Drogue : un remède à l’existence ?

Dr Jean-Philippe Catonné

extrait de "De la drogue et des drogues"

( Raison Présente, N° 153)

 

La drogue fut un recours constant dans l’histoire de l’humanité. Elle constitue une préoccupation croissante dans l’actuelle civilisation de consommation. Les sept points suivants permettront d’accéder à une information et d’ouvrir à une réflexion la concernant.

 

 I. A la recherche d’une définition

 Pour tout un chacun la drogue désigne une substance nocive. Parler de drogué vise une personne intoxiquée par des stupéfiants. Pourtant, le sens nettement péjoratif associé au mot de drogue ne s’est imposé que tardivement. L’étymologie ne nous renseigne que partiellement sur cette évolution. Parmi les hypothèses avancées, retenons-en deux. L’une fait dériver le mot drogue, apparu en français au XIVe siècle, de l’arabe durawa, bulle de blé. Il serait devenu drawa, puis drowa. L’autre hypothèse, plus vraisemblable, fait dériver le français drogue du néerlandais droog, sec, mot qui aurait désigné des ingrédients séchés [1] .


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La recherche étymologique rappelle que la drogue fut à l’origine un ingrédient employé pour les préparations pharmaceutiques. Littré considère que « La série des significations paraît être ingrédient, et, comme les ingrédients pharmaceutiques sont fort désagréables, chose mauvaise » [2] . En français, l’évolution péjorative s’est produite par glissements sémantiques successifs : de la pharmacopée à des médicaments fabriqués par des non spécialistes, de ces médicaments contestables à la chose mauvaise à boire pour enfin désigner le stupéfiant au XXe siècle [3] . Notons néanmoins qu’il est encore aujourd’hui en français un champ de savoir connotant positivement la notion de drogue : celui de la phytothérapie. « Les plantes médicinales séchées ou leurs parties utiles reçoivent le nom de drogues végétales (vegetalia). » [4] Ainsi une branche particulière, la pharmacognosie, étude des médicaments d’origine animale ou végétale, s’intéresse aux « drogues » en tant que plantes médicinales.

 Pendant longtemps la notion de drogue a en effet compris celle de médicament. Elle a alors conservé l’équivocité du Pharmakon grec, à la fois poison et remède; En allemand die Droge se rattache au vocabulaire de la pharmacie. En anglais, drug désigne tout aussi bien le médicament que la drogue illicite. Un même produit peut être employé en raison de sa vertu thérapeutique ou de son pouvoir stupéfiant. Ainsi, en Amérique, la feuille de coca, dont a isolé la cocaïne en 1860, fut traditionnellement utilisée par les sociétés précolombiennes comme plante médicinale. En Europe au XIXe siècle, l’opium fut considéré comme une panacée, capable de traiter une multitude de maux. Aujourd’hui nous continuons à utiliser les dérivés de l’opium comme antalgiques, par exemple la morphine. On pourrait étendre la démonstration au cannabis, lequel fait l’objet de recherches actuelles pour évaluer ses vertus thérapeutiques possibles, l’une pour réduire les effets négatifs des traitements contre l’hépatite C, et, l’autre pour traiter la sclérose en plaques. A l’inverse, on pourrait montrer que des médicaments légalement prescrits provoquent des méfaits reprochés aux substances illégales. Pour preuve : on sait que les benzodiazépines couramment utilisées comme hypnotiques, par exemple le rohypnol, ou comme anxiolytiques, par exemple le valium, peuvent conduire rapidement à une dépendance. Ainsi, en prenant ce dernier produit pendant une quarantaine de jours à fortes doses, on détermine le besoin de prolonger les prises pour éviter les effets indésirables du sevrage et la survenue de convulsions chez certaines personnes [5] .

 Avec la notion de dépendance, sur laquelle nous reviendrons, nous rencontrons le risque majeur inhérent à la prise de drogue, qu’elle soit licite ou illicite. Tel est le critère principal retenu pour définir la notion de drogue par Nicole Maestracci, magistrate qui dirigea la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie de 1998 à 2002. Est qualifiable de drogue « toute substance psycho-active prêtant à une consommation abusive et pouvant entraîner des manifestations de dépendance » [6] . On sait que l’excès prolongé d’alcool rend dépendant ; à propos du tabac, les travaux modernes montrent que son pouvoir de dépendance est comparable à celui de l’héroïne. C’est pourquoi la plupart des pays européens associent l’alcool et le tabac aux drogues illicites dans leurs programmes de prévention des dépendances. Tel est le cas de la France depuis 1999. Dès lors, si l’on admet que le tabac, l’alcool et les médicaments psychotropes sont des drogues potentielles, se pose avec d’autant plus d’acuité la question de la possibilité de l’existence d’une société sans drogue.

