L'individu, le social et le mythique

interview du Dr Roland Cahen
par V. Rousseau sur
la persona

paru dans la revue « Le lierre et le coudrier [1]  »,
N° spécial, intitulé :
Représentation ‑ Persona ‑ Théâtre [2]

Dr Roland Cahen
 neuro‑psychiatre ‑ psychanalyste
fondateur de la société française de psychologie analytique,
traducteur en français de plusieurs ouvrages de C.G. Jung.


Véronique Rousseau

psychothérapeute – sophrologue

Avant de commencer, je témoignerai de la joie que j'ai de m'entretenir avec vous sur ce thème intéressant, très difficile mais capital de la Persona. Je sais, pour avoir assisté à votre séminaire qui existe maintenant depuis neuf ans, que vous aimez replacer la psychologie des profondeurs dans l'actualité. Sur le chemin, je pensais à toutes ces soirées auxquelles j'ai participé pendant trois ans et je me suis dit que ce serait intéressant de commencer notre travail sur la persona en partant de l'actualité où la violence tient une si grande part.

Roland Cahen ‑ Effectivement, je commence mon séminaire, soit par une note d'actualité soit par une expérience personnelle parce qu’il ne s’agit pas d’apporter un seul savoir livresque mais d'être dans le vécu. L'actualité est tellement brûlante et bouleversante qu'elle jette un défi à nos réflexions; le rôle de la psychologie ne se situe pas sur une étagère avec des pots de confiture, mais dans la vie.

Véronique Rousseau  ‑ Je regardais tout‑à‑l'heure, en venant en taxi, les publicités et, certaines sont assez étonnantes car, elles montrent bien une dissociation : ce sont soit des hommes très virils et sportifs, soit des femmes en maillot de bain, belles dans un corps sain mais, en même temps, ce sont des publicités pour l'alcool. Cela m'a amusée. Je me suis dit : là on a un exemple type de persona, cette image idéale d'un corps qu'il faut montrer, exhiber et qui, en même temps, est tronqué, car un corps sain et le sport n'ont jamais rien eu à voir avec l’alcool.

Ce que je trouve important dans cette notion de persona c'est d'essayer de cerner comment ce concept pourrait nous aider de façon concrète pour la compréhension des phénomènes psychologiques et sociaux contemporains.

Roland Cahen ‑ Je crois que vous avez raison de dire que la persona – le masque social – est une des est une des notions clef de la psychologie des profondeurs, notion d'ailleurs que les freudiens ignorent, de même qu'ils ignorent la notion d'anima et d'animus. Je me demande comment ils s'en tirent dans leur travail et dans leur pratique. Pour eux, ces notions, ces concepts n'existent pas. C'est curieux. Vous me trouvez sans doute un peu désabusé parce que justement cette notion de persona est au centre de la psychologie des profondeurs. Je dirais que la psychologie des profondeurs s'est développée avec la persona et, à partir d'elle, contre elle car, nous avons accès à la profondeur en dépassant justement la persona en laquelle le monde moderne est en train de s'engloutir.

Les médias y contribuent beaucoup. Souvent, je me demande : Que faut‑il faire pour sauver cette civilisation ? Est­ elle "sauvable" ? J’avoue que je suis rongé par le doute parce que justement, la persona envahit, ronge tout. A travers les médias, elle prend une importance démesurée qu'elle n'a jamais eue dans l'histoire. La persona est, camouflée par les stars sous des dehors de confidences intimistes. Même si auparavant, les journalistes étaient des gens qui avaient un rôle bien déterminé, ils n'occupaient pas tout le devant de l'actualité, ils ne faisaient pas l'histoire. Actuellement, ce sont ces messieurs qui acquièrent un nom en donnant les nouvelles et qui sont promus au rang de gens de plume car, ensuite, n'importe quel éditeur demande à n'importe lequel de ces messieurs d'écrire n'importe quoi. Il y a donc surinformation, désinformation et falsification.


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Véronique Rousseau  ‑ Ce que vous soulignez, tout de suite, pour la persona finalement c'est une fausseté ?

Roland Cahen ‑ L'inflation actuelle de la persona médiatique est telle que certains se demandent si cela ne va pas imploser, le public se détournant de ces jeux en circuit fermé où le journaliste devient critique puis romancier pour redevenir journaliste. Et tout cela, dans un vaste copinage.

Véronique Rousseau  ‑ Ce que je comprends là de la persona, c'est cette manière excessive de tourner en rond que vous soulignez si bien au niveau des médias et nous pouvons la décrire comme une certaine unilatéralité de la conscience.

