L’art vocal

Son enseignement, la maîtrise que l’on peut en avoir
et ses éventuels bienfaits thérapeutiques
( Conférence du 6 avril 2013 pour l’Association Française d’Education Musicale)

Sylvie Oussenko

A la mémoire du Dr Jacqueline Verdeau-Paillès,
mon professeur et amie.


Jacqueline Verdeau-Paillès est partie retrouver son cher
Wagner, dont on commémore, cette année (2013), le bicentenaire de la naissance (22 Mai 1813), en même temps que celui de l’autre géant du théâtre musical, c’est à dire chanté, Verdi (10 octobre 1813). Ces deux hommes ne se sont jamais rencontrés de leur vivant : qu’en est-il par-delà cette porte que l’on ne franchit pas, la mort ?

Pour nous qui les voyons et les entendons avec le recul du temps, nous ne pouvons les dissocier : ils sont devenus des références et leurs créations habitent nos esprits. Wagner, l’aîné de cinq mois, après Parsifal ne voulait plus toucher au Gesamtkunstwerk (l'Art Total); Verdi, après Falstaff, retrouva la musique religieuse qui le forma dans sa jeunesse, puis se tut. Ils avaient tous deux achevé leur mission.

Vincent Borel écrit que Wagner voulut être à la fois Shakespeare et l’héritier du théâtre antique ; Verdi, avec Boïto, plonge dans Shakespeare pour exprimer son testament de compositeur lyrique, après avoir renoncé à ce qui aurait été l’œuvre de sa vie, Le Roi Lear, mais non sans être passé par Othello.

Pourquoi ce préambule… ?

… pour entrer de plain-pied dans l’art vocal dont nous n’aborderons que le point de vue de la musique occidentale dite savante.

Il y a du mystère à chanter… ; cela est incompréhensible dans le monde de la rationalisation à outrance, de l’électronique, des « bilans », des statistiques, du post-capitalisme qui implose, gonflé de ses profits alarmants.

Est-ce « naturel » de chanter ? Entend-on souvent chanter, en un monde où la Nature est saccagée, malgré les quelques hommes de bonne volonté qui tentent de « sauver les meubles », si j’ose dire ? Oui, il doit y avoir quelque chose de « naturel » à chanter, de  « nécessaire », même…

Mais de quel « chant » parlons-nous ? Il y a la petite musique obsédante que l’on fredonne, il y a le rap que l’on vocifère, il y a toutes ces façons de chanter qui veulent transcender la parole, il y a toutes ces paroles que l’on chantonne… Il y a aussi tous ces chants que l’on aimerait faire sortir de soi et qui se cassent dans la gorge, passage exigu, là où tout se serre lorsque l’émotion est trop forte… Il y a les chants de guerre qui droguent les combattants, les chants de victoire, ceux de défaite, les Te Deum et les Dies irae…, les Marseillaise et les God save the Queen…Enfin de tout, le pire tintamarre qui soit !

Nous savons ainsi de quoi nous ne parlerons pas : en effet, s’il est naturel de chanter, il est nécessaire d’opérer une dichotomie entre chanter et l’art vocal. C’est de ce dernier que nous allons tenter de vous entretenir.


 

Qu’est-ce qu’est l’Art vocal ?

L’art vocal est une expression emphatique du verbe portée par la musique : le texte est à la fois inspirateur et serviteur. Le texte est l’alpha et l’oméga de l’art vocal, il demeure premier. Quant à la musique qui « renforce sa signifiance », selon Roland Barthes, elle en procède non sans parfois l’absorber, utilisant la couleur des mots, le timbre des syllabes comme d’un timbre instrumental : la coda des airs classiques en est un exemple. J’appelle classique la période qui voit fleurir les œuvres de Josef Haydn, Mozart, Weber, Beethoven. La  « cabalette » des Bellini, Donizetti, Gounod, du premier Verdi est une coda outrageusement gonflée de prouesses vocales, de virtuosité, de fortissimi, sans parler des notes ajoutées par les chanteurs, des « cadences » d’un style douteux, le tout affaiblissant encore ce mode conclusif, destiné à trahir l’art vocal, heureusement plus subtil, au profit d’un narcissisme stérile et  « m’as-tu vu ». Cette malheureuse tradition sera sabrée par les grands révolutionnaires : Berlioz, le Verdi de la maturité et de la sublime vieillesse, Wagner, Debussy, etc. Ces  « grands révolutionnaires » redonneront ainsi au verbe la place que Monteverdi, Purcell, Rameau, Gluck lui avaient attribuée, la première : prima la parola.