 

 II. De l’art de vivre

 La pensée de Sigmund Freud pourrait utilement nous aider à répondre à cette question. Adepte d’une philosophie hédonistique, le vie humaine se donne pour lui comme finalité l’accomplissement du principe du plaisir. Sous quelle forme ? Le commun des mortels aspire au bonheur. Or la voie pour y parvenir est hérissée d’ obstacles. « La vie telle qu’elle nous est imposée est trop dure pour nous, elle nous apporte trop de douleurs, de déceptions, de tâches insolubles. Pour la supporter, nous ne pouvons pas nous passer de remèdes sédatifs. » [7] . Quels sont-ils ? Les moyens pour gagner du plaisir et éviter la douleur son nombreux et fonction de la personnalité de chacun. Toutefois, Freud recommande de ne pas choisir la voie de l’exclusivité. Cela lui permet de récuser le recours à la religion, délire de masse qui « impose à tous de la même façon sa propre voie pour l’acquisition du bonheur et la protection contre la souffrance » [8] .

 Il envisage donc d’autres « techniques » de vie : sept sont examinées. Parmi elles, l’amour, en particulier sexué, fournit le modèle même de notre aspiration au bonheur. Pourtant ce bonheur des amants est fragile, s’exposant à la perte de la personne aimée. Autre possibilité : à la manière des sages occidentaux ou orientaux, réduire voire éteindre le désir au prix cependant d’un amoindrissement des capacités de jouissance. De même, déplacer les pulsions vers la création artistique, scientifique ou tout simplement vers une activité professionnelle procure des satisfactions substantielles et estimées socialement sans pourtant construire une cuirasse suffisamment impénétrable aux mauvais coups du sort. Quid alors du plaisir esthétique ? Il provoque une douce consolation, insuffisante cependant pour faire oublier les misères de l’existence. Certains s’investissent dans des luttes collectives pour changer une réalité insatisfaisante qui ne se laisse pourtant pas si facilement transformer.

 Dès lors, Freud n’omet pas de considérer les substances toxiques comme remèdes aux maux de l’existence. « La méthode la plus grossière mais aussi la plus efficace pour exercer une telle influence est la méthode chimique, l’intoxication. » [9] Ces substances étrangères à l’organisme comportent la double propriété d’éviter de ressentir le déplaisir et de procurer un plaisir immédiat. Freud suppose que nous avons à l’état naturel dans notre propre organisme des substances analogues aux stupéfiants, hypothèse confirmée aujourd’hui par la découverte des endomorphines. Il envisage les deux aspects consécutifs à l’introduction des stupéfiants, à la fois source de bienfait pour une prise de distance face à la réalité et de méfait eu égard au danger de fuite par rapport à elle.

 A ce propos, remarquons la pertinence du terme de stupéfiant en français pour traduire cette situation : la substance toxique stupéfie, confond rêve et réalité en provoquant ou bien une euphorie, ou bien une narcose, c’est-à-dire une torpeur, un engourdissement. Freud cite Goethe parlant du « briseur de soucis », permettant de se soustraire à la réalité et de se réfugier dans un monde à soi. A quel briseur de soucis, Sorgenbrecher, le poète allemand songe-t-il ?

 « Cette chère vie se soucie de donner des soucis,

Le briseur de soucis c’est le fruit de la vigne. »

 Goethe vise donc ici le vin, symbole du stupéfiant européen. Chaque société, chaque continent a en effet cultivé le sien : la coca et le tabac en Amérique, le pavot en Asie, le cannabis en Afrique, l’alcool en Europe. « L’action des stupéfiants dans le combat pour le bonheur et le maintien à distance de la misère est à ce point appréciée comme un bienfait que les individus comme les peuples, leur ont accordé une solide position dans leur économie libidinale » [10] , écrit Freud.

 Faisons maintenant retour à notre question de départ ; une société sans drogue est-elle possible ? Certains diront que le projet relève de l’utopie, laquelle présupposerait une société suffisamment idéale pour abolir les sources d’injustice et les autres causes majeures d’insatisfactions, de souffrances. Pourtant, les programmes internationaux se donnent comme objectif une éradication de la drogue. Tel est le cas, par exemple, du programme adopté en 1998 par l’assemblée générale de l’O.N.U. Pour mesurer les difficultés d’application de ce programme, il convient de s’intéresser non pas seulement à la consommation des produits, mais aussi à leur production. Freud parle d’économie libidinale. Abandonnons le terrain de la libido pour poser notre regard sur l’économie elle-même.

