Le souffle de l’interprétation

Gabriel Bacquier et Sylvie Oussenko

(Colloque Sylvanès, 19 mai 2012)

Interprétation : le mot est lourd de sens. L’interprète est un passeur, celui, selon l’étymologie latine (dictionnaire Gaffiot), qui se glisse entre ceux qui tentent de s’entendre sur un prix, une valeur et n’y arrivent pas : inter-pres. L’interprète propose une façon de voir les choses non sans y imprimer sa personnalité, que ce soit en littérature ou en musique, traducteur, comédien ou musicien. Il est pris entre l’original et ce qu’il doit rendre compréhensible à ceux qui n’y ont pas accès pour plusieurs raisons : langage, déchiffrage, décryptage.

Le souffle, pneûma en grec, est un mouvement continu fait d’un temps d’inspiration et d’un temps d’expiration, échange avec l’air qui nous environne. Le souffle est signe de vie. Il est d’autant plus signe de vie que, lors de la création, Dieu anime sa créature en exhalant sur elle son haleine, son expiration, son souffle… Non seulement le souffle est signe de vie mais il donne la vie.

Si l’on tenait à analyser tous les mots que nous venons d’employer, inspiration, expiration, air, animer, nous verrions qu’ils sont plurisémantiques : inspiration est aussi ce que la Muse offre au poète, expiration est aussi le passage ultime de ce monde dans une autre dimension, destruction physique et transfiguration dans l’inconnu, air est un terme aussi bien musical qu’appartenant à l’art équestre (n’oublions pas que le cheval est un animal psychopompe), animer possède deux origines : l’animus ou esprit, l’anima ou âme. Cette dernière est l’intermédiaire entre le corps et l’esprit, animus, qui est la part la plus secrète, la plus cachée de nous-mêmes. Le psychanalyste Carl Gustav Jung (1875-1961) a fondé une grande part de sa recherche sur cette hiérarchie : corpus, anima, animus.

Demeurons-en au domaine qui est le nôtre, celui de l’émission vocale du comédien-chanteur, moyen pour lui, interprète, de s’entremettre entre une partition de musique et un auditoire inconnu et multiple. Ces notions semblent évidentes quant à la forme, mais le fond reste obscur, le rituel constant, son sens souvent profané.

Reprenons notre sujet : l’interprétation

 


Gabriel Bacquier Golaud in Pelléas et Mélisande, Opéra de Claude Debussy d'après l'oeuvre éponyme de Maurice Maeterlinck (Wien)

Qu’est-ce que l’interprétation d’un rôle, chanté qui plus est : cela demande une prise de distance avant l’immersion dans l’œuvre, sinon une distanciation, le fameux Verfremdungseffekt à la Brecht, froide approche du personnage mis à distance par l’interprète et le demeurant ? La comédienne Marguerite Moreno (1871-1948) disait, selon Jules Renard : « Un acteur n’est jamais dans la peau de son héros, mais il n’est plus dans la sienne.» Cela va plus loin que les recherches de Diderot dans Le Paradoxe sur le Comédien, écrit entre 1773 et 1777 (publication posthume en 1830), et a le mérite de la simplicité grâce à l’expérience directe de l’artiste. Située entre la proposition d’Aristote qui veut que le comédien devienne le personnage auquel il prête son corpus, son anima et son animus et celle de Brecht, deux mille trois cents ans plus tard, prônant le regard froid, distancié du comédien sur son personnage théâtral, la phrase de Marguerite Moreno rejoint la réflexion qui fut la mienne lorsque j’ai écrit l’ouvrage consacré à Gabriel Bacquier, Gabriel Bacquier, le génie de l’interprétation, et lors, il y a peu, de mon travail présenté à Montpellier III dans le cadre d’un colloque consacré à l’artiste ; le sujet de ma communication était : Gabriel Bacquier au prisme de ses personnages. Tout cela pour en arriver au constat que l’interprétation est un processus mystérieux qui demande à le rester. C’est le Mystère de l’Incarnation auquel se mêle sa suite logique, la Consécration, transsubstantiation ou consubstantiation ? Querelle source d’hérésie… Mais, pour nous, ces termes de théologie sont un moyen d’accéder à une expression de l’ordre de la spiritualité, ce qui est l’essence de l’art, et, comme telle, nous pouvons la concevoir mais guère l’appréhender de manière frontale. Ce ne sont point blasphèmes mais axes d’approche pour le passage de la théorie à la pratique accomplie d’un art complexe : l’exécution d’une œuvre musicale écrite sur un poème. Plusieurs langages se trouvent donc superposés, que l’artiste doit fondre en un seul pour en être l’interprète : la poésie, l’harmonie, la mélodie, l’orchestration.

D’où la difficulté de la pédagogie de l’art vocal,

laquelle doit tenir compte de la physiologie de chacun d’entre nous et n’appliquer aucune « recette ». Mais au fait pourquoi chanter ? Pour s’adresser à Dieu sur un mode exhaussé ? Pour dominer par une parole emphatique une assemblée soumise ? Le chant est loin de la « pureté », du catharotaton, dont on le pare trop souvent ! Pourtant, il conserve son aspect cathartique premier, lié aux grand-messes blanches ou noires, la morphologie humaine permettant cette prouesse à tel point que l’on peut se poser la question de ce qui présida à la naissance du langage : peut-être fut-ce le chant, les langues à tons ouvrant un champ de recherche sur ce sujet ?

