(Journée d’Études :
Montpellier III, 29 mars 2012)
Gabriel Bacquier au prisme de ses personnages
Cet artiste commence à entrevoir le succès dans les années cinquante ; il arrivera à la gloire sur les cinq continents dans les années soixante. Cela grâce à un don rare âprement cultivé… Gabriel Bacquier a interprété un nombre considérable d’œuvres lyriques, de l’opérette au grand style, de la mélodie à la chanson des rues. Ses préférences ne seront pas évoquées, car elles appartiennent au champ privilégié des journalistes. Nous aborderons les rôles, les personnages qu’il a particulièrement marqués d’un sceau indélébile pour ceux qui ont eu la chance, privilège de l’âge, de l’admirer en scène. Quant à la jeune génération, elle peut en prendre une idée grâce à ses nombreux enregistrements sonores et aux documents filmés souvent accessibles. Voir et entendre Bacquier était un privilège, car il fallait le voir et l’entendre : on le voyait avant même de l’entendre. Ses « entrées » restent fameuses que ce soit dans le tonitruant Scarpia, le furtif séducteur Almaviva des Noces de Figaro, l’homme à la recherche d’un presque-rien et d’un je-ne-sais-quoi, Golaud, perdu dans la forêt de son inconscient.
Nous relevons, au milieu des quelques trois cents personnages qu’il interpréta – sans compter son immense répertoire de mélodies françaises et de chansons – les dix rôles que, selon nous, Gabriel Bacquier a marqué de son ineffaçable empreinte. Le « Don Giovanni » de Mozart, bien sûr ; de façon très subtile, le « Don Alfonso » de Cosi fan Tutte ; le « Comte Almaviva » des Nozze di Figaro. Gabriel Bacquier porte le nom de Mozart gravé au front de même que sa célèbre répétitrice, Irène Aïtoff, « la veuve Mozart », pour citer le mot de Gabriel Dussurget (1904-1996), qui ne manquait pas de nourrir son Festival d’Aix-en-Provence de ces deux immenses personnalités. Ajoutons à Mozart, Berlioz, avec le « Méphisto » de La Damnation de Faust. Chez Verdi, il incarna un « Jago » ambigu dans la grande tradition shakespearienne et un « Falstaff » historique, aristocrate déchu, certes, souvent pathétique, mais à la fin philosophe. Puccini avait dû avoir la prémonition de l’art de Bacquier lorsqu’il écrivit le rôle de « Scarpia ». Quant à Debussy, dont nous commémorons cette année le cent cinquantième anniversaire, il offre à Bacquier le personnage de « Golaud » comme un cadeau royal, avec cette vision d’une nouvelle forme du théâtre chanté, renouant avec la déclamation, art du récit qui justifie dramatiquement le genre. Mais Gabriel Bacquier fut aussi sur scène et au disque un belcantiste qui chanta Bellini et Donizetti. Quant aux classiques, Rameau et Gluck, il les servit avec la noblesse que demande cette écriture exigeante : rappelons l’heureux temps de l’alternance à l’Opéra de Paris et à l’Opéra-Comique, quand on le trouvait sur le plateau de l’un distribué dans la magnifique production des Indes galantes et sur le plateau de l’autre vibrant « Orphée » qu’il chanta sous toutes les latitudes. Nous retiendrons Don Pasquale qui n’échappa pas à la patte du Maître, sa nature de tragédien au service, cette fois, d’une comédie grinçante. Quant à ses interprétations d’Offenbach, qu’en dire ? Il fut, certes, « Agamemnon », « le Baron de Gondremarck », le « Vice-Roi » et d’autres, mais demeure la figure de diable en quatre personnes incomparable des Contes d’Hoffmann.
La critique reconnut l’art de Bacquier ; il fut toujours loué. Le comprendre demande une réelle pénétration de sa personnalité paradoxale, c’est ce que firent Jean Cotté (né en 1931) qui avait sa tribune dans le Journal du Dimanche et Bernard Gavoty (1908-1981), lequel réservait sa plume au Figaro. Tout le monde sait combien, à la ville comme on dit, Gabriel Bacquier a la répartie joviale et le langage vert des vrais aristocrates ou des grands auteurs. Mais, à la scène, d’autres facettes viennent à la lumière et Bacquier, plus que doué d’un sens aigu de l’interprétation, matérialise, si je puis dire, ce que je qualifie ailleurs et persiste à nommer ici le Mystère de l’Incarnation. Incarnation de personnages apparaissant sur le théâtre, véhicules d’un verbe (logos) poétique surdéterminé par le langage musical. Qu’entendre par là ? Le langage musical est dispersion dans l’espace où il ne cesse cependant de se construire par le rythme : il se lit à la fois verticalement, de bas en haut, et horizontalement et s’entend dans la diversité harmonieuse des différents instruments. Ainsi le mot, le signifiant, explose–t-il en un multiple sémantique, la signifiance, pour reprendre le concept utilisé par Roland Barthes dans « le Grain de la Voix », in l’Obvie et l’Obtus, 1982. La musique vocale, vue sous ce jour, s’inscrit dans le vaste champ (!) de l’herméneutique, cet art d’Hermès, dieu à la fois messager de Zeus, voleur, beau parleur dès sa naissance, inventeur de la lyre qu’il céda à Apollon et du caducée, psychopompe de surcroît, cet ésotérisme sur lequel travailla le germaniste Jacques Fabry jusqu’à sa mort, le 11 février dernier : citons parmi les nombreux travaux de ce chercheur, professeur des Universités, sa thèse d’état, Johann Friedrich Meyer, le théosophe de Francfort (1772-1849).
