ornée. |
W16 |
Écriture étrécie. |
W17 |
Renversement ou discordance d'inclinaison. |
W18 |
Écriture prolongée en haut et en bas. |
W19 |
Écriture comportant des éléments dextrogyres et sinistrogyres. |
W20 |
Zone supérieure et inférieure tour à tour accentuée, l'une au détriment de l'autre. |
W21 |
Début des mots accentué en hauteur et pression. |
W22 |
Fin des mots accentuée en hauteur et pression. |
W23 |
Mots très espacés entre eux (signe particulièrement important). |
W24 |
Lignes très espacées entre elles (signe particulièrement important). |
W25 |
Irrégularité. |
W26 |
Manque d'homogénéité. |
W27 |
Fermeté et originalité des formes. |
W30 |
Ordonnance discordante. |
Nous allons maintenant dresser un tableau de comparaison en utilisant les conventions suivantes :
Lorsqu'il y a concordance, nous noterons : (+), lorsqu'il y a discordance, nous noterons : (-), lorsque la comparaison demeure impossible ou aléatoire, nous noterons ainsi : (?)
Référence POIREL |
Concordance (+) |
Discordance (-) |
P1 |
B2 W6, W10, W26 |
|
P2 |
B4,
B10 W1, W2, W3, W8, W12, W17, W19, W20 W21, W22, W25, W26, W30 |
B7 G1,G2 |
P3 |
B2 W6, W10, W26 |
|
P4 |
B3 W23, W24 |
W4 |
P6 |
W12,
W19 W20, W26, W30 |
G1 W13, W27 |
P7 |
B9, G2, G3, W5 |
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P8
|
G2 |
|
P9
|
B1, B7, W9, W14 |
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P10
|
B1, B7 G2 W7, W9, W14 |
P12 W15, W26, W30 |
P11
|
B7G2 |
B4, B10 W1, W3. W8, W17, W19,W20, W21, W22, W25, W26, W30 |
P12
|
W15,
W18 |
B3 G2P4, P9. P10, P11 W23, W24 |
P14
|
B11 W16, W18 |
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P15
|
B6 W13, W27 |
|
P16
|
B1, B7, B9,
B11, G3 W5, W7, W9 |
W3,
W12 |
P17 |
W12 |
W27 |
' Tout d'abord, les concordance sont plus nombreuses que les discordances : P1, P3, P7, P8, P9, P14, sont en parfait accord avec les données graphologiques. Cet accord n'a rien d'étonnant, ni, peut-être, de particulièrement instructif. Nous en reparlerons en conclusion de cette étude.
' Les discordances existent et leur étude parait enrichissante en nous posant des problèmes qui permettront peut-être des recherche plus approfondies :
o P2 se retrouve dans l'écriture des schizoïdes : il s'agit d'une écriture chaotique à plusieurs égards (P. BOONS, B. WITTLICH). L'acte d'écrire est encore une création, ses formes sont vivantes, l'écriture est très expressive.
o Par contre, dans le même acte d'écrire, le schizophrène semble un automate, les contradictions disparaissent. L'écriture n'est plus une projection; il ne reste plus qu'un mécanisme cérébro-moteur. Les conduites originales d'adaptation ont fait place à la froideur hyper-rationalisante. C'est peut-être ici qu'apparaît l'originalité du test AT9 par rapport à la graphologie. P4 (motifs archétypaux dispersés) n'est en contradiction qu'apparente avec W4 (lettres serrées). Le mot reste une entité pour le schizoïde qui se projette en lui. Il représente son être vécu comme sépare, privé de contact, isolé (W23, W24). Encore convient-il de noter que chaque lettre est mal liée aux autres (W6, W10) : l'intimité intérieure elle-même tend à s’effriter.
o P6 manque (le structuration des dessins) est en contradiction avec G1 (formes conservées). Nous retrouvons ici la relative conservation des mécanisme automatiques au détriment des conduites personnelles.
o Reste la contradiction avec W13 (liaison) et W27 (fermeté et originalité), La structure est présente; elle est même forcée chez le schizoïde. La stylisation et l'originalité constituent une structuration anormale peut-être en liaison avec une forme d'autisme que nous retrouverons an sujet de l'écriture ornée.
o P10 (schématisation rigide) s'oppose déjà, plus ou moins, à P12 (parfois productions touffues et enchevêtrées). Cette contradiction est expliquée par Christian POIREL, en plein accord avec les découvertes de la graphologie, comme un surgissement de la conscience autistique. De même B. WITTLICH note l'écriture ornée dans un certain nombre de cas (W15).
o P11 (monde immuable et figé) s'oppose à toutes les inégalités exagérées, les discordances choquantes qui apparaissent dans l'écriture des schizoïdes. Cette vie apparente de l'écriture névrotique met en évidence l'ambivalence entre deux conduites adaptatives, entre la froideur et la décharge explosive. L'écriture du psychotique traduit bien ce monde immuable et figé par l'écriture monotone (G2).
o P15 (atonie, asthénie, irréalité du personnage et de l'animal), P16 (rigidité linéaire du contour), P17 (inconsistance de la forme), s'opposent à certaines notes de l'écriture schizoïde : W3, W12, W13, W27.
Tout cela semble être bien expliqué par la différence qui sépare les schizoïdes des schizophrènes, les uns cherchant encore une adaptation à un monde dont ils se sentent coupés, les autres « adaptant leur monde » à leur logique irréelle.
P5 ne peut trouver de comparaison graphologique satisfaisante.
B6 semble devoir être éliminé puisqu'il est déduit de considérations purement théoriques sans confirmation expérimentale connue.
P13 (relations aberrantes entre les motifs archétypaux) ne pourrait se vérifier en graphologie que si, comme pense M. de Surany, certains motifs archétypaux constituaient le fond de notre alphabet…
Au terme de cette étude, nous pensons avoir montré une concordance assez satisfaisante entre les résultats du test AT9 et les études de graphologie. Les deux méthodes, en se rejoignant, se vérifient indirectement l'une l'autre. Elles attestent, une fois de plus, la continuité psycho-pathologique unissant la névrose schizoïde à la schizophrénie.
L'abord par l'analyse existentielle de la schizophrénie apparaît comme une façon exigeante de mieux comprendre la signification vécue d'un psychisme déséquilibré. La graphologie pourrait s'inspirer de cette façon d'étudier les problèmes. L'écriture n'est-elle point en effet un enregistrement du vécu temporel ? Le scripteur devant la demi-page qu'il a écrite est comme chacun de nous à un quelconque moment de sa vie : emprisonné dans le passé qu'on ne peut plus effacer, obligé à la liberté du choix devant les infinies possibilités de la demi-page qui reste à écrire...
Ch. POIREL et P. HILLAIRET, Les Archétypes et l'Analyse existentielle,
in Annales Médico?Psychologiques, Paris, 1967, t. 2, 1246 année,
p. 621 et suiv.
G. DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Introduction à
l'archétypologie générale, P.U.F., Paris, 1960.
Y . DURAND, Structures de l'imaginaire et comportement, in Cahiers internationaux
du symbolisme, Genève, 1964, p. 61 et suiv.
J.C. GILLE, Ecritures de Schizophrènes, in La Graphologie, Paris, 1965,
t. 1 et 2 (nos 97 et 98), pp. 28?34.
J.C. GILLE, Formes de névrose et expression graphique, in La Graphologie,
Paris, 1967, t. 1, no 105, P? 36.
P. BOONS, Le Psychologue devant l'Ecriture, Bruxelles.