Oui, mais… Donner au verbe (In principium erat Verbum…) la place prépondérante, ne veut pas dire sacrifier la musique. L’art vocal est parole associée à la musique, c’est à dire à l’art du phrasé déjà bien présent dans la déclamation, art de ménager le souffle du bien-dire, le pneuma, et le délicat agencement qui unit la note que l’on vient de quitter pour aller à la suivante que l’on anticipe : c’est tout l’art du bel canto, du « beau chant », non loin de celui du « bien-dire », qui s’obtient par le legato, cet « archet à la corde » dont les instruments à cordes fournissent un exemple privilégié.

 

L’enseignement

Ces préliminaires exposés, le but recherché est bien perceptible : l’emphase qui hausse le verbe au point d’en dépasser l’usage quotidien et les barrières linguistiques, cela fondé sur une disposition du corps à émettre la voix à ces fins.

Quelle est la part de l’enseignement ? Elle est tout et rien à la fois. Qu’est-ce qu’un professeur de chant ? La meilleure et la pire des choses. Le chant s’enseigne-t-il ? Jusqu’à un certain point seulement. Le chant s’aborde-t-il comme une autre discipline musicale, l‘apprentissage d’un instrument, par exemple ? Non, le chant, son apprentissage, donc son enseignement, n’ont rien à voir avec l’approche, donc l’enseignement, d’un instrument de musique.

a) Quelle est la part de l’enseignement dans l’art vocal ?

L’enseignement de l’art vocal est tout à fait spécifique. Nous laisserons de côté, au cours de cette communication, l’aspect théorique, à savoir le solfège – que l’on n’appelle plus  « solfège » parce que cela contrarie les esprits actuels : on se demande pourquoi… - je maintiens le solfège, l’harmonie, l’histoire de la musique, l’Histoire tout court - car tout art est étroitement lié à l’Histoire -, la littérature – un point essentiel pour les chanteurs -, les mythologies, la Bible (dont Verdi lisait chaque jour des passages), l’histoire de l’art, les langues…, finalement ce qui fait l’érudition la plus large possible que doit posséder un interprète citoyen du monde. Mais nous n’en sommes qu’au désir de chanter (pourquoi pas ?) et de l’idée que l’on peut s’en faire le novice en abordant  ce mode d’expression. On dit que le premier langage humain, à l’instar de celui des animaux, était fondé sur l’émission de sons émis à des hauteurs variables : le chant n’est jamais que cela. Donc, le chant serait antérieur à la parole articulée venue à une période plus tardive se poser sur lui. Les langues à tons, les langues intonées, gardent des traces de ce parlé-chanté, comme le chinois par exemple. Ainsi le désir de chanter serait-il ancré aux tréfonds de nos gènes, héritage de nos lointains ancêtres. Tout le monde sait ce qu’est le chant : on chantonne, on « gazouille » comme on dit, avant de savoir parler, les parents chantent des chansons aux enfants, les enfants chantent seuls puis à l’école, etc. Ne multiplions pas les exemples : nous savons tous de quoi nous parlons. Mais  « apprendre à chanter » est une autre chanson, si l’on peut dire ! Cela signifie apprendre à chanter la mélodie, l’oratorio, l‘opéra, enfin toutes ces formes emphatiques qui exhaussent le naturel pour en faire un art. La « chanson », art mineur peut-être mais art à part entière, se rattache à cela, dans une mesure moins athlétique et plus familière. Nous nous attacherons uniquement au grand genre évoqué plus haut, lequel recoupe la mélodie, l’oratorio, l’opéra.
La majorité des personnes qui se présente chez un « professeur de chant » veut chanter nous dirons « à pleine gueule », le plus fort possible dans une tessiture qui surdimensionne l’ego, soit très aiguë soit très grave, les deux sexes sacrifiant à se penchant. Cet apprenti-chanteur déchantera rapidement car, s’il part sur de tels principes, sa physiologie propre l’en dissuadera même si le « professeur » flatte, pour alimenter ce que je nomme « son petit commerce », ce mauvais goût suicidaire. Admettons que le « professeur » de chant soit de bonne foi et possède les qualités pédagogiques requises pour mener à bien une telle mission, il fera toucher de la voix et, surtout, de l’intelligence par l’élève que l’art vocal n’est pas une succession de hurlements. Si l’élève est intelligent, un tant soit peu musicien, un rien respectueux du maître qu’il s’est choisi ou qu’on lui a recommandé, il aura tôt fait de comprendre que travailler sa voix est plutôt une ascèse qu’un défouloir incontrôlé !