Roland Cahen ‑ Et seulement vers le paraître. L'hypertrophie de la persona est très dangereuse parce qu'il n'y a plus que le paraître qui compte. Derrière le paraître l'être disparaît. C'est le règne du paraître et de l'avoir.

Avoir pour paraître et paraître pour avoir.

L'être disparaît derrière cette hypertrophie désertique et médiatique : d'où cette course effrénée à la puissance du Moi qui veut alors, seulement paraître.

Véronique Rousseau  ‑ On pourrait dire que l'individu est plus identifié à sa conscience sociale, il n'est plus que cela et il en veut toujours plus.

Roland Cahen ‑ Du coup, nous assistons à des bouleversements dans les strates sociales. Les métiers du paraître : stars du "show biz", des médias ou des sports sont immensément avantagés au détriment des humbles artisans en général, et, en particulier, au détriment, par exemple des thérapeutes, des artisans et des réparateurs de l'être, qui oeuvrent tous, chacun dans leur coin, sans bruit ni tintamarre, cherchant à donner à chacun sa part d'être et de paraître, un paraître qui ne soit pas seulement un masque mais un reflet vrai de son être harmonisé.

Véronique Rousseau  ‑ Alors, il serait important maintenant de souligner le risque d'emballement qui consiste à s'identifier au paraître jusqu'à l'absurde.

Roland Cahen -  Dans la persona, il y a deux aspects. C'est « je veux paraître et apparaître » puis le mouvement inverse, « je suis vu par le regard de l'autre ». Je veux que le regard de l'autre me voit comme le brillant médecin, je veux apparaître comme tel et le regard de l'autre fait de moi le très brillant médecin ou le navet.

Véronique Rousseau  ‑ C'est très important ce que vous alignez là, c'est une des causes de la course effrénée au pouvoir, parce qu'on ne peut jamais saisir le regard de l'autre dans sa réalité.

Roland Cahen ‑ Oui, c'est un pouvoir qui est, en même temps, un pouvoir dérisoire puisque, nous savons aujourd'hui, encore plus que jamais et plus vite que jamais, combien ces images sont périssables. Le présentateur de T.V. de demain éclipsera complètement le brillant présentateur de ce soir. Donc, ce sont des images très éphémères et, si le MOI ne se constitue que du regard de l'autre, il crèvera demain avec la bulle de savon qu'il représentait. Il faut donc que le MOI trouve des assises en lui‑même au‑delà du rôle, du jeu de la persona.

Véronique Rousseau  ‑ Si j'ai bien compris ce concept de la persona, finalement, pour Jung, c'est un archétype au même titre que l'anima ?

Roland Cahen ‑ Je ne dirai pas que c'est un archétype. C'est une fonction structurale archétypale. Il faut que cela fonctionne comme cela. Dans une société de nature très primitive, j'aurais pu n'avoir que mon être avec peu de paraître, encore que cela se discute. Car, là aussi, il devait y avoir des velléités, des nécessités de paraître à la face des Dieux.

Donc, au fond, cette scission entre l'être et le paraître a dû, me semble‑t‑il, exister depuis toujours. Le lion doit aussi paraître comme un lion pour paralyser sa proie.

Il y a forcément entre mon être de nature et mon apparence dans la société envers les autres, une scission. Il y a forcément entre ce que je veux : dormir sous les noix de coco et attraper la noix de coco, entre l'être végétatif et l'être actif, une scission.

Pour être actif il faut avoir une image de soi et donner aux autres une image de soi conforme à ce que je veux réaliser.

Donc, cette scission‑opposition a bien dû exister depuis toujours au point de vue anthropologique parce que c'est un des ressorts de l'humain.

Entre mon être passif : je suis inerte et me dore au soleil, et mon être actif : je veux aller chasser la gazelle, il y a également scission. Après un rite d'entrée, je deviens le chasseur ; la persona du chasseur et, quand je rentre dans la tribu, après avoir attrapé ou une gazelle ou l'ennemi, on doit m'isoler dans une case à l'écart des autres pour que je me déprenne de mon rôle de chasseur et des esprits qui l'accompagnent, que je redevienne un être de la tribu.

Autrement dit, cette structure qui sous tend la persona doit avoir existé de toute éternité.

Donc, je ne dirai pas que c'est un archétype, mais une fonction structurale archétypale, un peu différente d'un contenu archétypique par exemple, appelé Dieu. C'est une structure fonctionnelle nécessaire.

Et à partir de là, dans les vies encore très proches de la, nature, déjà ce jeu de la persona devait opérer. Dans les sociétés qui se sont fort éloignées de la nature pour devenir des sociétés de culture où le jeu social prend le pas sur tout, entre autre sur l'être, la persona s'hypertrophie. Elle s'est hypertrophiée pendant 2000 ou 4000 ans ! Sous l'influence des médias, dont la télévision, qui sont en train de bouleverser le monde, cette évolution arrive à terme et nous assisterons probablement rapidement à des retournements et à des révisions.