 III. Un gigantesque marché

 Dans ce numéro, Alain Labrousse, ancien directeur de l’Observatoire géopolitique des drogues, fait une estimation des profits de la drogue et de son blanchiment de l’ordre de 150 à 200 milliards. Quoique modeste par comparaison au montant des actifs cumulés par les grandes entreprises transnationales [11] , cette somme a un impact considérable sur l’économie mondiale. L’auteur donne plusieurs illustrations du dynamisme de ce secteur marchand. A la suite de la réduction de la consommation d’héroïne en Europe, les producteurs sont parvenus à ouvrir de nouveaux marchés en Iran, en Asie centrale et en Chine. En outre, les produits aujourd’hui les plus consommés dans le monde sont le haschich, c’est-à-dire de la résine de cannabis, et les drogues de synthèse. On assiste à une croissance exponentielle de la consommation de ces dernières en Europe, aux U.S.A. et en Asie. Ces stimulants de type amphétaminiques sont produits tant en Birmanie qu’en Chine, à Taïwan et aux Philippines. De la sorte, Labrousse prévoit un échec pour le programme adopté en 1998 par l’O.N.U. et portant sur la réduction des cultures illicites en 10 ans. Les raisons sont multiples : guerres civiles, subventions agricoles des pays riches et intérêt géopolitique des pays riches. Sur ce dernier point, il cite le cas de Maroc, premier producteur mondial de haschich, pays qui entretient d’excellentes relations diplomatiques et commerciales avec les pays occidentaux.

 De son côté, dans ce même numéro, Jean de Maillard, magistrat spécialiste de l’étude du blanchiment de la drogue, rejoint la lucide analyse précédente. Il expose une inquiétante confusion entre systèmes légaux et illégaux. Il met en évidence un système économique et financier poreux à la criminalité organisée, mafia bénéficiant du concours de banques, de juristes et s’abritant derrière des sociétés commerciales et industrielles officielles.

 Nicole Maestracci parle des indignations électives des pays développés. A titre d’exemple, nombre de Français stigmatisent les adeptes du haschich, mais « qui sait, en effet, que 90% du cannabis consommé en France provient du Maroc ? » [12] , les dirigeants de ce pays, faut-il le préciser, étant dans les meilleurs termes avec les gouvernants français. L’auteure rappelle utilement aussi que ces mêmes pays développés ont tiré par le passé de substantiels profits avec les drogues illicites, par exemple l’Angleterre au XIXe siècle. Maître des Indes, l’ Empire britannique organisa un commerce triangulaire, à savoir un opium venu des Indes, importé massivement en Chine pour, enfin, des bénéfices capitalisés en Angleterre. Ce commerce a d’ailleurs entraîné en 1839 et 1856 deux guerres avec la Chine, laquelle tentait de prohiber l’opium. Résultats : à la fin du XIXe siècle, un Chinois sur dix est devenu opiomane et « en 1875, les revenus de ce commerce représentent 41% des ressources que la Couronne  retire des Indes britanniques » [13] . Aujourd’hui, fait remarquer Maestracci, la prohibition mondiale vise surtout les pays producteurs de cocaïne, opium, cannabis qui s’avèrent être les plus démunis.

 Illicite ou non, la drogue apparaît avant tout pour les producteurs comme une marchandise à commercialiser mondialement. Un seul exemple, celui du tabac. En France, diverses mesures, dont l’information sur les dangers du tabagisme, y compris passif, ont provoqué une prise de conscience : 60 000 décès par an imputables au tabac, première cause de mortalité évitable, soit un cancer sur trois. La loi Evin de 1991 interdisant la publicité et l’usage du tabac dans les lieux publics fut bien acceptée par la population et même parmi les fumeurs. Quel fut alors la réaction des compagnies commercialisant le tabac ? Elles compensèrent le manque à gagner dans les pays riches en ouvrant de nouveaux marchés dans les pays pauvres. « L’industrie du tabac a exploré rapidement en Afrique et en Asie les marchés qui lui faisaient défaut dans les pays développés, en cherchant notamment à développer la dépendance chez les jeunes. » [14] En ce point, nous retrouvons la question centrale de la dépendance à la drogue, notion qu’il convient maintenant d’examiner.

 

 IV. Usage, abus et dépendance

 « Dépendre de » signifie ne pas pouvoir se passer de quelque chose ou de quelqu’un. En conséquence, la personne dépendante a perdu son autonomie. Les spécialistes distinguent actuellement trois aspects constitutifs de ce processus : le premier consiste en un simple usage à la recherche d’un plaisir. le second décrit le passage à l’excès, abus dont résulte des dommages sanitaires et sociaux. Le troisième se caractérise par la dépendance elle-même avec apparition du besoin irrépressible de reproduire l’action procurant le plaisir. Cette dépendance peut être seulement psychique, se traduisant par une modification de l’état de conscience d’une personne qui ressent a minima un manque. La dépendance physique résulte de la modification de réactions physiologiques entraînant des manifestations douloureuses lors de l’arrêt, donc en cas de sevrage. Dans le passage de l’usage à l’abus et de ce dernier à la dépendance, les individus sont loin d’être égaux. Une multiplicité de paramètres semble concernée : gène, histoire éducationnelle et familiale, environnement social. Il en résulte ce qui est énoncé actuellement sous la notion d’une plus ou moins grande « vulnérabilité ».

