Georges Hahn et la Psychanalyse

Dr Bernard Auriol


issn 0495-9396

 (12juillet1995, Chronique N° 2, pp. 33-39, 12 96; supplément au BLE, Bulletin de l’Institut Catholique de Toulouse)

« Toutes les épreuves douloureuses de non-communication,
de non-relation, d’inappartenance, paraissent cependant présenter
quelques rapports avec une même expérience vécue : la singularité,
 pour une grande part inexprimable et irréductible du sujet humain. (...)
Un pléonasme méridional, d’une remarquable puissance d’expression,
nous parle de ‘cet étranger qui n’est pas d’ici’, sans avoir à préciser
davantage d’où il vient, ni même s’il jouit d’une quelconque appartenance.
Or c’est en ce sens que tout homme est singulier ou risque de le devenir ».
(Georges Hahn)

Il était viennois comme S. Freud, d’origine juive comme lui. Militant antifasciste évadé de prison, il fut obligé de s’exiler sans un regard en arrière, sans même pouvoir dire l’adieu qui lui fera défaut jusqu’au dernier moment. Il partage également avec Freud une certaine forme de rejet et de méconnaissance de la part de l’Université. Vienne était, avant l’impensable, un creuset d’intense créativité intellectuelle où se développait le rayonnement psychanalytique, de nouvelles approches épistémologiques, la Psychologie de la forme, etc...


Georges Hahn ayant été l’assistant de Köhler, l’un des pères fondateurs de la Gestaltpsychologie (psychologie de la forme), il en garda toujours un sens aigu des structures, des ensembles fonctionnels, des hiérarchies aptes à ordonner la pensée sans rien lui enlever de sa liberté. Il resta toujours très élogieux à l’égard  d’un autre compatriote, qui lui aussi dut s’exiler, Kurt Lewin: Sa compréhension des lois du groupe et les avancées pédagogiques auxquelles sa formalisation psychodynamique a donné lieu, furent pour Georges Hahn une source féconde de réflexion et d’enseignement.

Georges Hahn se référait avec un mélange de fierté et de critique à un grand dissident de la psychanalyse qu’il fréquenta : Alfred Adler, fondateur de la « psychologie individuelle ».

Il connaissait bien les positions d’un autre autrichien, esprit original et victime de toutes sortes d’exclusion, Wilhelm Reich, dont il souligne les faiblesses tout en ayant un faible pour l’effort d’analyse que cet auteur fit des phénomènes monstrueux dont tous étaient les témoins; « c’est à lui que l’on doit une étude approfondie du phénomène fasciste envisagé d’un point de vue psychanalytique. Les réalités politiques et idéologiques semblent donc interpeller la psychanalyse ? »

Il s’opposait avec force à la graphologie qu’il rangeait dans les pseudo sciences mais lui manifestait quelque indulgence s’il en lisait les entrelacs dans le texte de Ludwig Klages dont la valeur philosophique ne lui échappait pas ! Par contre il resta toujours très discret en ce qui concerne le fondateur de la sociométrie et du psychodrame, Moréno, même s’il eut l’occasion de publier une de ses élèves qui le déroutait par son spontanéisme, Anne Ancelin-Schutzenberger.

On ne peut passer sous silence une rencontre qui, à elle seule pourrait expliquer sa proximité avec la psychanalyse et son souci de la faire connaître, y compris dans des milieux qui auraient pu lui être hostiles. Il s’agit de celle qui, d’après Jacques Chazaud, l’honora de son amitié[1] et dont il se fit gloire de publier un ouvrage chez Privat, Anna Freud. Il parlait d’elle avec beaucoup de chaleur et conserva longtemps avec elle des relations suivies sur le plan universitaire et pédagogique.

Henri Sztulman explique que Georges Hahn a eu, quant à la psychanalyse, une position ambivalente. Il n’a jamais fait de démarche analytique personnelle, peut-être pour des raisons tenant à sa foi catholique. La même retenue le tiendra loin du marxisme dont il ne manquait pas de voir certains aspects positifs. Henri Sztulman à qui ce petit texte doit nombre d’idées, n’hésite pas à le comparer à Jean Paul Sartre avec qui il partagea une sorte de flirt critique avec ces deux maîtresses intellectuelles que furent la Pensée Marxiste et la Psychanalyse ! Le Sartre de l’Idiot de la Famille, critique et source de richesse pour le praticien qui s’y attelle... Ainsi les exposés et les synthèses du Professeur Hahn étaient-ils source de réflexion et puissant aliment pour le praticien, psychiatre ou psychanalyste, psychologue ou travailleur social. Il savait à la fois marquer ses distances, dessiner les contours, rassembler les idées forces, soulever les questions nécessaires, même quand elles pouvaient susciter de l’embarras, puis il concluait en dégageant les points forts et en délimitant les terrains minés.

