Affaire Entendue

(XXXIII° Journées d'étude de

l'Association de Langue Française des Psychologues Spécialisés pour Handicapés de la Vue

ALFPHV - – Toulouse 8 Juin 2002)

Dr Bernard Auriol

 

Résumé

 

On oppose fréquemment la mentalité des sourds à celle des aveugles.

La privation de l’un des sens tend-t-elle à produire des effets psychologiques particuliers ?

Peut-on mettre en cause un impact pulsionnel particulier de chacun des sens ?

L’aveugle a-t-il un rapport à la loi, différent du voyant ?

Introduction

 

On oppose fréquemment la mentalité des sourds à celle des aveugles, peut-on mettre en cause un impact pulsionnel particulier de chacun des sens ?

 

Freud et la Cécité

 

Freud s’est très tôt intéressé à la cécité, mais seulement dans sa version psychogène dont on savait, grâce à l’hypnose, qu’elle est réversible.

 

q       Il constate que l’œil perçoit des modifications dans le monde extérieur dont la connaissance est précieuse pour sauvegarder sa propre vie ;

q       l’œil détecte aussi certains des charmes d’éventuels objets d’amour.

 

Il est difficile de servir deux maîtres : la conservation de soi et la séduction. La cécité peut survenir pour résoudre un conflit à ce niveau : plutôt ne rien voir que mourir de plaisir.

Si la vue devient dangereuse pour l’instinct de survie à cause de désirs excessifs, elle sera contrée et ce, jusqu’au point d’exclure l’acte même de voir de la conscience. Chez celui qui ne voit pas, le même conflit peut bien entendu se manifester dans le cadre sonore ou tactile.

 

En ce qui concerne l’œil, nous prenons en compte une répression de la « scoptophilie » (du grec Skoptein : regarder, on dit aussi voyeurisme) sous forme d’une voix intérieure qui dirait « puisque tu as mal employé ta vision dans un but sexuel interdit, tu ne verras plus rien du tout ». Ce qui arriva à « peeping Tom » !

 

Lady Godiva, en plein Moyen Age, met en valeur la beauté du corps féminin dénudé. Elle a l’audace de se montrer ainsi à cheval,  pour obtenir de Leofric, son avare mari, la suppression des impôts. D’après une légende puritaine créée plus de cinq siècles plus tard, tous les villageois se privèrent de la voir. Peeping Tom, le seul qui s’y aventura, devint aveugle !


 

Tobit

 

En exil à Ninive avec sa tribu, Tobit se conduit comme un juste pieux. Pourtant, il est aveugle et il demande à Dieu de le faire mourir. Dieu entend sa prière et envoie son ange Raphaël qui apprend à Tobit les effets thérapeutiques du fiel d’un poisson que celui-ci a capturé dans le Tigre ; ce fiel sera utilisé comme remède à la cécité de Tobit (IV). Ainsi, la maladie du regard est guérie par l’amertume vomie.

 

 

Lacan

 

L’aveugle est limité aux autres canaux sensoriels, moins aptes à exacerber la rivalité, le narcissisme, etc. D’où peut-être, l’impression qu’il donne d’être plus conciliant, plus amène, plus sage que le sourd ou même le normovoyant en général.

 

On trouve une illustration de cette opposition dans « Le bon petit diable » de la comtesse de Ségur. Dans la dédicace qu’elle en fait à sa petite fille, la comtesse résume Juliette par « la douceur, la bonté, la sagesse et toutes les qualités qui commandent l’estime et l’affection » ! L’aimable Juliette est aveugle, le détestable sonneur de cloches du collège sera sourd et frappera le malheureux Charlot en conséquence !

 

 

Privation

 

La privation désigne l’absence réelle d'un objet que le sujet peut concevoir comme devant lui appartenir, ou comme devant appartenir à celui qu'il perçoit comme en étant indûment dépouillé.

