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L'écoute au subjectif présent(Chapitre 11 de "La Clef des Sons")Dr Bernard Auriol |
Daouba est une enseignante de 38 ans. Hormis sa difficulté à supporter le bruit, sur laquelle nous reviendrons. De quoi se plaint-elle ? Elle est insomniaque, gémit et pleure en dormant, se sent crispée au réveil. Elle souffre par ailleurs d'arthrose cervicale, de troubles digestifs, sous forme de crises de colite, d'hémorroïdes.
A 2 ans j'ai eu des problèmes d'oreille très importants : otite et mastoïdite. J'ai été dyslexique. Je zozotais et un des professeurs se moquait de moi. Lorsque j'ai eu 7 ou 8 ans, ma mère est devenue acariâtre et a commencé à me faire peur. Quand je pense à elle, je pense à la rigueur, au devoir moral, au bien et au mal, etc. Le bruit a commencé à me gêner en 6e ; j'avais 12 ans. Vers 14 ans, j'ai eu de l'urticaire et je ne supportais pas le bruit d'à côté. Ma mère m'a acheté des boules Quies... et le problème n'a fait qu'empirer avec le temps.
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A cause du bruit, je ne sais où loger, je suis comme un chat de gouttière. Ce bruit que je trouve intolérable, je me sens intérieurement contrainte de l'écouter : je freine mes gestes, j'empêche mon expression quand j'entends ces bruits. Je suis apeurée. Si je suis trop gentille, c'est lié à ma peur du bruit ! Le locataire du dessus a maintenant la TV. C'est insupportable ! Je reste dans la voiture. A la seule idée de rentrer chez moi, je pleure. Si telle voisine est là, je ressens quelque chose au niveau de l'estomac et une sorte de panique. Je suis obligée de partir de chez moi. Je vis dans l'angoisse. J'ai pas d'endroit à moi ! Même avec quelqu'un d'ami, je n'arrive pas à dormir dans la même pièce.
L'usage de haschish entraîne une forme de dédoublement :
Je m'observe et je me fais rire aux éclats, d'un rire que je sens libérateur. Il arrive qu'alors le bruit ne me gêne plus du tout. Pendant la méditation transcendantale, il ne me perturbe plus, alors qu'en d'autres moments il me révolte !
A partir du moment où une relation s'établit entre quelqu'un et moi, les bruits me paraissent acceptables. Si je suis seule, ils me dérangent, ils me sont insupportables. Chez moi, je suis comme l'oiseau en cage, avec l'impression que les barreaux de la cage, c'est le bruit ! Par exemple, le poste de radio de Léon, mon voisin du dessus.
En ce moment précis, je les accepte : les coups de marteau que nous venons d'entendre ne m'ont pas gênée. Les gens qui marchent non plus. Là, j'accepte le monde qui vit autour de moi. Alors qu'il y a des moments où cela m'est odieux, intolérable.
J'aime bien m'éclater en boîte ou, au contraire, dans le silence de la nature.
Le thérapeute lui demande de fermer les yeux. Ses réactions
sont alors très différentes :
Les coups de marteau, c'est moi qui les reçoit ; comme quand je suis seule, mais en plus accentué. Les pas, c'est comme si on marchait sur moi. On me piétine, on me torture, on perturbe ma vie intérieure. On détruit tout ce qu'il y a en moi. C'est comme une lutte dans laquelle je suis la plus faible. Cette faiblesse que je ressens me donne de l'angoisse, du vertige. Je me sens toute petite en face des autres. Ils représentent une force incoercible, écrasante. A cause d'eux, rien ne sera jamais possible. Ils me détruisent et je n'y peux rien. C'est une sorte de fatalité. Je ne peux pas m'empêcher de leur prêter des sentiments hostiles à mon égard, quoique ce soit complètement absurde... J'aimerais pouvoir ériger un mur entre eux et moi, pour me mettre à l'abri. J'ai le sentiment d'être sans défense et qu'ils me pénètrent... comme de l'eau... les vagues de la mer qui feraient table rase sur le sable.
Les bruits sont passés sur moi. Il ne reste plus rien. Seulement le vide. Je ne sais plus où j'en suis. Petit à petit, un sentiment de haine s'installe : j'imagine leurs visages aux traits désagréables... Je leur donne vulgarité, grossièreté, brutalité...
C'est leur énergie qui me gêne ! Le fait qu'ils s'agitent !
Exercent une activité ! Tout ça, c'est assez douloureux, finalement !
Lors de la séance suivante, elle remarque :
Je supporte mal mon entourage par moments. J'ai l'impression de devenir acariâtre. Je supporte mal les bruits de mandibules, les trucs comme ça... (bruit de marteau piqueur dans la rue) : c'est comme si on plantait ce marteau piqueur dans mon plexus solaire. Tout mon corps vibre et s'organise autour de cette vibration. Un grand trou au milieu de moi et j'attends... que ça s'arrête ! Quand le bruit s'arrête, je ressens une sensation agréable : mes reins s'enfoncent au creux du lit, mes jambes se relèvent, deviennent grosses. Il y a des n±uds qui se défont dans les muscles. J'ai un besoin impérieux de respirer profondément à certains moments. Ce bruit est hostile, étranger, il m'agresse.
