Suprématie

Victor Hugo

(inspiré de la Kéna Upanishad)

 

Lorsque les trois grands dieux eurent dans un cachot

Mis les démons, chassé les monstres de là-haut,

Oté sa griffe à l'hydre, au noir dragon son aile,

Et sur ce tas hurlant fermé l'ombre éternelle,

Laissant grincer l'enfer, ce sépulcre vivant,

Ils vinrent tous les trois, Vâyou le dieu du vent,

Agni, dieu de la Flamme, Indra, dieu de l'Espace,

S'asseoir sur le zénith, qu'aucun mont ne dépasse,

Et se dirent, ayant dans le ciel radieux

Chacun un astre au front: " nous sommes les seuls dieux!"

Tout à coup devant eux surgit dans l'ombre obscure

Une lumière ayant les yeux d'une figure.

Ce que cette lumière était, rien ne saurait

Le dire, et, comme brille au fond d'une forêt

Un long rayon de lune en une route étroite,

Elle resplendissait, se tenant toute droite.

Ainsi se dresse un phare au sommet d'un récif.

C'était un flamboiement immobile, pensif,

Debout.

Et les trois dieux s'étonnèrent.

Ils dirent: "Qu'est ceci?"

Tout se tut et les cieux attendirent.

 

 

"Dieu Vâyou, dit Agni, dieu Vâyou, dit Indra,

Parle à cette lumière. Elle te répondra.

Crois- tu que tu pourrais savoir ce qu'elle est?

- « Certes »,

Dit Vâyou. « Je le puis ».

Les profondeurs désertes

Songeaient; tout fuyait, l'aigle ainsi que l’alcyon.

Alors Vàyou marcha droit à la vision.

« Qu'es- tu? » cria Vâyou, le dieu fort et suprême.

Et l'apparition lui dit : « Qu'es- tu toi- même? »

Et Vàyou dit: « Je suis Vâyou, le dieu du Vent

- Et qu'est- ce que tu peux?

- Je peux, en me levant,

Tout déplacer, chasser les flots, courber les chênes,

Arracher tous les gonds, rompre toutes les chaînes,

Et si je le voulais, d'un souffle, moi Vâyou,

Plus aisément qu'au fleuve on ne jette un caillou

Ou que d'une araignée on ne crève les toiles,

J'emporterais la terre à travers les étoiles. »

L’apparition prit un brin de paille et dit:

« Emporte ceci. »

Puis, avant qu'il répondit,

Elle posa devant le dieu le brin de paille.

Alors, avec des yeux d'orage et de bataille,

Le dieu Vàyou se mit à grandir jusqu'au ciel,

Il troua l'effrayant plafond torrentiel,

II ne fut plus qu'un monstre ayant partout des bouches,

Pâle, Il démusela les ouragans farouches

Et mit en liberté l'âpre meute des airs;

On entendit mugir le simoun des déserts

Et l'aquilon qui peut, par- dessus les épaules

Des montagnes, pousser l'océan jusqu'aux pôles;

Vâyou, géant des vents, immense, au- dessus d'eux

Plana, gronda, frémit et rugit, et, hideux,

Remua les profonds tonnerres de l'abîme;

Tout l'univers trembla de la base à la cime

Comme un toit où quelqu'un d'affreux marche à grands pas        

Le brin de paille aux pieds du dieu ne bougea pas.

Le dieu s'en retourna.

« Dieu du vent, notre frère,

Parle, as- tu pu savoir ce qu'est cette lumière? »

Et Vâyou répondit aux deux autres dieux : « Non!

 

 

Agni, dit Indra; frère Agni, mon compagnon,

Dit Vâyou, pourrais- tu le savoir, toi?

Sans doute »,

Dit Agni.

Le dieu rouge, Agni, que l'eau redoute,

Et devant qui médite à genoux le Bouddha,

Alla vers la clarté sereine et demanda :

« Qu'es- tu clarté?

- Qu'es- tu toi- même? lui dit- elle. - Le dieu du feu.

- Quelle est ta puissance?

Elle est telle

Que, si je veux, je puis brûler le ciel noirci,

Les mondes, les soleils, et tout.

Brûle ceci »,

Dit la clarté, montrant au dieu le brin de paille.

Alors, comme un bélier défonce une muraille,

Agni, frappant du pied, fit jaillir de partout

La flamme formidable, et, fauve, ardent, debout,

Crachant des jets de lave entre ses dents de braise,

Fit sur l'humble fétu crouler une fournaise;

Un soufflement de forge emplit le firmament;

Et le jour s'éclipsa dans un vomissement

D'étincelles, mêlé de tant de nuit et d'ombre

Qu'une moitié du ciel en resta longtemps sombre;

Ainsi bout le Vésuve, ainsi flambe l'Hékla;

Lorsque'enfin la vapeur énorme s'envola,

Quand le dieu rouge Agni, dont l'incendie est l'âme,

Eut éteint ce tumulte effroyable de flamme

Où grondait on ne sait quel monstrueux soufflet,

Il vit le brin de paille à ses pieds, qui semblait

N'avoir pas même été touché par la fumée.

Le dieu s'en revint.