 

Si pour la psychanalyse un sentiment de manque est lié à tout désir, cela ne signifie pas que tout manque soit réel. En revanche il y a parfois effectivement manque réel. La rencontre de la différence des sexes pour l'enfant passe par la reconnaissance de fait que la mère n'a pas de pénis, qu'elle en est réellement privée. Encore convient-il de remarquer que même ici le symbolique intervient. Pour Lacan, qui présente parallèlement privation, frustration, castration, l'objet de la privation est symbolique. Le réel, en effet, est ce qu'il est. Pour qu'un objet puisse y manquer, il faut qu'il soit déterminé symboliquement comme devant y être présent. Ainsi un livre ne manque dans une bibliothèque qu'en tant que sa place y est prévue, déterminée par exemple par un fichier.

La privation peut être conçue comme un des temps de l’œdipe. Si la mère semble d'abord s'approprier l'enfant dans ce qu'on présente comme relation fusionnelle, il faut qu'elle en soit privée pour que celui-ci puisse accéder à son propre désir.



La Vision et le regard

 

Il est utile ici de se référer à la distinction, que LACAN a particulièrement soulignée, entre la vision et le regard.

 

Comme le dit Didier Moulinier : « Il est certain que la privation de la vision (comme fonction) ne préjuge pas du regard (comme jouissance), lequel a sa source en l'Autre.
Qu'il y ait lésion organique, ou non, au niveau de l’œil.
 »

 

A considérer son importance dans toutes les cultures, il apparaît que pour les voyants le trait, la partie corporelle, qui représentera quasi universellement le regard, sera l’œil. Mais un léger bruit -froissement de tissu, crissement, souffle...- peut aussi le suggérer, c'est-à-dire suggérer la présence de quelqu'un qu'on ne voit pas.

 

Le regard n'est ni l'organe de la vue ni la vision. Il existe, en effet, même pour la personne aveugle de naissance. Il est en fait imaginé, objet imaginaire. Le regard est avant tout celui de l’autre. A commencer par la mère. On pourrait dire, d’une certaine façon, qu’il représente le désir d'autrui, même quand il s’agit du regard que nous portons sur l’autre. Nous sommes déjà dans le tableau que nous contemplons, selon la perspective de Merleau-Ponty [1] quand il réfléchit sur la peinture.

 

Comme il le signale, nous nous nous voyons voyant. La peinture « donne existence visible à ce que la vision profane croit invisible. » ("L’œil et l'esprit"). Nous sommes  dans le tableau, dévorés du regard, qu’il nous convient de satisfaire ou d’éviter, à qui nous nous révélons ou auquel nous nous cachons sous le mensonge des masques et des costumes.

Le voyant se voit voyant. Mais qu’en est-il de celui qui ne voit pas ?

 

Les aveugles se disent parfois très gênés par le regard des autres dont ils ont difficulté à évaluer la direction et la portée. Dont ils peuvent difficilement s’évader. Qu’en est-il du désir mystérieux dont ils sont l’objet à travers le regard multiple des voyants.

 

DIDEROT [2] dans sa "Lettre sur les aveugles", dit de mademoiselle de Salignac:

« Elle ne se souciait pas de voir; et un jour que je lui en demandais la raison; "c'est, me répondit-elle, que je n'aurais que mes yeux, au lieu que je jouis des yeux de tous; c'est que, par cette privation, je deviens un objet continuel d'intérêt et de commisération… Elle faisait quelquefois la plaisanterie de se placer devant un miroir pour se parer, et d'imiter toutes les mines d'une coquette qui se met sous les armes ».

 

La pulsion scopique consiste à voir, se faire voir [3] , avoir et se faire avoir

 

Se faire voir, car il s'agit de la manifestation de soi par rapport à l'environnement intégré comme tel : marquer son territoire, affirmer sa propriété, produire, créer, se produire, se donner en spectacle. Cette " maison de l’orgueil " est vouée à l’affirmation de soi, la conquête, la domination, le culte des apparences, la colère, la rivalité, la jalousie, la bouderie, la susceptibilité, la peur. L’aveugle partage avec tous les autres ces possibilités. Il souffre pourtant d’un certain nombre de frustrations qui l’obligent à une improbable paranoïa ou à une confiance de principe. Il doit adapter ses pulsions à l’exhibition et au voyeurisme, mais n’en sera pas dépourvu nécessairement, s’il dispose du toucher ou de l’ouïe. Sans compter l’odeur trop souvent négligée !