Si vous pensez ‑ et vous ne pouvez pas ne pas le penser puisqu'il s'agit d'un fait statistique ‑ que l'enfant français passe en moyenne, en quittant l'école, quatre heures par jour devant l'écran de télévision, au milieu de la violence et de l'érotisme, puisque c'est cela qui fait les gros pourcentages d’écoute pour la bonne publicité. Il en résulte que la vie mentale, la vie intérieure des adolescents d'aujourd'hui va en s'amenuisant puisque tout le temps disponible passe dans ce psychodrame dont ils sont absents, qui se déroule pour eux mais, en face duquel, ils sont totalement passifs.

Malgré cela, je ne suis pas un contempteur de la télévision, car il y a des choses admirables dans les programmes et, parfois, il y a des évènements qui se produisent sous nos yeux.

Ce que je critique donc, c'est le mauvais usage de cette chose admirable qu'est la télévision, et je crains que, toute politique mise à part, la privatisation de la télévision soit une erreur parce que tant que c'étaient des chaînes d'état il fallait une bonne écoute. Maintenant que ce sont des chaînes privées, ‑ la minute avant 20 heures coûte 50 millions de centimes ‑ il faut avoir une grosse écoute. Pour avoir 20 millions de spectateurs, il faut quelque chose qui tape au niveau du nombril et de préférence plus bas.

On est prisonnier de la persona, de l'instinctif sexuel et violent.

Véronique Rousseau   ‑ Cette notion de persona a des ramifications avec tous les concepts jungiens, parce qu'elle implique le regard de l'autre, donc ce que je veux lui montrer pour qu'il m'apprécie, et me renvoie une bonne image. En même temps, je veux lui cacher tout ce qu'il est censé ne pas apprécier de moi, ce qui va nous renvoyer à la notion d'ombre et de refoulement. Dans le même temps, pour que la persona soit vivable, il faut effectivement que l'être reste en contact avec ses profondeurs, donc avec son âme. Le paradoxe fait de la persona une notion charnière.

Roland Cahen ‑ Je suis totalement d'accord avec vous, parce que dans l'âme humaine tout est en relation avec tout et que la couche la plus superficielle de ma personnalité est forcément ‑ si je ne suis pas dissocié ‑ en rapport étroit, en échange réciproque et dialectique avec tout le reste des couches les glus profondes. Cela ne peut pas être autrement. Ce que vous avancez est vrai dans la mesure où, dans mes gestes, ma vie est une dialectique permanente entre ma persona et mon être naturel sous-jacent.

Lui n'a pas de parade, c'est tout naturellement que nous prenons un café ensemble. De nos jours, la persona est devenue un chancre qui dévore tout. C'est cette foutue problématique que nous venons d'épingler qui explique le déclin de l'analyse, son découronnement. Tous les collègues, ici à Paris, se plaignent qu'il y a beaucoup moins de demande d'analyse qu'avant. Il est plus difficile de soigner ses malades qu'il y a vingt ans. Il y a vingt ans, ils venaient vers une thérapie qui possédait une certaine aura. On venait respectueusement. On avait presque envie d'enlever ses chaussures avant d'entrer dans la mosquée analytique. Maintenant, ce n'est plus du tout cela. On est là parce qu'on n'a pas trouvé la bonne pilule et bien ennuyé de devoir aller consulter.

Un exemple, de manifestation de la persona nous est donné par " le langage parasitaire".

Le langage parasitaire est au niveau du langage une manifestation de la persona. Nous, gens d'expérience de l'écoute, le savons bien : les gens disent la vérité ou la camouflent plus ou moins; il s'agit de les écouter au second degré. Superficiellement, les signifiants employés créent un faux décor, une fausse façade, laquelle est souvent un vrai mensonge, dont la texture même invite à en décrypter les arrière‑plans, où réside la plupart du temps leur vérité. C'est celle‑là que nous devons leur renvoyer. Quand je dis "si vous voulez, prenez une tasse de café" c'est objectivement fondé mais, quand un de mes visiteurs me dit : "Docteur, si vous voulez, ma belle‑mère..." je lui coupe la parole en lui disant "excusez‑moi, Monsieur. Je ne veux rien, ou plutôt si, je veux vous faire du bien puisque je vous reçois en tant que médecin ou thérapeute. Mais ceci mis à part, en dehors de ce vouloir général, je ne veux rien et si je voulais quelque chose, je ne voudrais surtout pas que votre belle‑mère..."