Ces éléments, apparemment dispersés, constituent pourtant, vous le savez, la palette infinie dans l’infini des possibles de l’art vocal. Cet art condense le Multiple, ramasse tous ces éléments, non pas disparates mais complémentaires, lorsqu’il s’évade de l’écrit, de la partition, pour arriver à la vie par le truchement de celui qu’il convient, faute de mieux, de nommer l’interprète. Ce dernier est la voix d’Hermès lui-même, Trismégiste lorsqu’il est assimilé au dieu égyptien Thôt, de ces dieux qui possèdent tous les possibles de la créativité, ces porteurs de lumière purificateurs et rédempteurs.
Le chant s’adresse d’abord à Dieu, où que ce soit dans l’espace et le temps, le chant exhausse la parole (Roland Barthes dirait : excède le sens), élève le chanteur car il se situe dans un mode d’expression universel où il entraîne l’auditeur.
C’est alors que la voix (parlée, cette fois) de Gabriel Bacquier s’élève : « Mais j’ai simplement fait mon métier du mieux que j’ai pu, car lorsque j’entreprends quelque chose, c’est pour aller jusqu’au bout ! » Humilité tout à l’honneur de l’homme qui ne se conçoit pas cependant sans sa dimension d’artiste, l’homme et l’artiste ne faisant qu’un ; l’artiste exprime les trésors de l’imaginaire qui donne vie au plus obscur de notre être. Jean-Louis Barrault mettait cela sur le compte du bagage génétique inconnu de nous mais dont nous sommes les porteurs, légué par des ancêtres dont nous ne connaissons rien : un jour, le comédien incarne Lear, le lendemain Feydeau, un autre jour tout à fait autre chose… Le tout-puissant génie génétique n’est pas encore allé fouiller ce domaine. Heureusement, cela ne le déflore pas encore !
Nous allons tenter d’entrer dans l’imaginaire de Gabriel Bacquier, le comédien-chanteur (et non l’inverse précise-t-il) qui ne sacrifie jamais la musicalité, le style, pour obtenir un effet théâtral, qui ne sacrifie jamais le théâtre à la virtuosité, piège auquel se prennent beaucoup de chanteurs qui ne sont « que chanteurs » (pour le citer à nouveau).
Nous choisissons d’aborder avec Mozart le personnage de « Don Giovanni », puis « Jago » de l’Otello de Verdi, enfin « Golaud » du Pelléas et Mélisande de Debussy
Mozart - Da
Ponte : Don Giovanni (Théâtre
National de Prague, 1787)
Il fut un temps, que j’ai moi-même connu, où tout jeune apprenti-chanteur se voyait confronté à l’étude des classiques, les célèbres Arie antiche d’une part et, parallèlement, les œuvres de Gluck, tant en italien qu’en français : noblesse du phrasé, précision de la diction, austérité habitée de passion. Jamais le chanteur ne devait oublier qu’il était comédien, mettant en acte un texte multiple, verbe et musique. On y recherchait « cette grande quiétude imposante » dont parle Schiller qu’offrait le modèle antique d’Iphigénie en Tauride, particulièrement : Euripide soufflait dans l’esprit de Gluck, comme il le fit dans celui de Goethe, « une dignité, une belle gravité, même dans les plus vifs débordements de la passion », pour reprendre encore les termes de Schiller dans la traduction de Gilles Darras (Ecrits sur le théâtre, choix de textes récemment publié aux Belles Lettres). Et puis, c’était le grand saut dans le monde mozartien. Bacquier a suivi ce cheminement qui l’a conduit au plus haut sommet. Il avait chanté, à l’Opéra de Paris et ailleurs en France, le Don Juan de Mozart en français comme cela se faisait à l’époque (on chantait dans la langue du pays où l’on se produisait et non dans la langue originale). En 1960, grâce à Gabriel Dussurget, il abordait enfin Don Giovanni, à Aix-en-Provence, en italien. Commençait une longue aventure ! Nous en avons ailleurs brossé le contexte déterminant pour la carrière de l’artiste. Attachons-nous à ce personnage, dans la vision qu’en ont eue Mozart et Da Ponte : « Don Giovanni » n’est pas que le grand seigneur blasphémateur « méchant homme », faisant profession d’athéisme ainsi qu’il apparaît dans Dom Juan ou le Festin de Pierre de Molière, écrit rapidement en 1665 pour remplacer Tartuffe interdit ; le personnage inventé par Da Ponte, mû par Mozart, est un homme en fuite à la suite de son crime, la mort du Commandeur. Est-ce un crime, d’ailleurs ? Ce Commandeur est pourtant lui-même venu s’enferrer sur la rapière de « Don Giovanni » répugnant à se battre : il connaissait l’issue de ce duel stupide, porte qui s’ouvrait sur son destin désormais fixé, rançon d’une victoire trop facile, victoire à la Pyrrhus, le bourreau devenant victime de son propre crime.