Je suis apeurée. C'est ma crainte perpétuelle des autres qui se traduit par la peur du bruit ! La présence d'autrui me contracte. Une part de moi-même est inhibée dans ma relation à l'autre. Ceci peut-être depuis l'âge de 12 ou 13 ans. Je m'exprime en faisant l'amour. Ma chambre était contiguë à celle de mes parents. Je les entendais faire l'amour. Il me tardait d'être mariée pour faire pareil... Ma mère ne supportait pas le bruit de la propriétaire de notre logement ; Ah non ! c'est la propriétaire qui ne voulait pas qu'on fasse du bruit... Le bruit qui me gêne, je l'associe à la présence de ma mère. J'ai alors l'impression d'être écrasée, annihilée, de ne plus pouvoir penser. Le bruit ne me gêne que chez moi, et c'est toujours lié, symboliquement, à ma mère.
Daouba suit, à ce moment-là, une cure sonique, avec usage de
la voix de sa mère. Le jour de l'accouchement sonique elle écrit :
Ma mère préfère mon frère aîné parce qu'il est plus intelligent. Il y a entre eux une complicité qui me trouble. Elle lui apprend à danser. Je suis exclue. Mon père et moi, nous sommes bannis de ce domaine privilégié. Mon père n'a pu apprendre à lire. J'ai moi-même beaucoup de difficultés pour lire. Nous sommes tous deux inaptes au monde civilisé. Mon père en souffrait. Moi de la même façon.
La voix de ma mère porte en elle les contraintes de la morale et de la culture. Elle en est empreinte. Il y a en moi un très grand amour pour ma mère ; Je l'ai senti hier. Il s'est brisé contre le mur de ces contraintes. Je décèle en elle une profonde aliénation qui se traduit par un effort de mimétisme à l'égard des gens qu'elle place au-dessus d'elle dans la hiérarchie sociale. Il m'est difficile de déceler qui elle est au-delà de cette enveloppe. Je la perçois en tant que mère, à travers la voix filtrée : sensation douce, agréable bien-être. Dès que la voix cesse d'être filtrée, se dresse devant moi le spectre de la contrainte morale et de la culture. Dans le ton de sa voix, je sens que transgresser ces règles est pour elle un acte d'une gravité à peine concevable. La pauvre ! Je rattache à ce sentiment un attrait, irrésistible et constant chez moi, pour les gens qui ne sont pas de ma culture et de ma civilisation. De ma race ! Je n'ai jamais eu de relations qu'avec des hommes d'une autre race.
Quelques jours après cette expérience de l'accouchement sonique en voix maternelle, elle présente un abcès dentaire de la machoire supérieure qui la rend insomniaque pendant plusieurs nuits et nécessitera de bonnes doses d'antibiotiques...
Elle avait signalé, quelque temps auparavant, les liens fonctionnels qui existent pour elle entre la région de la mâchoire et l'écoute : " Lorsque j'ai des tensions dans la mâchoire, je ne comprends rien à une langue africaine que j'ai assez bien apprise. Quand je relâche, je perçois mieux ! "
Le thérapeute remarque le ton un peu plaintif, très particulier,
de sa voix, comme si elle était toujours grondée, réprimandée.
Oui ! Je sais que ma voix, par moments est inaudible. Celle de ma fille aussi ! J'ai la sensation d'être toujours jugée. Cette voix est en rapport avec ma mère et son éducation écrasante. Elle ne supportait ni les bruits, ni les cris. Il fallait faire très doucement. J'avais très peur de ses colères. J'ai essayé de faire en sorte que personne ne fasse du bruit ; le bruit m'empêche de me situer, de me retrouver dans une certaine organisation du monde. J'ai l'impression que le bruit dérange l'ordre du monde et l'ordre intérieur en moi. Le bruit bouleverserait tout ça.
J'ai l'impression que les gens font exprès de faire du bruit,
que c'est dirigé contre moi.
Thérapeute : "faites entendre votre réponse à ce bruit !"
Il faudrait que je crie (elle fait entendre des gémissements indistincts, puis tousse, enfin crie d'une manière assez tragique et s'achemine ensuite vers la colère).
Je me sens bien. Impression d'être un peu plus forte peut-être.
Mon corps est lourd comme du plomb. J'ai l'impression de m'enfoncer dans de
l'air, de la mousse. J'ai des images qui viennent : forêt. L'affection
de ma mère quand j'étais dans la forêt ; quelque chose de doux. D'une mère.
Après cette séance, elle expliquera que les bruits la gênent
moins. Elle fait quelques commentaires sur une de ses amies, particulièrement
proche, mais se plaint de ne pouvoir lui faire confiance : " J'ai
toujours le sentiment que je vais être trompée, qu'elle se joue de moi ! "
Par la suite, elle semble, au moins extérieurement, beaucoup plus sereine.
Je suis arrivée à dormir sans boules Quies près de mon ami qui ronflait. Avant, je ne pouvais dormir à côté de quelqu'un. Je rêve beaucoup en couleurs : avant c'était terne. Je vois des flashes colorés. Des rêves joyeux : une fête où des animaux dansaient entre eux...