Sigmund Freud le fascinait par sa découverte de l’inconscient. Pour lui, cependant, son oeuvre sous certains aspects (intellectuels, culturels et surtout linguistiques) devrait être réévaluée à la lumière de l’observation suivante, assez surprenante dont il fit part à Jacques Chazaud : « vous ne pouvez rien comprendre à Freud parce qu’il n’écrivait pas l’allemand à partir duquel vous voulez le traduire : il écrivait en viennois vernaculaire dont les aphorismes, les allusions, les tournures constituaient autant d’idiotismes de style, d’expression ou même de pensée se référant implicitement à la culture propre de Vienne ! »

Georges Hahn était un esprit universellement curieux, d’une culture largement étendue. Il connaissait la psychanalyse et ses débats théoriques mieux que beaucoup de psychanalystes. Son ouverture d’esprit et l’importance qu’il attachait au sujet le rendaient très accueillant et chaleureux envers les psychanalystes[2]. Aussi bien chez Privat ou au Centurion que dans le cadre d’Eres, il choisit de publier un grand nombre d’ouvrages et de revues, consacrés à, ou concernés par, la psychanalyse (par exemple les « Etudes Psychothérapiques », « Littoral », l’ « Information Psychiatrique », la « Revue de Médecine Psychosomatique » ou l’ « Evolution Psychiatrique »).

Comme beaucoup de penseurs et de soignants, il s’était approché de Henry Ey et lui manifestait une grande estime. Ce dernier était, lui aussi, un des proches de la psychanalyse sans en être l’adepte. Bonneval était un haut lieu de la réflexion clinique à laquelle Jacques Lacan apporta son concours. Certains aspects de l’Association Internationale de Psychanalyse, certaines attitudes théoriques et pratiques qu’on était déçu de trouver dans ses rangs à côté de l’or freudien qu’elle continuait à charrier, ne manquaient pas de susciter l’interrogation, voire la rébellion. Chez Lacan certes, mais aussi chez Georges Hahn. D’où l’intérêt qu’il manifesta sans cesse pour certains livres appartenant au courant lacanien, sans rien céder de sa réserve quant au Maître lui-même.

L’un des auteurs qu’il publia chez Eres, Michel Bousseyroux, m’a dit comme il avait été impressionné par l’humanité de son éditeur et l’intérêt puissant qu’il portait au sujet de son livre (« Psychanalyse... ou Religion »).  Il ajoute combien étaient passionnant les échanges assez vifs qu’ils avaient eus quant au style difficile de cet ouvrage, les questions pertinentes et très intelligentes que Monsieur Hahn lui adressait sans ménagement quant à tel ou tel point de la réflexion, en un mot, son amour pour le travail éditorial bien fait.

Marie Jean Sauret[3], se montre, lui aussi, extrêmement impressionné par son intelligence, sa culture, son humanisme, son élégance morale, sa grande délicatesse et l’ouverture d’esprit dont il savait faire preuve. Il insiste sur sa connaissance du freudisme qui amenèrent entre eux de très profondes et très nombreuses discussions quant au contenu de son ouvrage « Croire » qui fut publié par la maison de la rue des Arts. Il remarque surtout la capacité de Georges Hahn à écouter son point de vue d’auteur, à le critiquer sans tenter de  convaincre !

Anne Clancier avoue qu’elle lui doit toute son oeuvre écrite : s’il ne m’avait fortement poussée à écrire mon premier livre, en m’invitant chez eux, je n’en aurais écrit aucun ! Sylvestre Clancier ne put, quant à lui, pour des raisons conjugales, accepter de venir à Toulouse pour occuper le bureau de la rue des Arts.

Georges Hahn était avant tout un humaniste, un honnête homme, d’une très vaste culture philosophique, scientifique, sociale, politique et économique. C’était un éveilleur d’esprit, un défricheur des consciences, un aiguillon de la pensée. Il aurait été, s’il l’avait voulu, un psychanalyste exceptionnel. Cependant, comme l’affirme fortement Henri Sztulman, « il a probablement plus apporté, du dehors, à la psychanalyse par sa réflexion et ses initiatives que s’il avait perdu de la hauteur de son regard en étant un des nôtres ! ».

Jacques Chazaud vouait à Georges Hahn une grande estime et une amitié nouée dès le moment où proposant un ouvrage à l’éditeur, il s’était vu proposer en 1969, non de se rendre chez Privat mais de recevoir la visite de son directeur littéraire ! L’entretien aurait pu tourner court puisque ce dernier l’entama d’un : « J’espère que vous n’êtes pas lacanien ! ». Ce qui n’avait rien de polémique quant à la pensée ou à l’école de Jacques Lacan. Il s’agissait plutôt d’écarter les chausse trappes d’un style dont il pouvait craindre qu’il n’atteignît pas aux critères pédagogiques qu’il voulait imposer aux ouvrages qu’il acceptait.

Avec l’aide de Jacques Chazaud il nous donna accès à des ouvrages essentiels de la pensée psychanalytique : outre Anna Freud, Hartmann, Glover (La naissance du moi »), Müller, Kernberg, Gillibert, Misès et la correspondance entre Freud et Weiss par laquelle nous apprenons des faits extrêmement importants, tels la psychanalyse de la fille de Freud par son père (!...) ou l’intérêt secret du fondateur de la psychanalyse pour une version moderne avant la lettre de la parapsychologie sous le couvert de ce qu’on appelait « recherches psychiques » (cf. la très ancienne et britannique Society For Psychical Research dont il resta toujours membre d’honneur).