Bacquier donne à ce personnage, sous ses dehors insouciants, la couleur de l’inéluctable, du fatum attaché à ses gestes : il est, à l’image d’Oreste, poursuivit pas les Erynnies, toujours en fuite. Bacquier-« Don Giovanni » rit trop fort pour que nous tombions dans cette mystification, séducteur qui demeure sans femme. Il ne séduit pas, il ne s’offre qu’un jeu dont il se réserve la donne. Bacquier-« Don Giovanni » joue à la roulette russe : il provoque sans cesse et… ses martingales sombrent, la dernière se brisant comme son rire au hochement de tête du Commandeur. Bacquier vit ces instants d’intense façon, chaque geste est dicté par ce qu’il pressent sans en savoir l’exacte dimension. Cette façon d’avancer le buste, de marcher par le cœur en quelque sorte, et non plus par les jambes qui ne le portent plus, ressemble au fameux mot du maréchal Ney en 1815 devant le peloton : « Soldats, frappez au cœur, c’est celui d’un brave ! ». Bacquier est « Don Giovanni » sans cesse à la conquête non des femmes mais de lui-même : c’est le but qu’il cherche à atteindre, but qui se dérobe à cette quête de l’homme en devenir.
Parler du personnage de « Don Giovanni » avec un Bacquier libéré des mises en scène contraignantes revient à une constante remise en question de ce personnage mythique, inventé par un moine bien intentionné, Tirso de Molina, revu par un abbé libertin, Da Ponte, et porté à l’universel par la musique de Mozart, ce dernier donnant au texte une résonance initiatique : le « Trio des Masques » confié aux voix élevées, par exemple, au cours duquel les masques tombent, auquel répond « le souper », trio de voix graves durant lequel « Don Giovanni », incarné par Bacquier, révèle sa véritable stature de « Grand d’Espagne » qu’il ne peut pas ne pas être, bien que le livret n’en fasse pas mention.
Bacquier donne à « Don Giovanni » sa Grandesse, telle que Saint-Simon la décrit dans ses Mémoires. Le « Don Giovanni » de Bacquier se couvre devant le roi : c’est ainsi qu’il reçoit la statue du Commandeur, le chapeau sur la tête et la Toison d’or au cou, d’égal à égal. Le revenant de pierre maladroit, ces quelques tonnes de marbre, apparaît-il à « Don Giovanni » ou bien « Don Giovanni » s’impose-t-il cette vision à ce moment précis de sa quête, dans une sorte d’imaginaire rédempteur ? Bacquier suggère cette interprétation du mythe tant il transcende l’anecdote, tant l’intensité de son regard sur la main censée avoir été touchée par la Statue fantastique, celle du don, la main droite, confère à cette partie de lui-même la dimension qu’il cherchait : l’autorité spirituelle qu’elle représente dans toutes les traditions. « Don Giovanni » a été touché par la grâce d’un Renouveau, d’une Re-naissance à la spiritualité, cette fois, ce qui n’exclut pas une mort en odeur de sainteté. Quant au mythe qui le rend immortel, chacun l’utilisera, comme celui de Faust, tel qu’il se présente à son propre imaginaire.
Comment Bacquier rend-il cette interprétation, cette incarnation de « Don Giovanni » ? Cela n’appartient qu’à lui, aucune explication ne s’impose, seules les constatations demeurent : Bacquier ne tombe jamais dans les stratagèmes éventés du bellâtre. Plus que les femmes, ses partenaires de la pièce, prétextes à conduire l’histoire, c’est l’auditoire qu’il séduit, qu’il fascine en courant à la rencontre de l‘Absolu. Il n’a pas, contrairement à Faust, la notion d’Eternel féminin mais celle du double que serait la Statue du Commandeur, notion éminemment romantique, de Hoffmann à Musset, cette voix qui vient à soi, cette spiration qui le meut, ce souffle du Paraclet qui advient dans la tourmente et le feu. L’ Ancien (Joël) et le Nouveau Testament (Jean et Actes des Apôtres) ont recours à ce concept rédempteur du consolateur et du médiateur qui se manifeste avec violence.
Bacquier et « Don Giovanni » ne ferait-il qu’un ? La question reste ouverte hors les idées reçues présentes à toutes les mémoires.
Verdi - Boito :
Otello (Teatro alla Scala, Milan
1887)
Friedrich Schiller (1749-1805) offre dans les pages de sa revue Neue Thalia, en 1792, un essai De l’Art tragique qu’il conclut par cette phrase sans appel, juste pour la connaître : « Un public content de peu encourage la médiocrité, mais il insulte et rebute le génie. » Un peu plus haut, il note :
« L’artiste, si l’on me permet cette image, commence par rassembler avec économie tous les rayons individuels de l’objet dont il fait l’instrument de son dessein tragique, et ceux-ci deviennent entre ses mains l’éclair qui enflamme tous les cœurs. Là où le débutant jette la foudre de la terreur et de la crainte en une seule fois et en pure perte dans les esprits, l’artiste parvient à son but pas à pas, par petits coups, et s’il pénètre ce faisant l’âme toute entière, c’est parce qu’il a su la toucher progressivement et graduellement. » (op.cit. choix de textes sur le théâtre, sous le titre Ecrits sur le théâtre).