Toute prise de parole est une interprétation, le sujet qui s’exprime communiquant une émotion qui lui est propre au monde extérieur à l’aide de mots, plus ou moins appropriés, portés par un souffle, l’air qui traverse l’appareil vocal. Mais l’interprétation d’un texte poétique et musical dû à l’émotion d’un autre, comment va-t-elle se transsubstantier ou se consubstantier pour devenir, à travers une voix étrangère, celle qui convainc, que le poème soit religieux ou profane ? Cela relève d’un mystère dont chacun est le témoin et quelques-uns les élus destinés à porter cette lourde responsabilité. Ces élus le sont de naissance, c’est une prédestination, ce que le vocabulaire actuel nomme l’aura ou le charisme, tant le siècle se refuse à employer des termes à connotation religieuse. Ces élus vivent le tragique destin d’être eux-mêmes et beaucoup d’autres, le plus souvent étrangers à leur vie quotidienne. Jean-Louis Barrault (1910-1994) expliquait cette faculté par la soupe des chromosomes héritée de nos ancêtres inconnus, cette « inquiétante étrangeté » que nous lègue la longue file des générations successives.

Nous venons de dire que ce sens de l’interprétation ne s’apprend guère ; néanmoins, il nécessite un apprentissage dans le sens initiatique du terme, à savoir un temps d’approche, un temps qui ouvre la possibilité d’être guidé par le ou les Maîtres qu’on se choisit, connus ou inconnus, contemporains ou anciens, qui ont laissé des traces de leur enseignement. Cet enseignement ne serait-il pas l’héritage de la maïeutique socratique, cet art d’accoucher les esprits que le philosophe tenait de sa mère sage-femme, savante à accoucher les corps ? Ne serait-il pas en droite ligne de cette inscription au fronton du temple d’Apollon à Delphes, le gnôti seautov, le « connais-toi toi-même » ? Le souffle de l’interprétation, n’advenant que par le corps accueillant à l’anima-animus, demande cette parfaite adéquation entre le corps et l’esprit, adequatio corporis et intellectus pour paraphraser la définition de la vérité que donnait saint Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle. A tel point que la dichotomie corps-esprit s’efface pour se fondre en un autre couple, le soi-propre et le soi-autre, si simplement exprimé par Marguerite Moreno, l’interprète et l’homme, deux personnes qui se fondent l’une dans l’autre pour incarner un personnage à la dimension universelle, « Hamlet », « Auguste », « Iphigénie », « Scarpia », etc. 

Alors, comment faire ? Il n’y a pas de recette-miracle. Gabriel Bacquier enseigne que le hasard et la nécessité se croisent, que les portes s’ouvrent ou non. Il insiste sur le fait que la sincérité qui se joue entre soi et le personnage est le garant d’une justesse d’expression qui transcende toute technique, une fois les sensations premières du chant éveillées. C’est ainsi que les sons chantés émis au moyen de l’interprétation, c’est à dire dans la justesse du sentiment et de la situation, sont les moyens pour acquérir une technique vocale parfaite car engendrée par l’œuvre elle-même. C’était aussi la position du regretté Alain Vanzo (1928-2002). La musique (et non le solfège qui n’est que le code qui permet de la lire) donne les couleurs nécessaires à la vérité de l’interprétation.

Le corps inspire, l’expression expire : cet échange produit un son qui devient la matérialisation de l’âme-esprit, harmonie cosmique, harmonie des sphères eût dit Pythagore qui donnait à la musique un rôle essentiel dans sa pensée à la fois mathématique et métaphysique.

Quel est le rôle essentiel du Maître pour déceler les élus ? Savoir écouter en faisant le vide en soi de toute idée préconçue ; abandonner la toute-puissance de l’ego pour, avec humilité, recevoir l’impétrant qui lui succédera éventuellement.

Revenons-en à l’aspect pratique : la pédagogie est une activité pleine d’embûches, souvent décevante, le contraire d’une science exacte. Quant à la discipline qui fait l’objet de notre réunion, le chant, elle implique tant de paramètres que c’est un nœud gordien qu’on ne tranche pas, la trouvaille d’Alexandre n’étant que brutalité de reître et non subtilité d’un disciple d’Aristote ! Le chant vaut tous les divans de la psychanalyse, le chant est un révélateur cruel, le chant c’est le cru de l’homme, c’est là que tout se révèle. Avant d’en arriver à l’interprétation, là où le « je est un autre », selon le mot de Rimbaud, n’est-il pas étrange de se trouver devant un « je » qui est toujours un autre ? Devant la sincérité mouvante, devant l’altérité, la multiplicité de soi-même, cette intangibilité du moi, pourtant à la recherche de l’Un, du principe premier de toute chose, si bien montrée par Maeterlinck et Debussy (dont nous commémorons cette année le cent cinquantième de la naissance, tous deux étant nés en 1862) peignant Mélisande, une et multiple, on ne peut saisir que des bribes de soi. Ces bribes se projettent dans le théâtre qui les porte aux frontières de l’universel. C’est la dimension cathartique du théâtre qui ne peut jamais faire l’économie de la dimension spirituelle si tant est qu’il reste digne de lui-même et qu’il ne s’enlise pas dans la virtuosité gratuite, c’est à dire dans ce que le philosophe Pascal dénonçait sous le terme de divertissement.

Pézenas, le 2 mai 2012

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MAJ Jeudi 11 Juillet 2013