L’enseignement du chant repose sur l’éveil de sensations internes. Le chanteur ne s’entend pas comme l’entend un auditoire, car son oreille externe propre est éblouie par l’oreille interne. L’élève devra apprendre à composer avec le manque de distance qu’il a pour juger de sa voix, les sons émis par lui l’étant dans l’intimité de son corps et non obtenus par la pratique d’un instrument préfabriqué par un facteur au grand savoir-faire, claviers, cordes, bois, cuivres ou percussions.


b) le professeur de chant.

Selon le mot de Paul Derenne, c’est une qualification que l’on peut s’arroger sans vergogne : aucun diplôme n’est requis, aucune expérience n’est exigée. C’est la « rumeur » qui propage la réputation de ce type de pédagogue : nous connaissons tous des cas, trop de cas, qui peuvent être assimilés à des dangers publics. Cela dit, de grands chanteurs ne sont pas forcément de grands pédagogues : leur exceptionnelle facilité ne leur permet pas de comprendre les difficultés des autres. Mais une totale méconnaissance de ce métier de chanteur, quelqu’un qui ne se serait jamais trouvé seul devant le public pour servir un ouvrage ou mener à bien un récital, qu’en dire ?, sinon qu’il paraît difficile d’enseigner ce que l’on ne connaît pas, ce que l’on n’a jamais éprouvé soi-même, à savoir interpréter une œuvre en public.
En quoi consiste la pédagogie de l’art vocal ? Elle est complexe, car il n’y a pas de recette. Le « professeur » doit faire preuve d’humilité, celle d’aborder son jeune sujet sans
a priori, sans imposer le « c’est moi qui sais » : en effet, plus on acquiert de connaissances, quelles qu’elles soient, plus on mesure son ignorance ! Le pédagogue doit observer le sujet, sa morphologie, ses réactions de nervosité ou d’aisance excessive qui traduisent souvent la même angoisse : oui l’angoisse…, celle d’émettre un son dont on est pleinement responsable, de mettre en évidence ce qui sort de soi, son for intérieur, en quelque sorte, ce qui exprime l’être profond auquel la conscience morale n’est pas étrangère. C’est l’angoisse de se découvrir. La pédagogie du chant demande rigueur, doigté, sens moral, discrétion et, surtout, une sensibilité qui tend à l’autre la perche pour la découverte de lui-même avec fermeté, certes, mais avec la souplesse du cavalier qui « rend la main » pour employer un terme d’équitation, c’est à dire qui lâche ce qu’il faut de rênes pour permettre au cheval de rester lui-même en lui offrant la sécurité d’un appui bienveillant. L’enseignement n’est pas le viol, ni celui d’un corps, ni celui d’une âme. Ce n’est pas le faire-valoir d’un aîné tout-puissant asservissant un élève qui cherche tout pour échapper à lui-même, heureux de sentir le poids d’un joug qui lui épargne l’initiative, « servitude volontaire » instituant le professeur gourou absolu – la plupart des professeurs de chant adorent cela – qui se gargarise à s’entendre honoré d’un… Maestro ou… Maestra : vanitas vanitatis !