 

 

Divinités et zone des Pulsions scopiques et anales

LAKSHMI : Déesse de la fortune, de la prospérité et de la beauté, de la joie, de l'harmonie et de l'équilibre. On dit qu'elle émergea avec d'autres trésors lors du barattage de la mer de lait quand les dieux et les démons barattaient l'océan pour en obtenir le nectar.

VISHNOU : Le conservateur, il est le second de la Trimurti. Il est l'incarnation de la générosité. Vishnu, "l'immanent aux vastes enjambées [4] ", celui qui, en trois pas, parcourt l'univers et le rend propre à recevoir les dieux et les hommes (Rig Veda).

 

Image directrice (ou anticipatrice) personnelle (« Leitbild »)

 

D’après Klages complété par Hegar, tout mouvement conscient est, à tout instant, modelé par l’attente inconsciente de son résultat intuitif quant à impressionner un être vivant. En fait « les mouvements impressifs présupposent la communauté des êtres à laquelle ils s’adressent ».

 

Le mouvement est conditionné par la représentation symbolique de l’espace propre et d’autres représentations non-conscientes que l’être humain introduit sans le savoir dans son expression. Le sujet parlant ou agissant tend à produire une certaine impression chez lui-même et chez autrui, il offre ainsi une sorte d’autoportrait permanent ; l’expression représentation est une expression-impressive ! Cette expression-impressive s’adresse au regard de l’autre et signifie plus qu’elle n’exprime.

 

Question de Canal ?

 

L’attitude de manifester sa propre représentation du monde, sa propre représentation de soi à travers une action de nature « impressive » est inhérente à notre nature d’animal social, ou même d’animal tout court ! Au cours de l'évolution de l'espèce humaine, la vision, sens de distance, a pris une place prédominante chez l'homme par rapport aux autres sens, du fait de la verticalisation. Cette expression impressive peut se marquer plus facilement – ou plus grossièrement – chez celui qui voit et se rend compte des réactions d’autrui à ce qu’il montre. Mais il convient d’admettre que ce contrôle peut – avec l’entraînement – substituer l’ouïe à la vue !

Ainsi, un illusionniste entraîné arrive, le dos tourné au scripteur, à distinguer par l’ouïe les lettres tracées au tableau noir grâce aux crissements de la craie. Il parvient à en reproduire le texte et même les caractéristiques dominantes du graphisme.

Le cerveau de l'être humain se construit puis s'adapte sans cesse en utilisant sa perception de l'environnement physique et humain, à partir des sensations transmises par les organes des sens, quels que soient ces derniers.

Prenons en compte les effets de la perte de la vue sur la personne atteinte

Nous évoluons dans un monde de repères visuels. La perte de la vue entraîne la disparition ou l’absence du contact direct avec toute une partie du monde.

Papidoc en énonce les conséquences probables:

1.        difficulté de se mouvoir et d’effectuer certaines activités,

2.        privation de l’esthétique du vu, des trésors de la culture picturale, et d’une part de la culture théâtrale ou cinématographique.

3.        difficulté supplémentaire d’insertion professionnelle

 

§         De plus, le besoin normal d'appartenance que ressent toute personne risque également d'être frustré du fait que la personne peut se considérer comme «anormale» dans une société qui privilégie la perfection physique : être aveugle dans un monde de voyants peut s'avérer très aliénant.

 

Perte de vue et résilience

Le degré et l'étendue des conséquences déterminent la façon dont la personne vivra son "deuil de la vue". La personne peut compenser certains déficits

1.        en adaptant ses activités, en apprenant à développer la saisie d'informations par les autres sens, Ainsi de Pimène, le moine de Boris Goudounov (Septième Tableau, Pouchkine et Moussorgski, version originale de 1869 publiée par le Théatre du Capitole de Toulouse, 2005) qui rêve sonore dès lors qu'il est aveugle : ""j'étais tant accoutumé à mes ténèbres que mes rêves mêmes ne m'offraient plus d'objets visibles et que je ne rêvais que de sons.". Il retrouvera pourtant la vue en ouvrant les yeux sur la tombe de l'enfant assassiné.

2.        en intégrant aux activités de la vie quotidienne de nouvelles techniques qui lui permettront de parvenir à une plus grande autonomie et à un certain bien-être psychologique.