Traditionnellement, « Jago » apparaît, chez Shakespeare et chez Verdi, comme « le méchant », l’instigateur du crime commis par jalousie. Otello est-il bien le drame de la jalousie ou bien celui du doute ? J’opterai pour la seconde proposition, mais cela n’est qu’une réflexion qui s’impose au passage, car le « jaloux » n’est pas forcément celui qu’on pense. Rappelons qu’à l’origine, Verdi et Boito désiraient un autre titre pour leur œuvre : Jago ; mais ténor oblige, on déshabilla « Jago » du titre pour le donner à « Otello », comme il en fut précédemment avec Il Trovatore (en 1854), primitivement intitulé La Zingara. Les voix graves s’effacent devant les émotions produites par les contre-ut de ces messieurs les ténors ! Simple constat. D’ailleurs, anecdote courante : lorsqu’on cite des représentations où étaient affichés le regretté Pavarotti ou l’actif Domingo et Gabriel Bacquier, on fait remarquer que Bacquier a chanté avec Pavarotti ou Domingo. J’aime alors à répondre : « A moins que ce ne soit le contraire ! » Généralement , je ne suis pas comprise, et c’est tant mieux !
« Jago » n’est pas un salaud ordinaire : c’est comme cela chez Shakespeare qui a toujours débusqué des cas pathologiques, des personnalités complexes pour les présenter à qui sait lire entre les lignes et sentir entre les mots. La psychanalyse y trouve pâture à son grand appétit, avec ou sans divan.
Bacquier avance « pas à pas », selon le schéma de Schiller, nous présente son personnage comme un sympathique bon vivant en apparence, mais, au fond de lui, plus profondément blessé par le mariage d’ « Otello » avec « Desdemona » que par l’ascension sociale et militaire de l’ancien esclave, du Mauresque parvenu, en quelque sorte. Le « Jago » de Bacquier n’est pas un sinistre personnage, maître en machinations froides, cyniques ; c’est un homme qui souffre. Constantin Serguéiévitch Stanislavski (1863-1938) dans son étude sur la mise en scène de la pièce de Shakespeare, interrompue par la mort, parue en 1973 (« Points », Paris, inaccessible actuellement), offre du personnage de « Jago » une analyse qui le sort des clichés : « Jago » est amoureux d’ « Otello », ou, du moins, le désire ; ils furent probablement amants dans les campements où la mort rôdait et frappait sans cesse au cours des combats, chaleur des corps enlacés animée du rut du carpe diem. Sinon, pourquoi « Jago » exercerait-il cet ascendant sur « Otello » ? Dès son arrivée en scène, Bacquier-« Jago » tente de se résigner mais ne le peut ; il y a du « Phèdre » en lui, « Vénus tout entière à sa proie attachée » lui mord le cœur.
« Jago »-Bacquier est blessé au cœur et au sexe. Il souffre tant que seul le crime le délivrera de cette douleur exquise, lancinante ; il monte sa machination minutieusement, avec intelligence, se servant de la stupidité, disons-le, d’une « Desdemona » gaffeuse qui ne cesse de mettre de l’huile sur le feu, alors que le silence serait sa meilleure arme qui désamorcerait les plans de « Jago ». Bacquier est insinuant, il suggère, il n’impose pas. Son « Jago » méprise sa cible, « Desdemona », cette patricienne idiote et désœuvrée : elle sut écouter les confessions de l’ancien esclave, compassion sans risque envers un « Otello » devenu fer de lance de la Sérénissime, fléau de l’orgoglio musulman : on sait que ce sont les derniers convertis qui portent la bannière et combattent avec zèle leurs anciens coreligionnaires, d’autant plus qu’ils se sentent mal à l’aise dans leur nouvelle foi ; et l’on s’en sert. « Jago »-Bacquier joue aussi de cette corde-là, il n’est pas dupe des largesses que le Doge accorde à l’esclave. Entre le tride « Otello » et l’idiote « Desdemona », il va peu à peu tenter de faire cesser sa douleur en l’exacerbant, quitte à y laisser la vie. Le fameux Credo blasphématoire de « Jago » est un hurlement de loup blessé à mort (Io credo in un Dio crudel…), le cri de la désespérance (La morte è il Nulla) et Bacquier tombe sur le sol, pris d’une agitation révélatrice de sa passion, possédé bon pour l’exorcisme. Il avance dans son scénario de mort, se repaît de l’humiliation qu’ « Otello » inflige à « Desdemona » devant les envoyés de Venise (rappelons que nous sommes à Chypre, demeure d’Aphrodite), fine fleur de la Sérénissime, s’en lèche les babines, sachant bien que « le Maure » ne tiendra pas longtemps à ce régime-là. Il connaît tout de ses faiblesses : les armes à la main, il est redoutable, mais, rendu aux choses de la vie, c’est un enfant qui cherche un giron accueillant. « Jago » voit « le Maure » s’effondrer, pris d’une syncope épileptique. Que dit-il : « Ecco il leon » ? Il foule au pied « Otello »… Et alors, « oh alors ! », il s’agenouille pour le prendre dans ses bras comme une poupée de son, corps presque sans vie, déjà mort à la réalité d’un amour impossible – celui de « Desdemona », la belle blonde dépassée par ce « mariage mixte », comme on dit –, mort aussi à la passion de « Jago ».