Enseigner le chant, c’est observer et écouter l’élève ; c‘est aussi lui faire prendre conscience de ce qu’il exécute naturellement bien ou mal, et  la raison de cela ; ainsi, le pédagogue peut l’orienter dans la détermination difficile de sa tessiture et adapter son enseignement, sans cesse remis en question, par l’existence pleine et entière de l’Autre, tout en anticipant sur le devenir de cette voix qui s’éveille. Ce n’est pas tout à fait une empathie, c’est une pédagogie aussi hasardeuse que les autres : en effet, il y a bien longtemps que l’on a appris que les sciences exactes ne l’étaient pas, que tout ce qui vit est mouvant et déterminé par son destin propre, lui-même échappant à tout déterminisme. Le « professeur de chant » devrait pratiquer l’humilité des Sages – et l’apprendre à l’élève afin que se révèle son talent s’il en a un -, fondée sur la disponibilité à recevoir l’Autre, conscient des principes d’Héraclite d’Ephèse (VIe siècle avant Jésus-Christ) : « Tout s’écoule ; on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », sans oublier que « les dieux se trouvent aussi dans la cuisine. »


c) le chant s’enseigne-t-il ?

Quelle question dans cette enceinte où l’enseignement règne au plus haut niveau ! Je dirais que le chant s’approche mais ne s’enseigne pas. En effet, lorsqu’on parle d’art, peut-on parler d’enseignement ? Oui, il y a des principes de base que nous avons évoqués, cet « éveil des sensations » dont font partie la respiration, ce fameux souffle dont on parle trop - ce qui a pour effet d’asphyxier le sujet, sans penser que sans souffle, il n’y a pas de vie -, cette respiration aux maintes controverses donc, les résonances du corps, vibrant comme un tuyau d’orgue, la détermination de la tessiture selon les timbres et l’aisance à émettre la voix, etc. Il s’agit de concevoir son corps comme musique (il en est de même pour les comédiens), c’est à dire l’habiter pleinement, ne plus le concevoir comme une excroissance de la tête, seule partie noble de notre personne. Le corps est musique, façonné par les Muses, filles d’Apollon, adonné à la louange du Divin. Une conception matérialiste, mécaniste, attribuée à Descartes qui méritait certainement mieux que cette étiquette réductrice, ne saurait porter quiconque vers l’art vocal, ni vers une autre forme d’art, puisque l’utilité d’une telle activité ne se démontre pas en deux coups de cuiller à pot ! L’emphase du chant porte à une vue téléologique : Dieu, l’Amour, la Guerre, trois activités auxquelles l’humanité se consacre pleinement – au point de parfois les mêler -, Théos – Erôs – Polémos ou Deus – AmorBellum ! Que d’encre et de sang cela a-t-il fait couler ! Mais qui est élu pour porter de si lourds fardeaux et faire partager à un auditoire pareille trilogie, sacrée et maudite à la fois, catharsis universelle conçue par des créateurs, poètes et compositeurs, qui évoluent dans le mystère des mots et des notes, tâche à l’origine sacrée dévolue à ce que, faute de mieux, on appelle le talent ? Mais qu’est ce que le talent ? C’est une question à laquelle on ne peut répondre qu’en la retournant sur elle-même pour en concevoir le développement qui échappe à toute explication rationnelle : le talent, c’est le talent, telle la gastrulation, terme emprunté à l’embryologie, phase critique du développement de l’embryon au moment où il se retourne en lui-même pour continuer à se développer, comme le doigt d’un gant qui d’à l’envers est remis à l’endroit.