Je cite souvent l'exemple de cette malade qui arrive dans mon cabinet et qui, à la troisième phrase me dit : "Docteur, si vous voulez, je n'aime pas l'analyse".

Je l'ai tout de sorte interrompue. "Madame, je ne veux rien, ou plutôt si, je veux un petit quelque chose. J'ai l'intention de vous aider".

Comme Freud avait l'intention d'aider sa malade quand, abandonnant l'hypnose, il eut l’idée de l'écouter. C'est ainsi qu'il a découvert la psychanalyse. Donc le contre transfert a toujours précédé le transfert comme antériorité.

"Mais, si vous voulez quelque chose, je voudrais que vous aimiez l'analyse et non pas que vous ne l'aimiez pas."

Par ce langage parasitaire, la formule "si vous voulez" employée mal à propos, est une pseudo cordialité qui cache le plus souvent un vrai mensonge. Ainsi on me prête un contenu qui va à l'opposé de celui que j'aurais si je voulais quelque chose.

Ce "si vous voulez", c'est de la persona. On veut paraître gentil, on veut me séduire et on veut faire un pseudo rond de jambes pour cacher une teneur affective, ce qui entraîne souvent un vrai mensonge. Or, le sourire qui accompagne le "si vous voulez" est au niveau de la persona langagière. La falsification et le mensonge sont au niveau de l'être. Cette dame qui me dit : Docteur "si vous voulez, je n'aime pas l'analyse" vient poussée par la persona et l'environnement parce qu'elle est délirante et anorexique ou boulimique ou frigide ou lesbienne. Elle vient pour la persona mais au fond de son être, elle ne veut pas venir.

C'est donc la persona dans le langage.

De même quand certains disent tous les trois mots : "bon, bon, bien sûr", c'est la persona qui s'exprime par le langage parasitaire car il y a peu de bon, peu de sûr en eux, ils cherchent à le camoufler et à se le cacher.

Véronique Rousseau  ‑ Pensez‑vous qu'il s'agisse d'un phénomène récent ? La psychanalyse n'aurait‑elle pas créé son propre mal‑être en structurant les défenses qui ne se vivent plus comme des défenses ?

Roland Cahen ‑ Vous avez partiellement raison mais, ce faux‑fuyant du langage parasitaire existe depuis qu'il y a des hommes. Je dis quelque chose et je cache la vraie vérité de ce que je veux dire, par autre chose.

Véronique Rousseau  ‑ Est‑ce que, maintenant, les gens croient moins à l'analyse ?

Roland Cahen ‑ Sûrement. Et cela pour un motif général. L'analyse a contribué à déstabiliser le monde, sans le vouloir certes, ne serait‑ce qu'en nous privant de ces convictions en béton que les générations antérieures avaient encore : Dieu, l'armée, les avocats, la famille, la patrie, toutes sortes de choses furent découronnées en grande partie. Nous avons donc ébranlé le monde sans le vouloir car ni Freud, ni Jung n'étaient des dynamiteurs.

Véronique Rousseau  ‑ Freud avait tout de même dit qu'il apportait la peste aux Etats-Unis.

Roland Cahen ‑ C'est juste, mais il ne pensait pas qu'il serait dynamiteur à ce point là tout de même.

Freud était un très brave bourgeois, c'est bien connu !

Je disais donc que l'analyse a contribué à déstabiliser le monde mais cela ne pouvait pas se passer autrement. Si c'était à refaire, il faudrait tout de même le refaire. Cela fait partie des progrès de l'humanité. On le ferait peut‑être dans un autre contexte. Que Freud et Jung restent amis, s'ils avaient eu l'un et l'autre un caractère moins ombrageux, imaginez la puissance du mouvement analytique si ces deux êtres là ne s'étaient pas séparés. Aucune faculté de théologie ni de philosophie, ni de médecine n'aurait résisté au courant analytique.

Véronique Rousseau  ‑ A être, l'un dans la position du père, l'autre dans celle de l'enfant terrible et hyper créatif, pouvaient‑ils partager la même place dans notre culture ?

Roland Cahen ‑ Il fallait que cela se passe ainsi pour que chacun aille au bout de son oeuvre. Le malheur veut qu'actuellement, les disciples - de quelque obédience qu'ils se réclament, soient encore complètement prisonniers de leur "Dieu". Tout apport, tout enseignement d'un maître comporte le risque d'y rester partiellement enfermé.