 

La pulsion invocante :  Contradictoire à l’état pur (VI)

 

Privé de la vue, il est remarquable que l’aveugle se fie à l’oreille, et tout ce qui s’y conjoint, notamment la voix, la musique et la parole.

 

On a pu montrer qu’il existe chez le voyant une compétition des canaux perceptifs qui survient beaucoup moins chez l’aveugle : le simple fait de se concentrer sur une tâche d’attention visuelle diminue de moitié les capacités d’élocution ; les centres cérébraux du discours sont alors privés des ressources énergétiques consacrées aux centres visuels. Ceci a été étudié notamment pour l’usage des téléphones portables et comme le dit le Pr Marcel Just [5] « la pire des situations est de mener une conversation difficile et importante au milieu d’une circulation très dense » !

 

 

Cette zone pulsionnelle me paraît liée à l'affection, la tristesse, le respect, la dévotion, le contentement, la résignation, l’hésitation, les mutations (métanoïa), la nécessité et la difficulté des choix dans le style de vie, le rapport à l'existence, etc. L’impact de la culpabilité est ici éminent, on y rattache des termes comme « très pur, disculpé, acquitté, justifié, achevé, bien déterminé, " ceci et pas cela " ».

 

 

Radha et Krishna

 

Réunion de l'insondable Absolu, Krishna "le sombre" Krishna "au teint de nuit" est "celui qui attire". Il a pour parèdre un symbole de l'Amour parfait, Radha "la lumineuse".

Mais Radha comme les gopi (pastourelles aimées) dut vivre la grande épreuve de la séparation, et dans le profondeur de sa douleur -jusqu'aux portes de la mort-, elle réalisa en même temps l'omniprésence de Krishna, qui lui-même se languissait d'elle. Devenu roi, il épousa les Ragini, incarnations de seize mille mélodies, avec lesquelles il vécut simultanément, car il était capable de se démultiplier à l'infini.

 

Valorisation de l’ouïe qui se multiplie

 

La privation de la vue a pour effet de développer, de manière automatique et organique l’usage des autres sens. Cela est  bien connu en ce qui regarde l’audition. On l’a montré par exemple sur la souris : une souris dépourvue de vision entend mieux qu’une souris tout-venant. On l’a montré aussi pour le hamster ou le rat (Gilles Bronchti, Pr. de Neurologie à l’Université de Trois-Rivières au Québec). Je pense qu’on peut extrapoler ces observations de laboratoire à l’ensemble des êtres vivants. Les aires cérébrales d’ordinaire affectées à la vision, se programment pour servir à la vision et au tact, chez les animaux congénitalement aveugles. Il est tout à fait probable qu’il en va de même pour l’être humain.

 

Si c’est bien le cas, cela voudrait dire que dans la structure du fonctionnement cérébral, les fonctions habituellement dévolues à l’œil sont assumées par l’ouïe et le toucher. Autrement dit, dans la structure réelle du réseau de nos cent milliards de neurones, la place vide creusée au niveau de l’entrée perceptive, ne reste pas inerte. Cette place ne devient pas déserte, comme on pourrait l’attendre en se référant aux mécanismes de sélection des neurones par l’exercice ou le non-exercice. Elle est colonisée par des neurones issus des régions voisines auditives ou tactiles.

 

Cette restructuration a lieu, non seulement dans le cortex, en charge des fonctions mentales supérieures, mais elle affecte aussi le thalamus ce pont non conscient entre la sensorialité périphérique et le cortex.

 

C’est dire qu’au delà des fonctions brutes de la vision, son rôle pratique, notamment quant à l’espace, quant à l’esthétique, quant à l’appréhension globalisante du monde, n’est pas perdu mais transposé, dans le monde sonore s’il est disponible, et tactile pour le moins.

 

A plus forte raison doit-on inférer avec Jacques Lacan que le lieu symbolique correspondant n’engendre absolument pas un vide pulsionnel.

 Reste qu’il existe un certain appauvrissement pratique : moins de cellules nerveuses dans l’aire visuelle, moins d’armes pour se défendre de quelque croc en jambe sadique que leur ferait un voyant vicieux.