Le talent de l’interprète est ici seul en cause : on peut tenter une approche de ce concept qui dit tout en demeurant obscur. Le talent de l’interprète est d’épouser au plus intime le jet créateur du poète qui donne les mots – et leur musique - ainsi que celui du compositeur qui ajoute l’emphase musicale à ces mots, jouant de la prosodie pour y inclure ses propres images. A partir de cette intimité avec le couple poésie-musique, l’interprète y ajoute la vie, re-créant l’œuvre avec les moyens qui lui sont propres, et, du coup, se re-créant lui-même à travers cette œuvre. Une telle alchimie ne s’opère pas avec des moyens accidentels comme la beauté d’une voix, la beauté d’un corps, mais grâce à un long travail. Et…  cela ne s’enseigne pas : on est fait pour cela ou non, dirait Gabriel Bacquier. Ce sont des noces mystiques, en quelque sorte, qui appartiennent au sens que l’on a des choses ou non : cela existe dans toutes les choses de la vie. Il y en a qui ne peuvent venir de l’extérieur : elles reposent au plus intime de notre être, elles ne se révèlent qu’au petit nombre des élus qui s’adonnent à elles.

d) le chant est-il comparable aux instruments de musique ?

Non pas, pour tout ce que nous venons d’exposer : la pratique d’un instrument de musique peut aider un chanteur à déchiffrer une partition. Il doit écouter ses partenaires instrumentistes, connaître leur rôle dans la partition qu’ils interprètent ensemble, conscient de la construction harmonique de l’œuvre, c’est à dire de sa structure verticale. Mais l’usage du verbe rend le chant comparable à rien d’autre en musique.


La maîtrise

Les paramètres qui constituent une partition de musique sont multiples, nous l’avons entraperçu. Le chant est un art complexe qui ajoute aux qualités déjà évoquées la part théâtrale : dès qu’il y a parole, il y a théâtre. Aucune des formes dont nous avons choisi de parler n’y échappe : mélodie, oratorio, opéra. Le verbe conditionne l’ensemble des qualités requises pour l’exprimer y compris ce qu’il convient de nommer la musicalité.
La musicalité consiste en l’art de
conduire une phrase faite de mots indépendants les uns des autres, excepté pour le sens, épousant le lié, le legato, requis par l’écriture musicale qui l’exprime. C’est l’art du phrasé, fruit de l’alliance du pneuma et de l’intelligence des deux textes superposés, poétique et musical. Cette conduite de la voix est le fondement de l’art vocal. Comment y arriver ? Les moyens sont multiples et il n’est pas lieu ici de les évoquer. C’est le savoir vers lequel chacun doit tendre qui ne se révélera qu’à force de travail à ceux qui en possèdent l’intuition, le « sens » comme nous l’avons dit plus haut.
La maîtrise d’un art, de l’art vocal en particulier, ne s’acquiert pas, elle se révèle à celui qui la possède avant même d’avoir pu l’exprimer. Ce sont de ces mystères sur lesquels Blaise Pascal avait parié : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé »…, faisant appel à la dimension invisible et souvent insoupçonnée de notre être. C’est la révélation, chemin de Damas qui vous a « à la surprenante », dirait Alphonse Boudard, ce qui fait advenir l’incertain comme certitude en devenir.

 Cependant, cette révélation ne l’est pas une fois pour toute : elle suppose l’incessante remise en question de soi-même au service de l’œuvre toujours chargée de points obscurs. L’œuvre ne cesse de « se mériter » car, au moment où elle se livre, elle s’échappe comme une cavale capricieuse pour offrir à son interprète de nouvelles facettes d’elle-même. C’est une Shéhérazade aux contes innombrables…

La maîtrise de l’art vocal réside dans la connaissance que l’on a de soi-même car Apollon nous appelle tous à Delphes pour la lecture du célèbre : « Gnôthi seauton ». Cette devise convie au service du dieu : c’est ce que nous apprend le mythe d’Orphée dont l’art ne sut apaiser la folie meurtrière des Ménades dédaignées.