Il y a toujours de la peine à s'en libérer et à conquérir son autonomie, surtout si on tient à en conserver le noyau précieux. L'analyse à contribué à ébranler le monde, c'est important, car la folie est partout. L'histoire est folle : deux guerres ignobles. La société est folle : il faut mettre des feux verts et des feux rouges partout sinon les gens s'entretueraient. C'est pire que la horde primitive. Il n'y a un peu de raison que dans votre tête, ma tête et la tête de chacun, en général, pas beaucoup, mais un peu. Un peu plus dans votre tête et dans ma tête parce que nous avons fait des efforts pour y mettre un peu d'ordre pendant dix ans. Ce pourquoi le monde nous en veut car, du coup, nous sommes différents. Nous sommes devenus comme les jésuites, les juifs ou les nègres de la société. Nous sommes des boucs émissaires.

Véronique Rousseau  ‑ Des boucs émissaires et, en même temps, c'est nous qui permettons à la société de tenir debout, c'est‑à‑dire que nous la cautionnons.

Roland Cahen ‑ Oui, nous sommes leur conscience, ce qui est un rôle écrasant, mais dont les autres ne veulent pas nous gratifier. Ils nous tolèrent mais s'ils pouvaient nous débarquer, ils le feraient de grand cœur; mais nous tenons bon...

De la psychanalyse on est passé à la mythanalyse, c'est un virage copernicien. Henri Corbin qui était et demeure un grand bonhomme en a été un des grands initiateurs. Ce mouvement a été poursuivi et amplifié par Pierre Solié. Car jusqu'à présent, les hommes ont vécu sous l'emprise du mythe et, à partir de la mythanalyse, il y a un renversement surhumain au sens propre du terme, qui consiste à ce que l'esprit humain domine le mythe. En osant analyser le mythe, l'homme prend une position au‑dessus du mythe. Il fait, de ce mythe un produit de l'esprit humain qui n'est donc plus asservi au mythe. Cela vaut pour les mythes exotiques, pour les mythes moins exotiques et puis également pour les mythes occidentaux, judéo‑christianisme y compris. Cela va très loin !

Véronique Rousseau  ‑ D'où la désespérance actuelle et la fuite dans la persona. Tout craque !

Roland Cahen ‑ En effet, tout craque même notre soubassement mythique. Donc, il n'y a plus semble‑t-il qu'à mon paraître auquel je puisse me raccrocher, puisque mon socle s'effondre. La persona, dans ce contexte précis, sert à combler la peur du vide car, il se produit ce qui se passe dans une explosion atomique où le fond même de l'usine risque de s'enfoncer vers le centre de la terre. Il y a donc un renversement copernicien. L'homme n'est plus asservi au mythe, il a réussi à s'élever au delà et au‑dessus du mythe, à concevoir et à vivre le mythe comme fruit de son esprit auquel il n'est plus asservi par le biais de l'esclavagisme.

Mais, du coup, il n'est plus porté par son mythe qui se trouve désacralisé, c'est‑à‑dire qu'il n'est plus porté par rien sinon par la connaissance, la science, la logique, un reste de respect pour la vérité, un rien, un manque. On rejoint Lacan qui a mis le doigt là dessus, tragiquement, sans peut‑être, tout à fait bien savoir ce qu'il faisait d'ailleurs, apportant ainsi sa contribution à l'ébranlement et à la démolition du monde, mettant aussi, partiellement, le langage à terre...

Nous sommes en face de décombres d'une immensité incroyable dont nous n'avons pas encore pris conscience. Nous sommes, peut ­être les premiers, les pionniers à nous rendre compte de l'ampleur des dégâts ce qui, comme vous le dites très justement, donne une pseudo importance falsifiée à la persona, comme étant une des seules choses de moi‑même qui semble encore tenir un tout petit peu la route... Pour combien de temps encore ?

Le mythe désacralisé, c'est une perte assurément. Mais il ne fait plus peur et c'est un gain considérable dans l'ordre de la libération de l'être. Le moi va pouvoir retrouver ainsi un nouveau confort. En tout cas, je suis plus libre dans mon rôle de médecin.

Véronique Rousseau  ‑ Une question encore que j'avais à vous poser. Vous connaissez le concept de faux self  de Winnicott, peut‑on faire une analogie entre la persona et le faux self ? Cela n'éclaire‑t‑il pas la notion de Soi chez Jung ?

Roland Cahen ‑ La persona, c'est un faux self par excellence !

Notion qui, curieusement n'est reprise par personne. A ma connaissance, aucune école en dehors des jungiens qui s'affichent comme tels, n'a repris la notion de Soi de Jung. Ils empruntent le mot en lui donnant une autre acception.

Véronique Rousseau  ‑ Comment voyez ‑ vous ce mariage entre la persona et le soi ?

Comment envisagez ‑ vous l'équilibre dialectique de l'un à l'autre sans envisager le risque de tomber d'un extrême dans l'autre, selon cette fameuse loi d'énantiodromie [3] , de renversement en son contraire.