 Des médecins font aujourd’hui de la dépendance une maladie du cerveau et des émotions. «  Dès lors que nous ne considérons pas la dépendance comme une faiblesse, mais bien comme une maladie du cerveau, la volonté devient, par conséquent, insuffisante et ne représente seulement qu’une petite étape vers la guérison » [15] . Cette médicalisation de la dépendance adoptée par William Lowenstein apparaît adéquate à son projet de rupture avec une vision culpabilisante qualifiée de moyenâgeuse. Elle repose aussi sur les travaux neurobiologiques actuels. Ils mettent en évidence l’augmentation d’un neurotransmetteur, la dopamine, lors de l’introduction de substances psychoactives dans l’organisme. Ils opposent les deux aspects du cerveau, l’un cortical et rationnel, l’autre ou systèmes méso-cortico-limbiques [16] , siège des émotions et intervenant dans le mécanisme de la récompense, lequel tyrannise le cerveau rationnel. Qu’en penser ? Quelque amoindrie que soit la volonté, la liberté demeure en dépit de tous les déterministes, y compris biologiques.

 Pour parler de la dépendance aux substances psychoactives s’est imposé au début du XXe siècle le terme de toxicomanie et d’une personne toxicomane. Depuis une vingtaine d’années, on emploie les mots d’addictologie et de personnes dites addictes. Un examen attentif ne fait observer aucune différence entre une personne addicte et dépendante. Importation linguistique de l’anglo-saxon, l’addictologie mettrait l’accent sur la notion d’esclavagisme d’une personne dépendante. En effet, l’addictus latin désignait l’esclave pour dette. Le rapprochement paraît pertinent, à condition de rappeler, en continuant à la filer la métaphore, que les esclaves antiques pouvaient néanmoins espérer bénéficier de l’affranchissement. Toujours est-il que la référence centrale d’un dispositif d’accueil pour l’alcool et les drogues illicites est donnée depuis 2002 par les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en « addictologie » (CSAPA).

 Plus intéressant serait de s’interroger sur la manière dont les personnes addictes sont dépendantes. Poser cette question conduit à centrer son regard plus sur les conduites que sur les produits. On ne distinguera pas les drogues illicites et licites. Parmi ces dernières, on comptera l’alcool, le tabac, mais aussi les médicaments psychotropes, ce qui implique trois types de conséquence. La première permet de préciser dans la population française l’importance de la prise de psychotropes, dont une partie apparaît détournée de son usage. L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies relève que « chez les 55-75 ans, environ une femme sur trois a consommé des médicaments psychotropes au cours des douze derniers mois, contre un homme sur cinq » [17] . La deuxième implique que l’on considère des addictions sans drogues, sans substances, par exemple les sports intensifs, la cyberdépendance ou le jeu pathologique. Certains joueurs, on le sait, se sont endettés, ruinés et totalement exclus tant sur le plan professionnel que familial. Le jeu pathologique (intéressant 0,5% à 1% des personnes en France, 2% aux USA) obéit à des mécanismes comparables à ceux de la drogue. « L’IRM fonctionnelle a permis à des chercheurs américains d’observer que les zones activées (circuit de la récompense) lors d’un jeu d’argent sont les mêmes qu’avec la prise de drogues euphorisantes comme la cocaïne. » [18] . Enfin, plutôt que d’opposer drogues dures et douces, on pourra préférer parler d’un usage dur et doux de la drogue. A titre d’exemple, on identifiera un usage dur, destructeur de l’alcool et un usage doux, simplement détendant du cannabis. Cela conduit à s’intéresser à cette substance tant largement diffusée.

 

 V. Des dangers du cannabis

 Quels sont les chiffres de la consommation du cannabis en France ? Michel Hautefeuille, dans ce numéro, donne le résultat de l’enquête publiée en 2003 par L’Observatoire français des drogues et toxicomanies (O.F.D.T.). Elle retenait les chiffres de 9,5 millions expérimentateurs, 3,2 millions usagers occasionnels, 600 000 usagers réguliers et 350 000 usagers quotidiens. Une autre enquête publiée en 2003 par l’O.F.D.T. montrait que, chez les jeunes de 17 ans, le niveau d’expérimentation a doublé entre 1992 et 1999. Entre 17 et 19 ans, 48,9% des filles et 58,3% des garçons déclaraient avoir déjà consommé du cannabis. Dans cette tranche d’âge, les consommateurs « réguliers » (10 jours par mois et plus) étaient 14,7%. Seuls 6,3% de l’ensemble étaient consommateurs quotidiens [19] .

