« La France ne peut accueillir toute la misère du monde,
mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part.
»

Michel Rocard
à la session Cimade de Strasbourg
(3 Octobre 2009 - les 70 ans de la Cimade)

Chers amis, permettez-moi, dans l’espoir, cette fois-ci, d’être bien entendu, de le répéter : la France et l’Europe peuvent et doivent accueillir toute la part qui leur revient de la misère du monde. […] Que nous ne puissions à nous seuls prendre en charge la totalité de la misère mondiale ne nous dispense nullement de devoir la soulager autant qu’il nous est possible.

Il y a vingt ans, venu participer en tant que Premier ministre au cinquantenaire de la Cimade, j’ai déjà voulu exprimer la même conviction (1). Mais une malheureuse inversion, qui m’a fait évoquer en tête de phrase les limites inévitables que les contraintes économiques et sociales imposent à toute politique d’immigration, m’a joué le pire des tours : séparée de son contexte, tronquée, mutilée, ma pensée a été sans cesse invoquée pour soutenir les conceptions les plus éloignées de la mienne. Et, malgré mes démentis publics répétés, j’ai dû entendre à satiété le début négatif de ma phrase, privé de sa contrepartie positive, cité perversement au service d’idéologies xénophobes et de pratiques répressives et parfois cruellement inhumaines que je n’ai pas cessé de réprouver, de dénoncer et de combattre. […]


Si j’ai été compris à l’inverse de mes intentions il y a vingt ans, c’est qu’à cette époque une très large partie de la classe politique et de l’opinion françaises, de droite à gauche, s’était laissé enfermer dans le paradoxe consistant à obéir aux injonctions xénophobes de l’extrême droite sous prétexte de limiter son influence. […] Le résultat en est que les vingt années écoulées ont été marquées par le développement d’une réglementation européenne sur l’entrée et le séjour des migrants fondée sur une vision purement sécuritaire. […]

Les conséquences de cette politique d’inhospitalité sont tout simplement tragiques et souvent criminelles : des milliers de morts en Méditerranée, dans l’Atlantique, ou au milieu du désert et, pour les candidats à l’exil, jamais découragés, des trajets toujours plus longs et dangereux, nos pratiques de rejets encourageant les filières mafieuses à s’engouffrer dans cette nouvelle manne de la traite des êtres humains.

Les inhumanités qui défigurent notre pays

A l’intérieur de l’Union européenne, ces législations fragilisent partout le respect des droits et des libertés de tous, en contribuant à renforcer une vision fantasmatique de l’immigration, un repli frileux sur soi et la peur de l’autre.

Au niveau international, c’est un gouffre d’incompréhension et de rancœurs qui se creuse avec les populations du Sud et leurs gouvernements, qui se voient souvent contraints de se plier à un marchandage humiliant entre l’aide au développement et la participation au contrôle policier des mouvements migratoires. […] Dans le même temps, la prévision d’une croissance démographique soutenue, notamment pour l’Afrique dont la population devrait doubler d’ici à 2050, accompagnée des dérèglements climatiques et de leurs conséquences sur la vie des populations - n’annonce-t-on pas plus de 100 millions de "réfugiés climatiques" pour le milieu de ce siècle ? - souligne encore, si besoin en était, que les migrations sont encore pour longtemps non pas derrière mais devant nous. […]


Il n’en reste pas moins, évidemment, que dans nos sociétés si complexes, si fragiles sur tant de points, les Etats ne peuvent pas laisser leurs portes grandes ouvertes, mais ils ne doivent surtout pas les fermer non plus : il faut en finir avec le tout ou rien ! Le droit à l’émigration et le devoir d’hospitalité doivent s’exercer selon des règles qui les rendent acceptables par tous. La réglementation actuelle ne proposant aucune solution réelle au problème, il y a donc urgence pour l’Europe à inventer d’autres règles, se fondant sur le respect du droit international et les principes des droits humains dans le cadre d’une vision réaliste des conditions économiques et sociales de l’intégration des émigrés basée sur une nouvelle lecture du monde, des risques et des chances de son avenir prévisible.[…]

Cette nécessité impérieuse de transformer les logiques à l’œuvre depuis vingt ans, j’aimerais qu’elle trouve en premier lieu sa concrétisation par un changement des pratiques politiques développées en France à l’égard de la question de l’émigration prise dans son ensemble. Je fais le rêve que la France ouvre là-dessus le chemin de l’avenir, en osant poser les bases de cette politique d’hospitalité sans laquelle elle-même et l’Europe perdront inévitablement le sens des valeurs politiques et éthiques qui les fondent, et l’art de vivre en commun qu’elles peuvent seules garantir. Le président Sarkozy, reprenant à son compte le concept d’Edgar Morin, a soutenu la nécessité de promouvoir une "politique de civilisation". Il me paraît clair qu’une politique de civilisation implique une vision tout à fait neuve du fait migratoire et de la façon de le penser et de le traiter en France et en Europe. C’est un pas symboliquement fort que de renoncer au recours aux tests ADN voulu par la majorité parlementaire. […] Mais il y a d’autres aspects où une semblable intervention s’impose si l’on veut que notre politique d’immigration renonce aux inhumanités qu’elle entraîne parfois et qui défigurent notre pays.

Ne pas condamner à l’errance

Je retiendrai trois points sur lesquels je crois indispensable une véritable évolution.