Roland Cahen ‑ Actuellement le déséquilibre en faveur de la persona est tel que cette synthèse est plus difficile que jamais, puisque toutes les racines de l'être semblent avoir disparues, remplacées par la télévision et la pseudo‑certitude affichée par les gens des médias.

Je regardais une émission excellente de médecine sur la peau.

Il y avait là les grands patrons des maladies de la peau. C'est le meneur de jeu de télévision qui leur faisait la leçon. C'est incroyable la puissance qu'ils affichent ! La télévision a fait ces messieurs qui sont des persona ambulantes, ne sont que cela, en usent et en abusent.

Ce rapprochement, cette synthèse souhaitable entre persona et Soi peuvent‑ils se faire ?

C'est plus difficile que jamais car, avant, il y avait une vie religieuse valable et les lieux de culte n'étaient pas encore désertés. Au moment de la prière, si dans la semaine l'individu s'était laissé prendre par son rôle d'épicier, de charbonnier, de médecin ou d'avocat, il s'effectuait lors de l'office religieux, toutes confessions confondues, une remontée du Soi, grâce à une reprise de contact avec la liturgie, le culte, le chant, le merveilleux, le mystère, le sacral. Il y avait donc une remontée des valences du Soi, que ce soit à la synagogue, à l'église, au temple ou à la mosquée, que ce soit le vendredi, le samedi ou le dimanche. Désormais, les lieux de culte sont plus désertés que jamais.

Si on assiste au culte, celui‑ci est une coquille vide qui rend la remontée du Soi plus difficile qu'elle ne l'a été en 2000 ans. Le culte fini ; on s'en retourne insouciant vers l'équipe de foot‑ball, qui incarne, elle, un singulier mélange de persona et de Soi.

L'enthousiasme que je mets à soutenir les Verts ou les Rouges, participe un peu du Soi ignoré. Pour mettre tant de passion dans l'équipe, il faut que telle ou telle équipe incarne un peu aussi ma dynamique interne.

L'homme moderne a reporté sur le sport, les champions ou les idoles du show‑biz bien des valeurs de son sacral intérieur. Tout le mystère semble avoir disparu.

Véronique Rousseau  ‑ N'est‑ce pas cela, la folie actuelle contemporaine ? Le mystère n'est plus porteur d'extraordinaire et du surpassement de l'être humain.

Roland Cahen ‑ C'est ainsi que la mythanalyse, qui fait beaucoup de bien à mon intellect, à ma logique, est un peu désastreuse dans la mesure où le thème mythique qui, après tout, reste le même, est dorénavant privé de son aspect mystérieux, de son impact dynamique, de sa dimension transcendentale.

La révélation reste la même, avant et après la mythanalyse, mais cette dernière prive, écrête le thème mythique de son mystère, et, ce faisant, de son impact affectif et dynamique. Cela stérilise les trois quarts de son efficacité humaine; mais dans le même temps, cela diminue considérablement les occasions de divagations, de délires mystiques et mythiques, et les asservissements infantilisants au mythe.

Véronique Rousseau  ‑ La psychanalyse n'est pas seule à suivre cette aporie. Si l'on étudie l'histoire de la philosophie, on découvre que les philosophes en sont arrivés à la même impasse.

Roland Cahen ‑ Sûrement, tout cela est dans le mouvement de l'esprit humain, de façon tout à fait générale, mais c'est la psychanalyse, qui en propulsant la mythanalyse, a donné le dernier coup de hache dans le chêne ancestral. Il faut faire avec !

Véronique Rousseau  ‑ Est‑ce que cela ne nous amène pas vers une mutation ?

Roland Cahen ‑ Il faut faire avec ! Les êtres qui ont travaillé sur eux ­mêmes, sont mieux placés que quiconque pour ;supporter le moins mal possible, cette mutation copernicienne. C'était dans la ligne des choses, cela ne pouvait pas arriver un peu plus tôt, un peu plus tard. Ce sera, en même temps une démystification tellement merveilleuse. Il faut l'avouer, le christianisme, qui a fait beaucoup de bien, a fait aussi beaucoup de mal : des atrocités perpétuées au nom du Christ. Je pense à l'Inquisition et à Dieu sait quelles autres atrocités. Les peuples chrétiens s'entre ‑ égorgeaient et le Christ était dans les deux camps ennemis. Il y eut aussi l'évangélisation des peuples non chrétiens soumis aux conquêtes coloniales.