Les éventuels bienfaits thérapeutiques

La musique en général, et le chant en particulier, offrent à l’imagination des non-musiciens et des personnes qui n’ont du chant qu’une approche d’amateur une possibilité infinie d’exprimer des platitudes : cela montre à quel point le chant possède un pouvoir de fascination accordé à l’emphase passionnelle - qui peut parfois prendre la couleur de l’aversion. Nous connaissons même connu l’existence d’ouvrages publiés, autant de défis au bon sens : on invente un vocabulaire, on se réfère à des notions des plus vagues, on emploie un style fantaisiste qui relève des associations libres chères aux surréalistes, sorte de débit automatique qui percerait tous les mystères de cet art.

Le chant est le domaine privilégié des fausses connaissances, car, émanant du corps, il est perçu comme connu de tous. De plus, il existe des phrases assassines comme celle d’Olivier Sacks dans son ouvrage Des Yeux pour entendre : « La musique a le pouvoir de guérir, de donner de la liberté. » Certes, mais de guérir de quoi et de donner quel type de liberté ? Cela s’applique-t-il à l’auditeur passif ou au musicien, instrumentiste ou chanteur, en train de donner vie à une partition ? Ce serait à l’auteur de répondre, car, pour qui profession d’être musicien, cela ne veut rien dire si l’on n’apporte pas quelques précisions.

a) « guérir ». Pourquoi non ?

Mais cela ne s’opère pas spontanément. Il existe tout un contexte culturel : quelle musique, d’abord ? Il existe des musiques pernicieuses qui vous mènent à la mort, des musiques lénifiantes, des musiques atroces… Tout le spectre des goûts et des couleurs, des réminiscences à « la petite madeleine », la sensibilité à tel rythme, à tels instruments, l’évocation d’une époque, d’un film… Cela est infini. Personnellement, et ceci n’engage que moi, je pense que la « guérison » par la musique est le plus souvent le fruit du hasard (si tant est qu’il existe) des rencontres : une musique dont on perçoit quelques mesures en passant dans la rue, la radio qui vous délivre ce que l’on n’attend pas ou ce que l’on aime à reconnaître… La musique en elle-même ne « guérit » pas, c’est le sujet qui peut lui donner une valeur thérapeutique selon le lieu ou le moment où il la reçoit. Nous sommes alors dans le contexte de l’audition passive.

C’est une tout autre affaire si l’on pratique la musique, l’instrument ou le chant. La grande différence qu’il y a entre ces deux pratiques réside dans le fait que l’instrument est pré-fabriqué, le corps devant s’adapter à sa facture, tandis que le chant est tout corps. On ne peut concevoir le chant indépendamment du corps dans toute sa réalité physiologique, ce que certains dénient en proclamant : « Mais le chant, c’est la voix des anges ! » Je veux bien, mais cela n’avance pas à grand chose, car le chant c’est d’abord la voix qui nous est propre, incarnée au plus profond de nous. La voix est la musique de la chair.

Si le chant peut avoir une fonction thérapeutique, elle réside dans le fait qu’émettre un son, c’est accepter son corps, accepter ce qui vient du plus profond de soi. Le chant est la mise à nu de soi-même au plus profond de son intimité physiologique, là où elle rencontre le psychologique – si tant est que l’on s’inscrit dans la dichotomie corps-âme. Je ne sais si cela se passe au niveau de la glande pinéale, chère à Descartes, mais pour qui chante, il me semble que c’est une évidence ne demandant aucune démonstration particulière, sinon celle de chanter.

L’immense difficulté sera de recevoir et d’admettre sa voix qui souvent déplaît : on voudrait chanter avec la voix d’un autre, ce qui amène les apprentis-chanteurs à connaître mieux les enregistrements commerciaux que les partitions des œuvres dont ils chantent des bribes sans en connaître le contexte. Il existe des « professeurs de chant » qui incitent leurs élèves à aller dans ce sens au lieu d’oser être eux-mêmes, mauvais masque de leurs carences. C’est pourtant à cette dernière condition que le chant peut devenir une thérapie, réconciliation de soi avec soi-même.


b) la « liberté ».