Rêve : J'avais transporté ma maison dans les champs
(chants ?). Elle était à claire-voie (voix ?). Je me sentais bien.
Je supporte beaucoup mieux le bruit qu'avant, mais je me sens très vulnérable,
facilement blessée.
La peur des bruits a cédé la place à une hyper-émotivité.
Nous constatons que Daouba a présenté, au cours de sa vie, un certain nombre de symptômes qui paraissent liés à la sphère psycho-somatique de l'écoute, de la phonation et des régions anatomiques proches : arthrose cervicale, otites, abcès dentaire, dyslexie, trouble de l'élocution, voix " faible ". Nous notons aussi des signes de type psycho-pathologique : insomnie, idées dépressives, tendances toxicomaniaques (goût des expériences étranges, voire magiques), recherche de relations sexuelles ou sentimentales exclusivement avec des partenaires exotiques. Enfin, nous apercevons que l'apparition des troubles paraît contemporaine de la puberté.
Le bruit est rapporté à ceux qu'elle entendait lorsque ses parents
faisaient l'amour. Elle eût voulu y participer. Elle suggère sa déception :
son frère était préféré. Elle-même et son père exclus. Elle se reconnaît une
passion à l'égard de sa mère et la haine d'avoir été rebutée par celle qui dominait
de sa hauteur et de ses principes toute la famille. Elle dénonce le moralisme
maternel, les aspects rigides et sur-moïques de cette voix que le son social
(télévision, radio, marteau-piqueur...) rappelle. A l'occasion d'un rêve, elle
précise les obstacles qui lui semblent venir de l'image maternelle :
J'escaladais une montagne. C'était très dur. Quelqu'un derrière moi m'empêchait de monter : une sorcière comme ma mère ; elle me tirait en arrière.
Quand ma mère est là, j'ai l'impression de ne plus exister.
Il ne s'est jamais établi de tendresse entre nous, aussi loin que je remonte
dans mon enfance. Elle " jouait " le rôle de la mère consciencieuse.
La seule émotion vraie qu'elle ait manifesté fut lorsque je partis pour la Guadeloupe :
elle était au bord des larmes !
En fait, sa mère a fui l'autorité, la hiérarchie, y compris
en se mariant : avec un aventurier illettré.
Mon père, lui, m'aimait vraiment ! C'était un original !
Par rapport à ma mère, c'était un étranger (Suisse). Il a fait sa vie tout seul,
une vie vagabonde ! Il a vendu de tout, fait tous les métiers, en partant
de rien. Il était plus âgé que ma mère.
Plus tard, gueule de bois. Le père de famille partagera le sort
des valeurs qu'il était en charge de contredire :
Ce soleil dégoulinant, quand je le dessinais, je sentais
que c'était mon père écrasé par ma mère. Il a eu un cancer au cerveau ;
je l'ai vu perdre la raison. J'étais enceinte de... alors que mon père perdait
la raison. Il est mort alors que j'avais vingt ans ; ma fille n'était pas
encore née.
Cet objet (a) fascinant et terrifiant, le bruit, dérange l'ordre du monde et l'ordre intérieur... Fascinant au point que c'est un ailleurs qui motive ses comportements les plus insistants : ailleurs géographique, culturel, chimique ou magique. Elle fait état d'un cauchemar : " Je faisais cuire de la chair humaine. Je la mangeais. "
Elle vit avec un Africain. Elle explique : " Je cherche à travers lui tout un monde que j'ignore. Ce qui me séduit, c'est de découvrir un univers étranger, sinon étrange. Il s'intéresse à la magie. "
Plus tard, elle consulte un marabout :
Il m'a donné à peu près les mêmes explications que vous. Il m'a fait beaucoup de bien. Je me sens en état de me battre avec les gens. Si je suis trop gentille, c'est lié à ma peur du bruit !
Actuellement, je m'accroche à un homme d'autant plus qu'il
me fait du mal, me laisse, me trompe. Je deviens alors éperdument amoureuse.
Je comprends que ce n'est pas vraiment de l'amour : il a trouvé chez moi
quelqu'un qui aime à être manipulé, comme une marionnette...
Les rêves qu'elle produit alors sont les suivants :
Il y a la Révolution aux Antilles. Beaucoup de morts. La terre s'ouvrait et les corps des morts sortaient, se soulevaient. L'un d'eux était atrocement mutilé. Il s'est levé au-dessus de la terre et flottait. C'était comme quelque chose qui sortait, qui avait été enkysté et se dégageait.
Dans un autre rêve, on me découpait à l'intérieur. On me cisaillait la tête. Il y avait une manif avec le général de Gaulle. Un travailleur algérien était là, avec une sorte de plâtre, de pansement, sur la tête. De Gaulle va vers lui et le traite en inférieur. Il l'humilie. Ensuite je me retrouve avec lui, comme si on était de la même nature.
La composante sado-masochiste inconsciente est sous-jacente mais il s'agit, dans l'extinction de la voix et la fascination du bruit, avant tout, de cette résignation jouissive qui sied tant à la pulsion invocante.