 

 

Sublimations compensatoires

 

Cécité acquise et art musical

 

Jean Langlais 1907-1991(cécité à 2 ans)

 

Il naît dans une famille de tailleurs de pierre et se trouve frappé de cécité dès l’âge de deux ans. Il entre à l’Institut National des Jeunes Aveugles en 1917, où il étudie l’orgue. En 1927, il est admis au Conservatoire de Paris, où il devient l’élève de Marcel Dupré pour l’orgue. Dans la classe de composition de Dukas, il est le condisciple d’Olivier Messiaen. Il travaille simultanément l’improvisation avec Charles Tournemire. C’est sur l’orgue de Sainte-Clotilde, construit pour César Franck, que se déroulera l’essentiel de sa carrière, (Paris, 1945-1988). Il enseigne à l’Institut National Des Jeunes Aveugles (1930-1968) et à la Schola Cantorum (1961-1976).

 

Langlais comme Marcel Dupré fut un grand virtuose. Il a défendu , sans céder à la mode, le patrimoine grégorien, comme en témoigne à l’orgue, son « Imploration pour la croyance »  (1970). Son œuvre (plus de 240 opus) montre une attirance particulière pour les harmonies polymodales avec un parfum de grégorien. (Universalis, 1998).

 

Landini Francesco (1330 env.-1397)

 

Francesco Landino, surnommé « l’Aveugle », est né vers 1330 à Fiesole. Son père, Jacopo del Casentino, était peintre, et le jeune Francesco, avant d’être atteint de cécité à la suite de la variole, s’intéressait à la peinture; il s’orienta alors vers la musique et la facture d’orgue. Il pratiqua le chant et divers instruments: luth, guitare, flûte, orgue; sa pierre tombale, à San Lorenzo, le représente avec son organetto . Il est mort à Florence le 2 septembre 1397.

 

Helmut WALCHA 1907-1991(perte de la vue à 16 ans)

 

Il perd la vue à l’âge de seize ans à la suite d’une vaccination antivariolique défectueuse. Il développe une importante carrière musicale internationale. Son nom reste indissociable de l’œuvre de Jean-Sébastien Bach, dont il a enregistré à deux reprises l’intégrale de la musique d’orgue ainsi que les grands cycles pour clavecin.

 

 Walcha a toujours expliqué que la cécité lui avait permis de découvrir l’univers intérieur de la musique. Il opte pour la limpidité, il opère un retour artisanal au texte, cherchant lentement ses registrations — qu’il se refusera toujours à publier — et envisageant la polyphonie comme la « liberté dans les liens »: chaque voix doit connaître sa propre impulsion sans perdre ses attaches par rapport au reste de l’édifice. (Universalis, 1998)

 

 

Cécité et Poésie

Abu l-‘Ala’ al-Ma‘arri, Le Poète Aveugle

 

Il est né en 979 (363 de l’hégire), il perd la vue à l’âge de quatre ans. Il compense la privation du soleil par les lumières de la connaissance. Après avoir imité ses aînés, le refus de l’écrit de circonstance, la passion de la liberté créatrice domineront son œuvre ce qui explique peut-être qu’il ne soit à l’aise ni à Bagdad ni même chez lui, dans son village! « Content de peu, ascète et végétarien, assidu du jeûne, enfermé malgré lui dans sa cécité et volontairement dans sa retraite syrienne, ‘doublement prisonnier’ comme il le dit lui-même, il se complaît dans une philosophie pessimiste et solitaire que compensent un peu les hommages reçus. Il vivra ainsi, après le retour de Bagdad, un demi-siècle ou presque, la mort ne venant qu’en 1058 (449 de l’hégire) ». (Universalis 1998)

Qui n’est pas aveugle comme lui ? Et qui, à commencer par lui, est véritablement pur

« Tous les hommes sont des égarés. Il n’y a jamais  eu et il n’y aura jamais, jusqu’à la Résurrection,   un seul ascète...
Vienne à passer un aveugle, ayez pitié de lui, dans   la certitude que vous aussi vous l’êtes, même si   vous voyez ».

Comme Pascal il déclare :

« À l’astronome et au médecin qui nient la résurrection des corps, je dis:
Si ce que vous croyez est vrai, je ne perds rien; mais si ce que je crois est vrai, vous êtes perdants ».