 La plupart des jeunes consommateurs ne s’estiment pas dépendants. Le risque de dépendance au cannabis apparaît en effet très faible. Une expertise collective de l’INSERM pratiquée en 2001 montre que « des études américaines évaluent aux alentours de 5% la proportion de sujets présentant dans la population un risque de dépendance au cannabis » [20] . Par comparaison, le tabac rend beaucoup plus facilement dépendant. Par ailleurs, le cannabis ne détruit pas, comme le font l’alcool et la cocaïne, les systèmes intracérébraux d’une manière parfois irréversible.

 A propos du cannabis, deux idées fausses sont à corriger. La première lui attribue un pouvoir d’escalade vers des drogues telles que la cocaïne et l’héroïne. Or, 4% des fumeurs de cannabis deviennent héroïnomanes. La deuxième intéresse le rapport à la schizophrénie. La cannabis serait capable de la révéler ou de l’aggraver. En conséquence, le cannabis représente seulement un facteur déclenchant pour une schizophrénie sous-jacente. Dans le même ordre d’idée, des troubles psychiatriques peuvent survenir chez des fumeurs de cannabis prédisposés. Ces troubles mentaux chez des personnes fragiles se manifestent sous la forme d’attaques de panique, ainsi que des phases de dépersonnalisation. On identifie même un trouble psychotique spécifique, dit psychose cannabique se traduisant par des signes de bouffées délirantes avec une grande fréquence des hallucinations, en particulier visuelles. Toutefois, ce type de trouble n’intéresse qu’une infime proportion des adeptes du cannabis : « Elle est estimée à 0,1% dans une étude suédoise » [21] .

 Ajoutons que le cannabis ne tue pas, - sauf à considérer le risque de cancérisation présent au moins dans le fait de le fumer en association avec le tabac - les récepteurs cannabinoïdes ayant une faible expression au niveau des centres respiratoires et cardio-vasculaires. Cela ne signifie pas pour autant que cette substance soit inoffensive même chez des sujets ne présentant aucune prédisposition psychique. A dose élevée, elle est capable de provoquer un état de somnolence avec euphorie, dite ivresse cannabique, puis des troubles de la mémoire et du langage. Quoique réversibles, ces manifestations s’avèrent préoccupantes chez les jeunes en âge scolaire. En outre, l’altération des performances psychomotrices et cognitives se fait d’autant plus ressentir que l’élève est jeune, pouvant conduire certains à une déscolarisation.

 A dose modérée, le cannabis produit un état recherché d’euphorie et de bien-être, accompagné de troubles cardio-vasculaires et digestifs mineurs. De plus, il peut être à l’origine d’une toux, sans doute provoquée par le potentiel irritant des goudrons du cannabis au pouvoir irritant comparable à celui des goudrons du tabac. Dès lors, quels sont les arguments qui s’opposeraient à une vente libre du cannabis, du moins pour les adultes, à l’instar du tabac et de l’alcool ? Ces derniers produits d’accès libre ne comportent-ils pas, eux-aussi, des risques sanitaires et sociaux ?

 

VI. Et la loi dans tout ça ?

 C’est en effet surtout à partir du cannabis que le débat public français sur les drogues illicites s’est instauré, opposant les partisans de la dépénalisation et les adeptes de la prohibition. Cette dernière repose sur la loi du 31 décembre 1970 relative à l’usage et à la détention de drogues illicites. Cette loi prévoit des peines de prison pour usage simple. Elle a été assouplie par une circulaire du 17 juin 1999 selon laquelle « l’emprisonnement ferme à l’égard d’un usager n’ayant commis aucun délit connexe ne doit être utilisé qu’en ultime recours » [22] . Elle recommande des sanctions alternatives, en particulier le sursis avec mise à l’épreuve. Auparavant, le procureur de la République avait déjà une large marge de manoeuvre pour prononcer d’autres sanctions que la privation de liberté, à savoir amendes, travaux d’intérêt général, suspension de permis de conduire, incitation aux soins...

 Une opinion courante considère que, pour les usagers, la loi de 1970 serait inappliquée car inapplicable. Nicole Maestracci s’inscrit en faux contre cette appréciation. Les chiffres du Ministère de la Justice montrent que sur 10 personnes arrêtées pour usage de drogue illicite, 2 à 3 ne sont pas poursuivies, 6 à 7 sont condamnées à des mesures alternatives et 1 à 2 sont poursuivies devant les tribunaux. Un nombre non négligeable est emprisonné : « ...le nombre de personnes incarcérées pour le seul délit d’usage de stupéfiants était encore, en 2000 de 197 » [23] . Les chiffres de 2002 indiquent que 560 condamnations à l’emprisonnement ont été prononcées dont 158 avec quantum ferme pour usage simple [24] . En Europe, parmi les pays sanctionnant pénalement l’usage, seules la France et la Grèce prévoient encore des peines de prison.