C’est un mot aussi galvaudé que la « culture » ou l’ « amour » ainsi que tous ceux dont se flattent notre époque dont la réalité manque cruellement, ces concepts étant accommodés à toutes les sauces. Quelle « liberté » la musique peut-elle donner ? Elle ne nourrit pas les déshérités, elle ne libère pas les prisonniers, etc. Elle donne la liberté à ceux qui veulent bien la recevoir comme « libératrice » : tout cela est bien flou, vague confort des idées reçues.

La musique est source de liberté dans la mesure (si j’ose dire) où l’on se penche sur le code qui lui est propre (le solfège).Ouvrir une partition est un brutal contact avec un carcan : tout est noté, vous le savez bien. Et ça se lit verticalement, et ça se lit horizontalement, mots croisés agrémentés de notes aux divers graphismes, avec des chiffres, des grigris de toute forme, des commentaires en langues le plus souvent étrangères : tout ce que l’on veut sauf la liberté, au sens anglais de freedom, bien proche du mot français laxisme. La Liberté (Liberty) en musique se conquiert au milieu de cette jungle graphique : c’est ainsi que s’affirme le talent de l’interprète - tel que l’enseignait Alfred Deller (1912-1979).

En guise de conclusion

L’art vocal, ainsi que tous les autres arts, porte sa part d’attrait, de travail, donne sa part au talent, donné irrationnel, mystérieux s’il en est. Certains tentent de trouver des explications très réductrices : art de cultiver « le beau son », par exemple. On se gargarise avec le beau son. Qu’est-ce qu’un beau son ? Cela répond aux goûts et aux couleurs dont on ne doit discuter, car ils sont éminemment subjectifs. Un beau son pour lui-même ne signifie rien : il sera inexpressif ; quant à une succession de beaux sons, ils sombreront dans l’ennui, l’uniformité, l’inutile.

L’art demande l’engagement de l’artiste : lorsqu’Artemisia Gentileschi (1593-vers 1652) peint Judith décapitant Holopherne (vers 1620), l’engagement du geste rendu est sans mélange. La force, la détermination du mouvement dégagent une violence digne du texte de la Bible. Le Persée (1554) de Benvenuto Cellini (1500-1571), livrant à nos regards la tête de  Méduse, nous donne à savourer sa victoire. Qu’en est-il du rôle de l’interprète comédien-chanteur ? Effectivement, l’artiste lyrique, selon l’expression consacrée, est à la fois musicien et comédien, ce qui le distingue des autres disciplines musicales. Le comédien-musicien fait valoir l’alliance de ces deux arts : le texte coloré par la musique ; il en justifie l’existence par la ferveur de son interprétation et sa maîtrise de la musicalité, dans le plus grand respect d’une partition à laquelle il donne vie. Il incarne au sens premier du terme un personnage dans une situation donnée par le contexte de l’œuvre. Dans l’oratorio ou la mélodie, la démarche sera semblable malgré la différence des genres : incarnation d’une situation. En effet le texte suppose toujours un « avant » laissé le plus souvent à l’imagination de l’interprète : sans avoir imaginé un « avant », on ne peut entrer dans l’actualité d’un drame, mélodie de trois minutes ou opéra de cinq heures...

L’art vocal répond à un nombre important de paramètres que nous avons tenté de mettre en évidence. Nous ne sommes pas entrée dans le détail des différentes écoles, de l’enseignement de la technique vocale où toutes les passions, les manies, les obsessions se rencontrent, chaque professeur prêchant pour sa paroisse, doté chacun d’une méthode personnelle et infaillible ! Nous avons tenté de dégager des lignes générales pour mettre en évidence le caractère relatif de chacun des chapitres que nous avons abordés.

Rien n’est jamais donné définitivement, tout doit sans cesse être remis en question, personne ne possédant de réponse définitive dans quelque domaine que se soit, encore moins lorsqu’il s’agit de disciplines artistiques jamais à l’abri des modes ni des courants politiques.

Sylvie Oussenko

Pézenas, le 3 avril 2013

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MAJ Dimanche 11 Juillet 2013