Exit « Jago » que Verdi et Boïto expédient rapidement après cette scène d’une tension insoutenable menée par un Bacquier qui s’efface devant son œuvre de mort en marche avant d’y succomber lui-même. C’est un des traits propres à Bacquier : ou bien en scène, on ne voit que lui ou bien il s’en abstrait comme s’il avait la faculté de s’escamoter à lui-même. Mais la mort vaut mieux que la souffrance, que cette atroce jalousie ! Le jaloux, ce n’est pas « Otello », c’est « Jago », injustement rejeté, c’est « Jago » désormais privé de cet amour sublime entre guerriers enivrés de la victoire commune, condamné à la banalité de la couche conjugale et à la vénalité des prostitué(e)s.
Gabriel Bacquier fait de ce personnage devenu emblématique, « Jago », non pas le stéréotype figé dans un emploi de sale type, mais l’incarnation d’une souffrance indicible, d’autant plus qu’elle franchit les limites des conventions sociales, celles de l’homosexualité. Pourtant l’amour absolu que « Jago » éprouve pour « Otello » transcende les notions d’hétéro- et d’homosexualité : il avait trouvé cette moitié de lui-même qu’évoque Platon dans Le Banquet. A ses yeux, c’est « Desdemona » la criminelle, jouant de sa beauté un peu fade auprès du « Maure », ascension sociale non négligeable pour celui-ci, accomplissement sexuel pour celle-là : la coupable paiera ce crime aussi absolu que l’est son amour. Mieux vaut ce naufrage : les trois héros périssent. On dit qu’ « Otello » a tué son amour pour ne pas perdre son amour (« Desdemona »). Tel que Bacquier incarne « Jago », cela s’applique à l’onesto Jago, obsessionnel de taille, mais admirable dans sa conception pathologique du « Tout ou rien. »
Y a t-il de « Jago » dans Bacquier ? Question saugrenue : nous savons que le bateleur est paradoxal et qu’Hermès est multiple…
Debussy –
Maeterlinck : Pelléas et Mélisande
(Opéra-Comique, Paris 1902)
Debussy et Maeterlinck avaient
tous deux quarante ans lorsque Pelléas
et Mélisande fut créé dans sa version psalmodiée, pourrait-on dire, plutôt
que chantée, sous la plume d’un compositeur désireux de donner à la musique
une couleur autre, sinon nouvelle. Exactement contemporains, l’auteur (1862-1949)
et le compositeur (1862-1918), l’un sous les couleurs du symbolisme, l’autre
sous celle de l’impressionnisme, en surprirent plus d’un, voire toute une
génération, voire encore, après plus d’un siècle, ceux qui habitent le nôtre,
moins irrités par les ostinati de
Philip Glass (né en 1937) et les Pli
selon pli de Pierre Boulez (né
en 1925) que par les évanescences de « Mélisande », les images enfantines
d’ « Yniold » et les sentences d’ « Arkel ».
Pelléas et Mélisande est avant tout
le drame né sur le papier et sous la plume – nous empruntons ces mots à Maeterlinck
lui-même - de Maurice, Polydore, Marie, Bernard Maeterlinck, qui voit le jour
à Gand la Flamande, Gent pour les néerlandophones, un dimanche à midi, le
29 août 1862, au Royaume de Belgique. Debussy était né à Saint-Germain-en-Laye
quelques jours plus tôt, le 22 août, un lundi, ce qui est bien plus banal…
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Mauvais avocat, Maeterlinck qualifie le Droit de « cimetière romain et moderne chantier en construction ». Mais c’est à la littérature qu’il s’adonne : fils spirituel de Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889) et de Barbey d’Aurevilly (1808-1889), ami de Charles Van Lerberghe (1861-1907) et d’Emile Verhaeren (1855-1916), ses aînés, il porte haut les couleurs de la poésie. Il écrit en français, ne réservant la langue flamande que pour la rue et la domesticité. Il tire de sept pénibles années passées chez les Jésuites le goût des lettres, de la mort et du divin, goût que partagera son jeune compatriote Michel de Ghelderode (1898-1962). Maeterlinck a « la sensation de choses qui ne sont pas à leur place ». Charles Hertrich résume l’œuvre de Maeterlinck en trois questions : « D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Quelles sont les forces qui nous mènent par-delà ou en-deçà de notre conscience et notre volonté ? ».