Ce sont les esprits comme le vôtre et le mien qui sont le mieux armés pour discerner cette mutation prodigieuse qui se fait sous nos yeux. Mais on ne peut se cacher que nous sommes comme les crustacés qui perdent leur carapace. L'humanité est à nu, sans défenses, sans soubassement et sans axe, c'est pour cela que l'on va mal. Je suis de tempérament optimiste et pourtant, je me défends mal contre un certain pessimisme et, lorsque je me demande si cette civilisation est sauvable c'est que la mutation est tellement monstrueuse... Elle ne s'est jamais produite ni à ce niveau, ni dans ces termes, ni dans cette optique, ni avec cette puissance ravageuse. Démythifier le monde ! Mais que peut devenir le monde sans mythes ? Que mettre à la place ?

Véronique Rousseau  ‑ Je n'ai pas l'impression que le monde soit libéré des mythes.

Roland Cahen ‑ Bien sûr l'esprit ne peut pas vivre sans mythes. Dès que je perds mon mythe, je recrée sûrement des balbutiements mythiques quelque part, mais on ne sait pas encore très bien où.

Véronique Rousseau  ‑ J'ai surtout l'impression que l'archétype de la terre‑mère agit toujours ; celui du Dieu‑père de même.

Roland Cahen ‑ C'est qu'on ne peut pas vivre sans. On ne peut pas se débarrasser des éléments de l'air que nous respirons, de la terre qui nous porte, du feu qui nous chauffe et de l'eau que nous buvons. Dieu merci ! On revient à des mythes élémentaires, fondamentaux.

Véronique Rousseau  ‑ N'est‑ce pas curieux, cette inconscience de l’être humain, face à sa faiblesse et à sa fragilité ? Pourtant, la psychanalyse avait bien mis en relief l'importance de l'inconscient et combien l'homme lui restait soumis. On dirait que cela est resté sans effet. C'est curieux quand même !

Roland Cahen ‑ Les superstructures conscientes construites sur l'inconscient étaient tellement artificielles, fausses et entachées de persona, qu'il fallait bien qu'elles craquent pour revenir à un être naturel.

Véronique Rousseau  ‑ A quel moment situez vous cette coupure ?

Roland Cahen ‑ Depuis un siècle. Tout cela se fissure.

Véronique Rousseau  ‑ Le point de jonction que vous faites est vrai car Freud, finalement s'est attaqué à la persona au travers du mode de vie qui avait cours à Vienne à la fin du siècle dernier.

Roland Cahen ‑ Et le monde viennois ne lui a pas fait la vie douce. Il a fallu que Madame "Une Telle"... fasse des courbettes à un ministre pour que Freud obtienne un titre de Professeur ; sinon sa persona en aurait lourdement souffert. Freud, comme tout un chacun, et peut‑être plus que d'autres en raison des attaques injustes dont il était l'objet, avait besoin d'une persona solide voire grandiose, comme constituant indispensable de sa personnalité. L'esprit humain conscient, depuis 4000 ou 5000 ans, avait construit des superstructures mentales conscientielles pseudo ‑ logiques ou pseudologiques telles que l'énorme coup de balai dans les écuries d’Augias qu'a propulsé la psychanalyse ne pouvait pas manquer de les faire craquer.

Véronique Rousseau  ‑ L'édifice théorique freudien, c'est ainsi que je le comprends, explique comment le Moi se construit avec ses mécanismes de défenses, le refoulement, la censure. On a donc pu en tirer quelque chose. Cela, c'était l'apport freudien, et puis il y eut Jung avec l'apport essentiel du centre, du Soi... il fallait que les deux restent en contact.

Roland Cahen ‑ Ce fut raté ! C'est à vous, jeunes générations, qu'il reviendra de refaire cet édifice. Pour l'instant c'est en miettes, en débris, comme si un météorite était tombé, écrasant tout. Il va falloir que la reconstruction se fasse ‑ elle va se faire ‑ à partir de l'élémental puisqu'on ne peut pas quitter la terre qui nous porte.

Véronique Rousseau  ‑ Pour terminer, comment envisagez ‑ vous une rééquilibration possible ? On ne peut pas demander de faire une analyse, à tout le monde. Nous en sommes très loin.

Roland Cahen ‑ D'autant plus que maintenant, lorsque quelqu'un a un problème psychologique, il s'adresse au généraliste qui se dit « moi, je suis autant capable que ces psychologues ou ces psychiatres ». Le psychiatre, dans ce cas d'espèce, aurait donné un tranquillisant ou un neuroleptique et c'est ainsi que le généraliste a repris en main "la petite psychiatrie". Je sais mal ce qu'est la petite psychiatrie. Il y a des cas légers mais je ne connais pas de cas simples. Chaque cas, petit ou grand, étant toute une anthologie de la psychiatrie.