 

Milton (J.)1608-1674, Poète Biblique

Les deux sonnets sur sa cécité expriment avec la noblesse d’un Job le sens que peut avoir l’épreuve pour le poète voué à une grande tâche et qui avait perdu la vue dès 1652. Il a alors 44 ans. Le sonnet Sur le récent massacre des Vaudois du Piémont  est un cri de révolte contre « Babylone et ses malheurs », c’est-à-dire l’Église. Son œuvre épique débute par le discours de Satan au soleil. Au seuil du livre III du Paradis perdu , il évoquera la « céleste lumière » qu’il sait ne pouvoir plus revoir, non plus que « les éclosions d’avril ». (Universalis1998).

 

La cécité et la pensée exacerbée

Taha Hussein : Le combat d’un intellectuel

 

Né en Égypte, le 14 novembre 1889, décédé au Caire en novembre 1973, Taha Hussein, issu d’un milieu modeste, perdit la vue à l’âge de trois ans. La cécité isole l’enfant, mais approfondit sa sensibilité: désormais il connaîtra les êtres et les choses par l’ouïe et le toucher. Le cœur du garçon est grand, et dans le jeune infirme se développent une intelligence précoce et une tenace volonté: il ne se limitera pas à réciter le Coran qu’il connaît par cœur dès l’âge de treize ans ; il suit les cours de la célèbre université théologique d’al-Azhar. Déçu par le conservatisme de cet enseignement, il demande et obtient une bourse pour la France (1914). En moins de trois ans, il apprend le français, le grec et le latin, soutient en Sorbonne une thèse sur la philosophie d’ Ibn Khaldoun. Rentré en Égypte, il est nommé professeur à l’université du Caire puis devient ministre de l’ Éducation nationale, ce qui lui permet de faire voter la gratuité de l’enseignement primaire.

Esprit libre, dans la querelle qui oppose les conservateurs aux intellectuels intéressés par les avancées occidentales, Taha Hussein soutient qu’il n’existe pas – ou ne devrait pas exister - de fossé entre Orient et Occident, lesquels, au contraire, se complètent.

Il a produit un grand nombre d’ouvrages, traduits dans de nombreuses langues. Les pauvres, auxquels il consacre son roman Les Damnés de la terre  (1949) éveillent en lui amour et pitié.

A travers toute son œuvre romanesque, classique par l’élégant dépouillement de son style, et à travers son autobiographie, le célèbre Livre des jours  (Al-ayyam , 2 vol., 1927-1939), on a plaisir à fréquenter sa riche personnalité. Cette autobiographie est un événement dans l’histoire de la littérature arabe: « jamais encore on ne s’était raconté avec autant de simplicité et de poésie; jamais on n’avait osé s’engager si loin dans les voies difficiles de l’introspection » (Universalis).

André Gide en fait « l’exemple d’une réussite, d’un triomphe de la volonté, d’une patiente victoire de la lumière spirituelle sur les ténèbres ».

 

Montesquieu (C. De), homme de clarté !

 

Il a parlé du bonheur de sa «machine», et tenu à distance les disgrâces, in fine,  de sa presque cécité. Il n’était pas homme sans passions, et il savait concevoir la saveur des pires d’entre elles, particulièrement les délices de la domination. Pour son compte, homme de paix, il avait une discipline propre à l’économie du bonheur dont il profitait, évitant les conflits inutiles sans céder sur l’essentiel. Sa joie de découvrir des perspectives générales était en un sens la même chose que sa capacité d’indifférence. À tous égards, la sérénité était une position utile, comme sa distraction. Son texte le plus personnel, Histoire véritable , composée après 1731, fait état de sa faculté de métamorphose et de son aspiration à l’universel. Il se voulait surtout homme de clarté. Voir et écrire, rassembler et discerner, cultiver le génie de la différence et connaître la manière de regarder d’un coup les paysages, comme il le signale dans ses Voyages : c’était son style (Universalis, 1998).