La première pièce que Maeterlinck publie est La Princesse Malaine, en 1889, qui, tombant sous les yeux d’Octave Mirbeau (1848-1917), enflamme ce dernier au point de l’amener à publier un article dithyrambique sur cet auteur inconnu. Maeterlinck devient ainsi célèbre du jour au lendemain. Il publie, l ‘année suivante, Les Aveugles, présentant un monde sans espoir et sans conscience. Puis, et c’est enfin notre sujet, Pelléas et Mélisande voit le jour en 1892. La pièce sera montée en 1893 par Aurélien Lugné-Poë (1869-1940), qui prendra le rôle de « Golaud », et Camille Mauclair (1872-1945) aux Bouffes-Parisiens : elle est donnée, avec un « Pelléas » travesti, devant la fine fleur de la littérature et des arts. Debussy est dans la salle ! Il a trouvé ce qu’il cherchait, ce « drame d’un désir » où l’action s’effectue comme à l’insu du héros, à l’insu de tous les acteurs de cette histoire au paysage précisément flou, situé dans l’ou-chronos, vaguement néo-gothique flamand à la mode, un temps donc qui n’en est pas un, deux éléments qui versent cette pièce au crédit de l’universel. Debussy obtient de Maeterlinck toute liberté pour adapter le texte dramatique aux impératifs du théâtre chanté : peu de coupures en résultent. Debussy s’attelle à son Pelléas, mais des tribulations, intrigues et événements divers retardent la présentation de l’œuvre au public : commencée en 1895, elle ne connaîtra la scène qu’en 1902 à l’Opéra-Comique (Paris), pour y subir une chute plus assourdissante que les : Absalon ! de « Golaud » ! Entre-temps, il y eut une guerre : qui serait « Mélisande » ? La maîtresse en titre de Maeterlinck, homme couvert de femmes, la saphique et extravagante Georgette Leblanc (1875-1941) ou la belle écossaise non avare de ses charmes, Mary Garden (1874-1967) ? Ce fut cette dernière qui l’emporta, d’où rupture entre l’auteur et le compositeur jusque là en parfaite intelligence. Et puis, triste réalité des goûts et des couleurs, avouons-le, Maeterlinck n’aimait pas la musique non plus que les chats, ce qui lui fit assassiner lâchement celui de Georgette Leblanc d’une balle de revolver, acte violent plus gratuit que le meurtre de « Pelléas » commis par « Golaud ».
Ce rapide appareil historique mis en place, qu’en est-il de « Golaud » et de Gabriel Bacquier ? Dans la Sagesse et la Destinée, écrit en 1898, donc postérieurement à Pelléas, Maeterlinck lance cette phrase : « Nous ne rencontrons que nous-mêmes sur les routes du hasard » ! Quant à Bacquier, jamais il n’aurait dû devenir « le prince d’Allemonde » ! Il demeurait étranger à cette musique qu’il jugeait impalpable et peu compatible avec sa personnalité. Il avait vu dans ce rôle, à Glyndebourne alors que lui-même y chantait « le Comte » des Nozze di Figaro, son ami Michel Roux (1924-1998), lequel aux yeux et aux oreilles de Bacquier était insurpassable. Mais des agents de l’Anankè, de la Nécessité, insistèrent pour qu’il défendît cette partition, ce qu’il fit admirablement, bien que sans conviction, pour la première fois à Aix-en-Provence, en 1966, propulsé dans cette aventure par un Gabriel Dussurget clairvoyant (il répétait sans cesse : « Bacquier ne sait pas ce qu’il vaut ! »), sous la houlette d’Irène Aïtoff qui idolâtrait Debussy. Le public et la critique firent le reste : Bacquier sortit de cette série avec la foi chevillée au corps, conquis par cet opéra qui n’en est pas un, par ce texte où « le silence est agent d’expression », par cette musique à la « mélodie anti-lyrique », mot de Mary Garden. Chacun sait comment il défendit cet ouvrage à travers le monde…
Dès son entrée, Bacquier donne : « Je ne pourrai plus sortir
de cette forêt » avec la simplicité lourde du constat d’impuissance devant
les événements, colorée de ce timbre si personnel, viril et vulnérable à la
fois ; il adopte la démarche pesante et hésitante de l’homme harassé en
errance, incertitude prémices de l’inéluctable : le destin a frappé à sa
porte, la vie de « Golaud » bascule dans un univers qu’il n’aurait pu
pressentir. Il courait le sanglier et c’est une apparition féminine,
énigmatique et séduisante, qui d’un coup lui fait face, sorte de biche aux
abois qui se veut intangible : si vous me touchez, je me jette à l’eau,
vous aurez ma mort sur la conscience ! « Golaud » n’en revient
pas : il est homme, il est prince et on lui dit :
« Non ! » Bacquier incarne son personnage sous le signe de
l’étonnement d’être renvoyé à sa simple qualité d’homme, comme le dernier de
ses serfs, lui « le prince d’Allemonde », ce lieu au milieu de nulle
part et cependant envahissant : Allemonde
nom propre à l’étymologie mixte germano-latine, alle-mundi, c’est à dire tous
les mondes, les supérieur, inférieur et latéraux : immixtion dans
l’Inconscient, le Unbewusst d’
« Isolde », là où la volonté, le pouvoir du maître n’ont aucune
prise. Nous sommes dans l’ou-chronos /
ou-topos.