Hier encore, j'ai vu un malade victime de sa persona. Un fonctionnaire du Ministère de la justice, grand monsieur qui vient me voir ‑ on s'est rencontrés chez un ami philosophe. Il a quelques problèmes. Il participe à des séances de groupe et devient le leader du groupe quelques temps après. Il mène l’induction avec tant de positivité forcée, non naturelle, que les participants du groupe s'en aperçoivent. Ma position est que nous sommes là pour aider chacun à retrouver en lui sa positivité, je ne suis pas là pour lui injecter dans la fesse, une positivité par piqûres, une positivité forcée. Ce serait un conditionnement. Mon rôle, c'est l'aider à retrouver en lui sa positivité vraie, un vrai élan positif; à faire que son élan positif de vie l'emporte dans le concret sur ses aspects autodestructeurs. Ce n'est qu'après, lors d'une séance individuelle, (la séance individuelle sans le groupe et la séance de groupe sans la séance individuelle, ce n'est pas suffisant), que je lui ai dit qu'il avait fait preuve de positivité forcenée; il m'a dit qu'il était sous neuroleptiques depuis vingt ans et qu'il avait fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, ce qu'il m'avait dissimulé au début ! Vous voyez le jeu de la persona : voilà un exemple de persona malade qui joue la persona de l'homme en bonne santé.

Véronique Rousseau  ‑ Surtout par rapport aux autres.

Roland Cahen ‑ Même par rapport au médecin consulté. On lui cache d'abord son état de santé réel par vanité de la persona. Il a fallu un traitement de deux mois environ pour qu'il accouche de ce qu'il avait subi auparavant comme traitements, lors de ses séjours en hôpital psychiatrique.

Comment peut ‑ on reconstruire me demandiez ‑ vous ?

Actuellement, le généraliste a repris en mains "la petite psychiatrie". Le malade qui arrive, me fait souvent la leçon. Il y a vingt ans, cette démarche était auréolée. Nous étions les "Analystes", des gens qui avaient quelque chose à apporter, à apprendre au visiteur. Maintenant, l'analyste est un fâcheux, on préférerait ne pas avoir à le consulter et la bonne pilule serait plus simple. Cela fait partie de la persona de l'être réputé normal, alors qu'il est malade. Le malade se cache derrière une persona d'homme normal.

Alors, la reconstruction ? Il ne faut pas être pessimiste, elle va bien demander un siècle, si tout va bien, s'il n'y a pas de cataclysme. Tout s'accélère. Peut ‑ être, aurons ‑ nous des surprises ?

Véronique Rousseau  ‑ Je ne vois pas ce qui pourrait remplacer ce lieu sacré qu'est le lieu du thérapeute.

Roland Cahen ‑ Justement, nous nous battons les uns et les autres pour préserver ce théménos [4] sacré, que la bêtise du monde veut nous supprimer. Cela lui simplifierait tellement la vie si la bonne pilule pouvait y pallier. Les gens ne se rendent pas compte qu'en cherchant à nous éliminer, ils éliminent tout le psychisme de leur champ vital et qu'éliminant le psychisme ils éliminent le vital; il ne reste plus guère alors que le métro, boulot, dodo et surtout en première classe. Voilà pourquoi c'est tellement important d'être en première classe !

En conclusion, les jeux de la persona rendent notre discipline plus inactuelle que jamais. Sa seule actualité étant, en fait réduite à quelques miettes retenues pour être immédiatement banalisées, alors que la merveille des merveilles qui nous permet seule, d'apprécier toutes les merveilles du monde et de la vie, ce sont bien pourtant les mécanismes subtils de la vie intérieure qui, une fois assimilés, intégrés, donneront tout son poids, tout son rayonnement à la vie extérieure.

Après avoir critiqué la persona dans ses excès, rendons lui ce qui lui est dû, à savoir la dignité d'un élément constitutif et nécessaire de la personne humaine.

Roland CAHEN (Paris, Juin 87)

* Voir C.G. Jung: "L'homme à la découverte de son ami". Préfaces et adaptation du Dr Roland CAHEN, Albin Michel, Paris 1987.

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Psychosonique Yogathérapie Psychanalyse & Psychothérapie Dynamique des groupes Eléments Personnels

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15 Octobre 2007



[1] Avec l’autorisation de son Directeur de publication : Alain Kieser

[2] 1987, pp. 8-21 ; ISSNx 0985-1097

[3] sont enantiomorphes des composés chimiques dont la structure est en miroir l’un de l’autre ; l’enantiodromie est le processus de passage d’une des deux formes à l’autre.

[4] du grec tithèmi : poser, déposer, mettre dans un lieu choisi, etc; thémènos sera le lieu de dépot choisi.