« Dieu du feu, force enflammée,

Quelle est cette lumière enfin? Sais- tu son nom? »

Dirent les autres dieux.

Agni repondlt : non

 

 

Indra, dit Vàyou ; frère Indra, dit Agni, sage !

Roi! dieu ! qui, sans passer, de tout voit le passage,

Peux- tu savoir, ô toi dont rien ne se perdra,

Ce qu'est cette clarté qui nous regarde? »

Indra Répondit: « Oui ».

Toujours droite, la clarté pure

Brillait, et le dieu vint lui parler.

« O figure,

Qu'es- tu? » dit Indra, d'ombre et d'étoiles vêtu.

Et l'apparition dit: « Toi- même, qu'es- tu? »

Indra lui dit : « Je suis Indra, dieu de l'Espace.

- Et quel est ton pouvoir, dieu?

- Sur sa carapace

La divine tortue, aux yeux toujours ouverts,

Porte l'éléphant blanc qui porte l'univers.

Autour de l'univers est l'infini. Ce gouffre

Contient tout ce qui vit, naît, meurt, existe, souffre,

Règne, passe ou demeure, au sommet, au milieu,

En haut, en bas, et c'est l'espace, et j’en suis dieu.

Sous mol la vie obscure ouvre tous ses registres ;

Je suis le grand voyant des profondeurs sinistres ;

Ni dans les bleus édens, ni dans l'enfer hagard,

Rien ne m'échappe, et rien n'est hors de mon regard;

Si quelque être pour moi cessait d'être visible,

C'est lui qui serait dieu, pas nous; c'est impossible.

Étant l'énormité, je vois l'immensité;

Je vois boute la nuit et toute la clarté;

Je vois le dernier lieu, Je vois le dernier nombre,

Et ma prunelle atteint l'extrémité de l'ombre;

Je suis le regardeur Infini. Dans ma main

J'ai tout, le temps, l'esprit, hier, aujourd'hui, demain.

Je vois les trous de taupe et les gouffres d'aurore,

Tout! et, là même où rien n'est plus, je vois encore.

Depuis l'azur sans borne où les cieux sur les cieux

Tournent comme un rouage aux flamboyants essieux,

Jusqu'au néant des morts auquel le ver travaille,

Je sais tout ! Je vois tout !

Vois- tu ce brin de paille? »

Dit l'étrange clarté d'où sortait une voix.

Indra baissa la tête et cria: « Je le vois.

Lumière, je te dis que j'embrasse tout l'être;

Toi- même, entends- tu bien, tu ne peux disparaitre

De mon regard, jamais éclipsé ni décru! »

A peine eut- il parlé qu'elle avait disparu.

 

 

Opinion de Jean Varenne à propos de ce poëme

(extrait de « Sept Upanishads ».)

 

« Fasciné par l'Orient durant toute sa vie, Victor Hugo eut toujours, cependant une sorte de pudeur devant l'Inde. Elle l'impressionnait par sa complexité et par la majesté de son édifice culturel. On regrettera qu'il ne l'ait pas mieux connue car, si tel avait été le cas, il ne fait pu de doute qu'il aurait été séduit par le fourmillement de ses dieux sur les murs des grands sanctuaires, par le foisonnement des mythes, le pittoresque des légendes, la noblesse des sentiments dans l'épopée.

Il nous reste un texte pour alimenter notre regret, dans la Légende des siècles, le poème intitulé « Suprématie » , où la Kéna Upanishad se trouve reprise, amplifiée, enrichie par le génie visionnaire du grand romantique.

Le texte qu'utilisa Victor Hugo diffère légèrement de celui qui est donné ici- même, page 31. Ainsi l'ordre d'entrée en scène des dieux est modifié: Vâyu passe avant Agni. ce qui, du point de vue hindou, est choquant, car Agni est le dieu, des commencements. Plus grave est la modification (involontaire, il va sans dire) de la fin. Dans l'Upanishad, le brahman s'écarte (tiro- dadhé) d'Indra pour ne pas être reconnu par lui. Ce qui est une manière de dire qu'effectivement le roi des dieux « voit tout » et que, si le brahrnan se retire, c'est pour ne pas priver le dieu de son prestige. Ce faisant, il cède devant Indra alors qu'il était resté immobile, impassible, devant les assauts dérisoires du Feu et du Vent.

 

De plus, l'Upanishad explique qu'Indra reçoit l'enseignement de la déesse Umâ et donc sait ce qu'est le brahman et peut l'expliquer par la suite à Agni et Vâyu.

DansHugo, la leçon du mythe est profondément modifiée puisqu'il est dit d'abord qu'Indra triomphe puisqu'il « voit » le brin de paille que Vàyu n'avait pu emporter, ni Agni brûler, mais que son triomphe est dérisoire puisqu'il défie le brahman (« tu ne peux disparaître ») et perd ce défi.

Malgré cette divergence; le poème de Hugo garde sa. valeur, car la signification profonde du mythe védique (l’absolue suprématie du brahman sur tout ce qui existe, y compris les dieux) est exactement conservée et exprimée en termes magnifiques ».

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2 Juin 2007