Bien que perdu, « Golaud » invite « Mélisande » à le suivre, elle refuse puis obtempère : tout est dit, pour reprendre l’expression du Divin Marquis, l’action va se dérouler, les passions de chacun mises au service de la froide Anankè, la Nécessité aveugle-clairvoyante, sûre de gagner au jeu des destinées humaines. A remarquer que « Golaud » ne fait d’entrée aucune allusion à la chevelure démesurée de « Mélisande », signe de son appartenance à un autre ordre, celui de l’animalité ou celui de la spiritualité, voire les deux : Mary Garden ne révèlera sa chevelure qu’à partir de la scène dite « la première fontaine », scène 1, Acte II de l’ouvrage, et cela au seul « Pelléas ». Question de bon sens, sinon « Pelléas » ne s’exclamerait pas : « Oh ! Votre chevelure !, etc. ». Les metteurs en scène évitent trop souvent de lire attentivement les textes. Mais cela est une autre question.
Lorsque « Golaud » et « Mélisande » se retrouvent dans leur appartement, au deuxième acte, l’homme manifeste sa force et, malgré lui, révèle sa faiblesse : son cheval a déjà tout compris, mais lui, pas encore. Bacquier exaspère cette dualité, il fait valoir une polychromie dans son timbre : homme en pleine possession de sa virilité, mais asservi par là même à ses sens, enivré par la possession de cette femme énigmatique et vaincu par la réponse que l’on devine modérée qu’elle donne à sa passion. Il fond de tendresse, Bacquier s’exprime à la limite de la rupture de la voix, filo di voce dans un au-delà de l’expression chantée : « Oh ! Ces petites mains que je pourrais écraser comme des fleurs ! » Encore une fois, tout est dit et « Golaud »-Bacquier voit qu’au doigt de « Mélisande » ne brille plus l’anneau des noces, un anneau auquel il attache une importance extrême, alpha et oméga de son existence et symbole de son pouvoir confié à « Mélisande » par le don de ce bijou, non fastueux mais lourd de signification, autre Ring qui oriente les destinées. Bacquier est déchiré, bafoué, il mesure le fossé qui le sépare de « Mélisande ». Il n’a pas conscience que son cheval a été pris de folie lorsqu’il a été aveuglé par l’éclat de l’anneau dans le rayon du soleil de midi, au moment même où « Mélisande » le jetait en l’air pour mieux le précipiter dans l’eau, ultime recours de cette Mélusine plus femme que fée : le fond de l’eau, son Ultima Thule, manière de se perdre soi-même, d’en finir avec les précédentes vies, Debussy excellant dans l’évocation de l’élément liquide, symbole du féminin, retour à la matrice originelle. Bacquier hurle sa douleur, il est au-delà de la colère : « Je ne dormirai pas avant d’avoir la bague ! ». Et, ce disant, il incite « Mélisande » à une marche nocturne et d’avance infructueuse accompagnée de « Pelléas », mordant à belles dents dans son piteux récit de la grotte. Au-delà du mensonge, reflet de l’Inconscient, lapsus plus vrai que l’événement, reconstitution par l’imaginaire du passé, amnésie signifiante, le discours de « Mélisande » est sincère, faisant fi du concept de Vérité figé dans le monde des Idées ; il s’inscrit dans le panta rheî d’Héraclite, tout s’écoule, rien de saurait être immuable.
« Golaud » - Bacquier est désormais torturé par le doute. Il se refuse à une explication franche tant avec « Mélisande » qu’avec « Pelléas » : il tergiverse avec lui-même. Il n’est pas l’homme tout d’une pièce, l’homme des bois où il passe sa vie à chasser : il ruse avec ses propres sentiments. Bacquier suggère, temporise, fait des allusions, fais pénétrer « Pelléas » dans les souterrains où il règne « une odeur de mort » : comprenne qui pourra ! Bacquier n’est pas menaçant, il tente de se faire comprendre parce qu’il ne peut s’avouer à lui-même ce qui le dévore et qui lui est infligé par les deux êtres qu’il aime le plus, le troisième étant son fils. Bacquier incarne un « Golaud » terrassé par les sentiments, par les différentes formes de l’amour : l’amour-passion pour « Mélisande », l’amour-amitié pour son demi-frère « Pelléas » et l’amour paternel pour « Yniold ». Pourtant ce sont ceux-là même, causes de son supplice, auxquels il va infliger ses coups – jusqu’au meurtre de « Pelléas – à la mesure de son amour. « Geneviève » et « Arkel » restent étrangers à cette violence dans la mesure où ils n’appartiennent plus à l’âge des passions : ce sont des dieux tutélaires déjà figés dans la pierre, érigés en statues, stèles porteuses de sentences.