 Face à cette situation exceptionnelle pour un pays démocratique, certains proposent une légalisation contrôlée non seulement du cannabis mais aussi des drogues actuellement illégales, du moins de certaines d’entre elles. Tel est le cas de Francis Caballero, avocat et Professeur de droit, président du Mouvement de libéralisation contrôlée. Selon cet auteur, le débat ne saurait se limiter à un choix entre prohibition et dépénalisation. Il expose une situation comportant deux autres solutions possibles : la réduction des risques et la légalisation contrôlée. Chacune de ces quatre solutions comporte des avantages et des inconvénients [25] .

 La prohibition représentée en France par la loi de 1970 comporte l’avantage intellectuel d’être simple et extensible à tous les Etats dans sa simplicité interdictrice. Elle présente pourtant bien des désagréments : sur le plan économique de justifier le trafic, socialement de faire monter les prix des produits, juridiquement de remplir les prisons et sanitairement de provoquer des accidents dus à des substances incontrôlées. C’est une des raison pour lesquelles est apparu dans les années 90 un deuxième système, qualifié de « réductions des risques ». Il comprend trois types de mesure : distribution des seringues ( légalisées en France dès 1987 par le décret Barzac), programmes de substitution aux opiacés (méthadone, subutex) et reconnaissance d’une citoyenneté pour les toxicomanes. Ce système eut un indéniable succès, puisqu’il put réduire notablement la contamination au VIH et à l’hépatite C en même temps que la consommation d’héroïne baissait. Pourtant, ce système prévalant actuellement continue à coexister avec la prohibition. D’où le solution de la dépénalisation, troisième système, ayant l’avantage d’éviter à des jeunes l’expérience de la prison et de permettre à des adultes de consommer le produit de leur choix sans être inquiétés, à condition de ne pas troubler l’ordre public. Cette solution, plus adéquate à une société démocratique, comporterait cependant l’inconvénient de profiter aux trafiquants et d’entraver les investigations de la police pour des substances dont la production et la distribution resteraient illégales. On résoudrait donc cette incohérence de la dépénalisation en adoptant une quatrième solution, celle de légalisation contrôlée. En quoi consiste-t-elle ? Elle comporte deux aspects. D’une part, la vente de drogues actuellement illicites (du moins certaines d’entre elles) serait libre. D’autre part, elle serait contrôlée, c’est-à-dire produite et distribuée par des sociétés d’Etat, organisées en régie, à l’instar de la régie française du tabac.

 Qu’en penser ? Ce système aurait sans doute au moins deux avantages : celui de remplacer par une taxe d’Etat les profits actuels des tarfiquants, et, cet autre de protéger la santé publique par un souci de qualité des produits. Il serait pourtant naïf et irresponsable de le doter d’un pouvoir de résolution de toutes les difficultés attachées à cette question. Actuellement, la vente d’alcool et de tabac est interdite aux mineurs, interdiction qu’il serait cohérent d’étendre aux nouveaux produits en vente libre pour les majeurs. Or les jeunes sont les premiers consommateurs des drogues aujourd’hui illégales, ce qui laisse le plus probablement augurer de la constitution d’un nouveau trafic à la leur intention. En outre, le système aurait quelque chance d’être efficace s’il était adopté par les conventions internationales établies pour les stupéfiants depuis le début des années 60. Faute de quoi, on verrait se multiplier de nouvelles transactions illégales aux frontières. Pour preuve : il a suffi qu’en janvier 2004, la France augmente le prix du tabac en faisant passer la taxe de l’Etat à 80% pour qu’aussitôt le défaut d’harmonisation fiscale, au moins à l’échelle européenne, entraîne une pratique de contrebande portant sur les cigarettes.

 Ce genre de risque ne devrait pourtant pas faire obstacle à une forme de légalisation contrôlée de certains produits aujourd’hui illicites et consommés en France par environ 5 millions de personnes. Cela n’empêcherait sans doute pas de développer des campagnes de prévention sur les dangers des substances devenues légales, comme on le fait aujourd’hui avec succès pour le tabac. En définitive, on peut être individuellement un farouche adversaire de tout produit qui objectivement agresse et détruit la personne, position personnelle de l’auteur de ces lignes, et pourtant se résoudre à concevoir cette solution de légalisation contrôlée dont il conviendrait de préciser les modalités d’application. Il ne s’agit donc pas d’une option individuelle mais d’un choix de société. Dans cette perspective, la légalisation contrôlée apparaîtrait non seulement plus logique intellectuellement, mais encore plus saine politiquement.