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Lettre de Micheline Weinstein

Paris le 15 juin 1995

Cher Bernard Auriol,

            à l’interrogation sur l’intérêt de Georges Hahn pour la psychanalyse, enfant et jeune homme de l’Aufklärung dans la Vienne de Freud, arrêté et emprisonné pour cause de résistance au nazisme dans la Vienne d’Hitler, fils d’une mère juive dont la vie disparut dans la chambre à gaz, évadé puis caché dans le sud de la France par des prêtres catholiques,

            je ne me permettrais pas de statuer en tant qu’investie de la qualité d’analyste, je dirais simplement que l’oeuvre de Georges Hahn est, selon ses multiples formes, celle d’un pas­seur d’espoir en l’être humain, en une Menschlichkeit, qu’elle est la réponse d’un homme à l’équation que posait Freud en 1929, à la fin de la rédaction du Malaise,

La question du destin de l’espèce humaine me semble être celle-ci : son développement culturel réussira-t-il, et dans quelle mesure, à se rendre maître de la perturbation causée à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autoanéantissement [Vernichtungstrieb]. À ce propos, l’époque actuelle est digne d’un intérêt tout particulier. Les hommes d’aujourd’hui ont porté si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec l’aide de celles-ci, il leur est devenu facile de s’exter-miner mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, de là vient une bonne part de leur agitation, de leur malheur, de leur état anxieux [s’il ne tenait qu’à moi, je traduirais « Angststimmung » par « couardise »]. Alors maintenant reste à espérer de l’autre des deux “puissances célestes”, l’Eros éternel, qu’il fasse un effort pour tenir tête dans le combat auquel ils se livrent, lui et son adversaire non moins immortel.

            Le temps du non, ses amis - essentiellement des « hérétiques » quel que soit le dogme en cours - avec la présence de leur invité, ce soir commun de Pentecôte pour les chrétiens et les juifs croyants, de Mgr. Jean-Marie Lustiger, se sont réunis pour dîner chez Jo Goldenberg le dimanche 4 juin 1995.

            J’aurais beaucoup aimé le dire à Georges Hahn.

            Bien cordialement,

Micheline Weinstein

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Georges Hahn, Marc Oraison et la Psychanalyse

Georges Hahn noua de solides contacts avec Marc Oraison et publia avec lui des entretiens dont l’enregistrement suggère qu’il était capable d’une hauteur de vue et d’une connaissance de la pensée analytique que son interlocuteur semblait s’essouffler à suivre...

Il oriente le débat sur les questions essentielles; par exemple : «  N’est-il pas important de noter que la conception anti-psychanalytique, scientiste (de J. Monod) refuse de faire place à l’interrogation sur les difficultés de vie ? »

« Comment s’explique l’agressivité de bien des médecins à l’égard de la psychanalyse, cette virulence tout à fait destructive, presque haineuse, qu’on a pu constater ? »

« On peut s’opposer à la psychanalyse de deux manières, soit en la combattant, soit en en faisant une scolastique (la psychanalyse américaine)  : de l’extérieur ou de l’intérieur ! »

« La résistance catholique à la psychanalyse a-t-elle vraiment diminué ? »

« La psychanalyse a mis en valeur la signification de la dimension psychique (c’est ce qui a indisposé les organicistes) mais cela ne coïncide pas avec une prise en compte du spirituel et on a pu parler (Freud lui même l’a pris à son compte), du matérialisme de Freud... »

« La division de l’homme en lui-même selon la psychanalyse et selon le christianisme : à confronter, non à assimiler. Ce que nous dit la psychanalyse de la division de l’homme avec lui-même, et notamment son porte à faux par rapport au temps, préfigure mais n’exprime pas encore la conception de l’homme divisé que le christianisme manifeste ! »

« Le désir de permanence ne peut-il prendre deux sens opposés, celui d’une aspiration à la mort et d’une aspiration à la vie ! »

« Pour Freud, à certains moments, on a l’impression qu’il ne se passe pas autre chose dans le psychique que dans le cerveau, à d’autres moments on a le sentiment qu’il se passe autre chose ... Au niveau de ce qu’il pouvait lui-même identifier, Freud est toujours resté positiviste, mais au niveau des significations qu’il manifestait il ne l’était plus ! »

Débat tellement actuel, dont s’étend aujourd’hui le chantier du rapport délicat des neurosciences et de la psychanalyse. Paradoxe qu’il soulignait encore à propos de la liberté: même celui qui la nie, ne peut se soustraire à y adhérer en tant que sujet de sa parole !

Bernard Auriol

Psychanalyste

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Psychosonique Yogathérapie Psychanalyse & Psychothérapie Dynamique des groupes Eléments Personnels

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22 Janvier 2007