Bacquier rudoie « Yniold » car il se fait voyeur par les yeux de l’enfant : il mesure alors sa lâcheté, il sait que le procédé est méprisable, ce qui le rend féroce. Le loup qu’il prétend voir passer dans la forêt, Bacquier nous le donne à entendre par les sonorités rauques qu’il assigne à sa voix : ce n’est pas un loup, c’est la bête de l’Apocalypse qui se présente à nous, c’est la douleur indicible, le mal en-soi qu’éprouve « Golaud ». A cette scène répond celle fameuse d’Absalon, personnage biblique auquel est lié le danger d’une chevelure trop ostentatoire comme fut aussi celle de Samson, double symbole de la faiblesse et de la force, d’où la peur qu’éprouve les hommes devant celle des femmes – saint Paul, dans la Première Épître aux Corinthiens s’exprime largement à ce sujet, auparavant non évoqué (rappelons rapidement qu’il justifie la longue chevelure des femmes comme un voile qui doit lui-même être voilé). C’est dans l’ivresse qu’enfin « Golaud » découvre ce qui en « Mélisande » a séduit « Pelléas » ! Il y était resté étranger jusque là. La chevelure de « Mélisande » comme celle d’Absalon va être l’instrument de son châtiment : « Golaud » ose tout dire, « il est ivre » constate « Arkel ». Il s’est d’abord saoulé de vent, au triple galop de son cheval, avant de s’enivrer : Bacquier hurle comme un tigre blessé. Il menace, il terrasse, il veut humilier, aucun mot n’est assez fort pour clamer sa colère. Mais il ne passe pas à l’acte, il attend son heure « simplement parce que c’est l’usage ! » Il reste au bord des mots, n’emploie pas ceux qu’il faudrait. On voudrait le pousser dans ses retranchements, mais il fuit, se répète, s’enlise, perd pied : Bacquier hoquette presque… Mais de quel usage parlez-vous ? Punir l’adultère, voyons ! Il n’est pas le « Roi Mark » : c’est un homme dans la force de l’âge qui a fait un enfant à sa femme. Il en est fier alors qu’elle semble y être tout à fait indifférente : leur vie amoureuse est un échec. C’est cela qui humilie « Golaud » : les corps ne se sont pas rencontrés et elle en aime un autre. Bacquier abandonne le terrain, vaincu par l’indifférence de sa femme, agacé des sentences verbeuses d’ « Arkel » venues toujours à contretemps.
A l’Acte IV, quand il tue « Pelléas », Bacquier l’embroche sans même savoir ce qu’il fait : il ne regarde pas, il transperce à l’aveuglette, il est somnambule, il est plus agi qu’il n’agit. Sa volonté est abolie : « Golaud » connaît l’épuisement du psychopathe en proie à son délire meurtrier. Sa pulsion de mort l’épuise comme s’il mettait en scène, au cours de son crime, sa propre mort.
Le dernier acte de Pelléas et Mélisande devrait porter ce titre « Golaud et Mélisande » : c’est l’acte de ce couple où les deux personnages se rencontrent sans fard pour la première fois, semble-t-il. L’enfant qui vient de naître ne leur inspire aucune émotion, aucun sentiment qui pourrait infléchir l’action vers une prise en compte du réel. Quant à la mort de « Pelléas », elle ne gêne pas plus que cela : on en parle sans s’étendre, « Golaud » échappant à la justice des hommes… De quoi « Mélisande » meurt-elle ? D’elle-même certainement. Maeterlinck se met en scène à travers elle : que peut-on faire de soi lorsqu’on est né un dimanche à midi ? Ce jour qui n’en est pas un à cette heure qui n’en est pas une : le dimanche à midi traduit l’inexistence de l’être, c’est un point de suspension que s’offre le temps, le septième jour, le repos de Dieu trop tôt satisfait de Sa Création, c’est le point du non-être, de l’indéterminé… Bacquier, que fait-il dans cet enfermement de mort, elle-même ouverture vers la transfiguration, la mutation de la matière, le scandale de la décomposition que l’on déjoue par la crémation ? Bacquier tente de connaître une vérité dont il n’a pas encore ressenti l’inutilité, la banalité, la relativité : il évolue entre canto et parlando, donnant à son personnage le pathétique de la brisure du Logos, sa parole bute sur l’ « envers des destinées », embarrassée par la question conventionnelle : « Avez-vous été coupables ? » Tout est relatif, lui répond « Mélisande » sous couvert de l’apaiser. Et Bacquier- « Golaud », à la frontière de l’audible répète le nom de sa femme : c’est ce qu’il fera jusqu’à en mourir, il le dit presque… Il ne lui reste que cela : un nom. Il est allé jusqu’à l’impénétrable de lui-même, jusqu’à l’extrême purification de lui-même qu’il éprouve comme une Extrême-Onction.
Si Maeterlinck a écrit ce drame pour relater une expérience vécue, Bacquier
incarne « Golaud » aux confins des possibles de l’interprétation.
Bacquier est-il « Golaud » ? Il en dessine non seulement les
contours mais encore tout ce qui affleure de son Inconscient, suggéré par
la musique de Debussy, récitatif incantatoire soutenu par une orchestration
riche et transparente comme un voile, dérobant à la vue un Graal afin de mieux
en révéler le caractère sacré.
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Bacquier est né comme cela, avec cette rare faculté de se couler dans des situations qu’il perçoit à merveille pour donner vie à ce qui fut conçu par d’autres. Il a médité la parabole des talents (Matthieu 25, 14-30) et n’a point enfoui le sien au fond de son jardin. Le don n’exclut pas la recherche, le travail incessant, la remise en question permanente.
Monsieur Gabriel Bacquier est l’un des grands interprètes de l’Histoire de la Musique, non pas une « légende vivante » comme il est coutume de dire, mais un artiste dont la rare personnalité n’a d’égale que l’humilité, ce qui est l’apanage des « Grands ».
Sylvie Oussenko
Pézenas, le 27 mars 2012
MAJ Dimanche 11 Juillet 2013