 

 VII. De la servitude à la liberté

 Faisons maintenant retour à l’individu et posons la question du meilleur choix qu’il puisse faire pour la conduite de sa vie. Déplaçons nous donc du politique à l’éthique. Précisons : l’éthique répond à la question « comment vivre », qu’est-ce qu’une vie bonne, la meilleure vie possible pour chacun ? Elle se distingue de la morale qui répond à une tout autre question : « que dois-je faire ? » La morale est une et universelle, régie par le devoir ; l’éthique est personnelle, propre à chacun. Récemment, mon ami Marcel Conche résume bien l’essentiel de cette différence. « Je distingue...l’éthique, manière pour chacun d’organiser librement sa propre vie, et la morale, conscience de l’existence de devoirs inconditionnels, dans la limite desquels se déploie la liberté éthique .» [26] Or le drogué, lui aussi, revendique cette liberté éthique, mû par un désir irrépressible de satisfaire sa passion. En quoi la réflexion éthique nous permettrait-elle d’interroger ce désir ? Appuyons-nous dans cette recherche sur l’Ethique de Spinoza [27] . Certes, comme toute éthique, la spinoziennne apparaît particulière, puisqu’elle dépend d’un système philosophique. Cependant, cette éthique tendant vers une sagesse, une plénitude d’épanouissement, vise à diriger nos actions sous le règne d’une Raison accessible à tous. En outre, Spinoza place le désir au centre de son système. Il le définit comme l’essence de l’homme dans une éthique concrète de conquête d’indépendance. Examinons brièvement quelques éléments indispensables pour la comprendre avant de l’appliquer à notre sujet.

 Spinoza oppose une connaissance des idées adéquates, marque de notre activité à des idées inadéquates que l’on subit. Ces idées se rapportent à des affections Ces dernières se définissent comme des idées par lesquelles notre âme, c’est-à-dire la conscience de notre corps, affirme une force d’existence de ce corps, plus grande ou moindre qu’auparavant. Point central chez Spinoza : de ces affections naissent des désirs, c’est-à-dire des efforts pour agir, en termes modernes nous dirions des dynamiques psychiques. Or, si le désir est une dynamique par laquelle un humain s’efforce de persévérer dans son être, il apparaît que certains de ces désirs sont bons et d’autres mauvais. Ces derniers naissent des affections par lesquelles nous sommes dominés par des forces extérieures que nous ignorons. Ceux qui les subissent sont sujets aux passions, désirs aveugles. A l’inverse, les bons désirs portent à se concevoir adéquatement, fin ultime d’un humain dirigé par la Raison. De la sorte, on peut opposer un homme libre conduit par la Raison, qui sait ce qu’il fait, et un homme serf dirigé par l’opinion, qui ne sait en aucune façon ce qu’il fait.

 Appliquons alors ce raisonnement à la question de la drogue. En inversant la définition platonicienne du désir, Spinoza avance que ce n’est pas parce que une chose est bonne que nous la désirons, mais c’est parce que nous la désirons qu’elle est bonne. Dès lors que répondrait-il à un drogué défendant son désir de drogue comme bon puisque précisément il désire cette drogue ? Il répondrait sans doute que son désir se rapporte à des idées inadéquates, des forces déterminées par des choses extérieures. Ce sont des passions, marques de notre impuissance, des connaissances mutilées. Elles diminuent notre puissance d’agir. Il répondrait aussi qu’un désir se combat par un désir plus grand, plus fort que lui. Quel est-il ? En l’occurrence, il apparaît comme un désir de santé. Spinoza opposerait donc la faiblesse d’un désir en perpétuel changement à la plus grande force du désir stable de conservation de la santé.

 Enfin il distinguerait le préférable d’un plus grand bien futur et un moindre présent. Il indiquerait ainsi le chemin qui conduit de la servitude ou impuissance d’un humain ballotté par des causes extérieures, incapable d’un contentement intérieur à un projet de liberté pour qui vit sous la conduite d’idées adéquates s’accordant avec la Raison. Dans ce parcours de la servitude à la liberté, c’est-à-dire de la IVe à la Ve partie de l’Ethique, Spinoza avance encore constamment ce qui suit. Cette éthique fait que les individus gouvernés par la Raison, épris de liberté, désirent pour les autres ce qu’ils désirent pour eux-mêmes, cherchant ce qui est le plus utile pour chacun, à savoir la connaissance claire et distincte comme la meilleure partie de nous-mêmes.