Le premier porte sur la fixation de quotas annuels d’expulsions du territoire. Pas besoin de longues phrases pour dire ce qu’il y a d’humainement inacceptable dans le fait de donner à la police un objectif chiffré de ce type. Je ne nie pas la nécessité de recourir dans certains cas à des expulsions. Mon gouvernement aussi l’a fait. Mais c’était dans le cadre des actions de police normales de maintien de l’ordre public. Les quotas entraînent, au contraire, les services policiers à mener une sorte de traque pour atteindre l’objectif fixé par les préfets, avec le risque permanent des drames que l’on déplore trop souvent.

Le deuxième, qui est directement lié au premier, porte sur les atteintes à la vie familiale qui se multiplient, à l’encontre des engagements de la France. Aujourd’hui, la politique de rétention et d’expulsion des migrants, en effet, n’épargne pas les couples et les familles, enfants compris, et semble souvent bien éloignée du respect élémentaire des libertés individuelles, banalisant des législations d’exception. […] [Concernant] la présence d’enfants, cet été encore, dans les centres de rétention, j’ai entendu l’argument choquant qu’une telle mesure a été prévue pour permettre aux parents de ne pas être séparés de leurs enfants… Il y a pourtant une autre solution à ce problème, éthiquement incomparablement supérieure, qui est de renoncer purement et simplement à placer en centre de rétention les personnes vivant avec leurs enfants dans notre pays.

Le troisième point porte sur les permis de séjour. On estime qu’il y a en France entre 100 000 et 150 000 immigrés en situation irrégulière mais pourvus d’un travail, logés, pratiquant le français et donc pleinement intégrés à notre vie sociale et dont la grande majorité est originaire de nos anciennes colonies - et relèvent donc tout spécialement de "notre part".

Je ne plaide pas pour une régularisation massive, comme on dit souvent, car je pense au contraire qu’une politique d’intégration implique l’examen cas par cas. Mais à condition que l’objectif soit de donner un permis de séjour à tous ceux dont l’intégration constatée établira la vocation à vivre parmi nous. L’éthique des droits humains nous l’impose, mais aussi bien une politique responsable, car quel sens y a-t-il à maintenir sans permis de séjour des hommes et des femmes dont le travail contribue à l’activité du pays, souvent dans des secteurs où les Français ne se bousculent guère, et dont les enfants sont scolarisés dans l’école de la République ? Ce nouveau regard sur ces travailleurs de l’ombre, qui de toute façon demeureront parmi nous, aura des effets multiples sur la prise de conscience de l’évolution du monde par nos concitoyens. Il contribuera décisivement, j’en suis persuadé, à restaurer un espoir chez les jeunes issus de l’immigration qui désespèrent de trouver leur place au sein de notre société. Pour une politique d’hospitalité en Europe, il est temps de sortir de la logique folle qui voudrait protéger nos libertés et notre identité en sapant les fondements même de notre humanisme. Il est urgent de redonner sens et contenu aux principes d’égalité et de fraternité, en restaurant un droit stable et protecteur, permettant à celles et à ceux qui ont vocation à rester sur le territoire européen d’accéder à une véritable citoyenneté de résidence.


Je ne peux ici que me borner à quelques pistes.

La première est que l’inévitable partition des candidats à l’immigration entre ceux que la France peut accueillir et ceux qu’elle choisit de ne pas accueillir soit faite, en amont, le plus humainement possible. Cela veut dire aussi qu’il s’agit d’établir des règles claires et transparentes pour mettre fin à l’opacité voire l’arbitraire qui règne souvent en ce domaine.

La deuxième vise à limiter la concentration de populations précaires de toutes sortes dans les mêmes zones. Il faut résoudre le problème de la relégation économique et sociale, qui est bien loin de ne toucher que les étrangers. Je suis heureux d’avoir pu faire adopter la loi qui oblige toutes les villes à construire au moins 20 % de logements sociaux dans toutes leurs constructions neuves. Il y a encore des réticences à son application. Il faut en chercher les raisons, et peut-être durcir les sanctions. […]

La troisième piste concerne les facilités d’apprentissage de notre langue pour tous ceux qui résident en France […]. Il y a beaucoup à développer là, car la maîtrise de la langue est un facteur déterminant de la participation effective à la vie sociale.

La quatrième est politiquement plus complexe et touche le droit. Il faut d’abord débarrasser notre législation de toute disposition ou contradiction tendant à créer cette catégorie inadmissible d’étrangers non régularisables non expulsables […]. Il faut aussi que l’Europe invente rapidement un statut de droit pour les "réfugiés de fait" que sont notamment les Afghans qu’on a vus chassés lundi dernier de leur pauvre refuge à Calais, mais qu’on ne peut moralement pas renvoyer dans un pays en guerre depuis trente ans, et pas davantage les condamner à l’errance. […]

La cinquième est sans doute la plus importante. Je veux parler ici des maires, ces officiers publics principalement responsables de la bonne marche du processus local d’intégration. Tout cela leur tombe sur le dos et ils n’ont guère de moyens d’y faire face.

Au-delà de ces quelques pistes, le cadre nouveau dont la nécessité s’impose ne pourra être inventé qu’en sortant d’une vision européocentrée, et en établissant un nouveau dialogue avec les pays du Sud, en premier lieu l’Afrique. Il ne pourra se construire sans y associer les sociétés civiles, notamment les syndicats et les associations qui, par leurs actions conjointes et leurs capacités d’innovation, sont un moteur essentiel de l’émergence d’un dialogue et de solutions pour l’avenir.»

Source

texte abrégé par par Daniel Barth

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6 Octobre 2009