 A l’évidence, cette éthique constructrice d’autonomie, se situe aux antipodes de la dépendance à la drogue, que nombre d’auteurs de ce numéro qualifient d’esclavage. Avec Spinoza, parlons de servitude. Plutôt que de la condamner, cet auteur nous engage à forger un désir plus fort, plus épanouissant. Pour le reste, ne confondons pas cette servitude avec l’usage, le serf et l’usager. Cela nous permet in fine de mieux répondre à notre question inaugurale. La drogue, licite ou illicite, constitue sans doute un remède aux difficultés de l’existence. Certaines organisations militent pour une éradication totale, à première vue projet louable. Méfions-nous cependant de cette conception d’une utopie fantasmant l’harmonie parfaite dans une société où les conflits et les douleurs seraient totalement éliminés. Au contraire, inspirons-nous d’une utopie positive construisant un monde meilleur, plus fraternel, une utopie suffisamment réaliste pour laisser une très faible place à la drogue. Freud considérait le recours à ce moyen, dit d’intoxication, comme une méthode grossière et en même temps efficace. D’autres, plus austères, parlent de plaisirs faciles. Dans tous les cas, il convient d’éviter que le remède ne se fasse pire que le mal, que ce remède ne se transforme en poison. Il faut donc faire en sorte qu’un souhait de soulagement, de libération, ne se mue pas en autoemprisonnement, en privation de liberté.

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17 Aout 2007



[1] O. Bloch et W. Von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, 6e éd., Paris, PUF, 1975, p. 204.

[2] Art. « Drogue », in Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, Gallimard/Hachette, 1960 T. 3, p. 299.

[3] Art « Drogue », in LE PETIT ROBERT, 1996, p. 688.

[4] Jan Volak et Jiri Stodola, Plantes médicinales, Illustrations de Frantisek Severa, Paris, Gründ, 1983, p. 28.

[5] D.S. Inaba et W.E. Cohen, excitants, calmants, hallucinogènes, Padoue, Piccin, 1997, p. 301.

[6] Nicole Maestracci, Les drogues, Paris PUF, 2005, p; 7, définition retenue par l’auteure à partir de D. Richard et J.L. Senon, Dictionnaire des toxicomanies et des dépendances, Paris, Larousse, 1999.

[7] Sigmund Freud, Malaise dans la culture (1930), OCP, XVIII, Paris, PUF, 1994, p. 261.

[8] Ibid., p. 272.

[9] Ibid., p; 264.

[10] Ibid., p. 265.

[11] Entre 1980 et 2000, le montant des actifs cumulés des grandes entreprises transnationales est passé de 1 000 milliards à 6 300 milliards de dollards. Cf. Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, Paris, La Dispute, 2005, p. 10 et n° 9.

[12] Nicole Maestracci, Les drogues, op. cit, p. 24.

[13] Ibid., p. 77.

[14] Ibid., p. 25.

[15] Dr. William Lowenstein, Ces dépendances qui nous gouvernent. Comment s’en libérer ?, Calman-Mévy, 2005, p. 23.

[16] Jean Adès, « De l’addiction aux addictions », in Abstract psychiatrique, n°8, juin 2005, p. 27.

[17] Observatoire français des drogues et toxicomanies, Drogues et dépendances. Indications et tendances, 2002, p. 198.

[18] Dr. William Lowenstein, Ces dépendances qui nous gouvernent. Comment s’en libérer ?, op. cit., p. 193.

[19] François Beck et Stéphane Legleye, Drogues et adolescences. Usages de drogues et contextes d’usage entre 17 et 19 ans, &volutions récentes. ESCAPAD 2002, O.F.D.T., septembre 2003, p. 68 et 90.

[20] Jeanne Etiemble (Coordination scientifique), Expertise collective. Cannabis : quels effets sur le comportement et la santé ?, Inserm, Département de l’information scientifique et de la communication, novembre 2001, p. 3.

[21] Idem.

[22] Observatoire français des drogues et toxicomanies, Drogues et dépendances. Indications et tendances, 2002, op. cit., 287.

[23] Nicole Maestracci, Les drogues, op. cit., p. 106..

[24] MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie), Plan gouvernemental de lutte contre les drogues illicites, le tabac et l’alcool 2004-2008, p. 42.

[25] Francis Caballero, « Faut-il libérer les drogues ? », in Parcours, n° 19/20, GREP, Toulouse, 1999, p. 49-90. Cf. aussi, F. Caballero et Y. Brissou, Droit de la drogue, Paris, Dalloz, 2000.

[26] Marcel Conche, « Naturalisme et matérialisme métaphysiques », Bulletin de la société française de philosophie, Séance du 19 mars 2005, T. XCIC, N° 3, Paris, Vrin, 2005, p. 35.

[27] Spinoza, Ethique, Paris, Garnier/Flammarion, 1965, IVe et Ve parties p. 217-341 passim.