 

Perte tardive de la vue

 

Raisonnable jusque dans la sensibilité, madame du Deffand n’échappe pourtant pas au spleen et à l’inquiétude qui colore souvent l’humeur du XVIIIe siècle et au sentiment de la vanité de la vie que son rang lui impose. Vers 1740, elle ouvre un salon où se rencontre une société brillante et soigneusement filtrée. Puis elle perd progressivement la vue: la cécité n’enlèvera rien à la justesse de ses jugements ni à sa fringale d’activités, mais accentuera sa morosité.

 

Savoir écouter pour survivre

 

Pour celui qui voit comme pour le mal-voyant il est primordial pour se déplacer en toute sécurité sur un trottoir ou en bordure d'une route de pouvoir analyser efficacement  la circulation automobile, spécialement grâce à l'ouïe.

 

Ecoutons ce témoignage d’un aveugle québécois :

 

« Il m'est arrivé à deux reprises et sans même m'en rendre compte de me retrouver au beau milieu d'une rue passante. Pour éviter ce désagrément dangereux, il faut marcher en gardant toujours la même distance entre soi et les automobiles. Pour ce faire, on se trace une sorte de ligne droite imaginaire en prenant le son d'un véhicule passant à notre hauteur et en l'écoutant s'éloigner le plus longtemps possible. Si on perd ce son trop rapidement et qu'il se fasse entendre dans un sens mieux que dans l'autre, c'est que tout simplement on ne se trouve pas en parallèle avec le sens de la circulation.

 

Lorsque l'on se place de façon perpendiculaire au sens de la circulation automobile, le son entrant dans une oreille et sortant dans l'autre doit être le même. A la hauteur de notre front, il se produit une sorte de bruit sourd qui nous indique que notre position est la bonne. »

 

 

La cécité requiert des repères sensoriels (tactiles, sonores) stables pour constituer un environnement sécurisant, fiable et aider la personne aveugle dans ses déplacements.

 

L’aveugle a-t-il un rapport à la loi, différent du sourd ?

 

Médusé par la honte

 

Acrisios, fut averti par un oracle que, si sa fille, Danaé, avait un fils, ce dernier le tuerait. Il enferma donc sa fille dans un souterrain. Mais Zeus sous la forme d’une pluie d’or réussit à la féconder (puissance de l’argent [IV]) ! Le fruit de cette union fut Persée.

 

Plus tard, un tyran voulut devenir l’époux de sa mère. Au cours d’un repas, Persée prétend pouvoir lui offrir la tête de la Gorgone. S’il n’y parvient pas sa mère sera à lui.

 

Ce n’était pas chose facile car la tête de la Gorgone Méduse, changeait en pierre ceux qui la regardaient.

 

C’est une femme avec des ailes, à la chevelure de serpents, aux mains de bronze; elle a un nez épaté, le cou protégé par des écailles, le regard étincelant; elle tire la langue et a de grandes défenses de sanglier [6] .

 

Persée aidé par Hermès et Athéna, les trois Grées [7] et les Nymphes, muni du casque d’Hadès, qui le rend invisible [8] trouve la gorgone endormie ; il s’élève dans les airs et, protégé par un bouclier formant miroir, décapite Méduse.

La tête de Méduse est censée protéger contre le « mauvais œil », dont il n’est pas audacieux de penser qu’il se réfère au Surmoi. On sait le nombre de traditions où il s'agit de s’en garder. Elles mettent en relation, dans la mythologie grecque, l’œil et la foudre :


 « Le regard a souvent été considéré par les Anciens comme un rayon...émis par le feu de l’œil en direction de l'objet... Peut-être est-on en droit de supposer... un lien direct entre l’œil rond des Cyclopes et la fonction que leur assigne Hésiode de maîtres du feu métallurgique, fabricateurs de la foudre... pour le service de Zeus » [9]

L’œil qui donne honte s’élèvera à l’œil qui juge et rend coupable. L’œil inquisiteur et castrateur se fait œil de la conscience et siège dans le triangle trinitaire du Dieu Omniscient. On peut d’autant moins lui échapper qu’il agit même lorsqu’on ne le voit pas. Jusque dans la tombe où Caïn le sent peser sur lui.

 

L’enfant, qu’il voit ou ne voit pas,  peut se croire sous le regard omniscient de ses parents ou de Dieu ! Peut être de manière encore plus mystérieuse et extensive lorsqu’il n’a jamais fait l’expérience de la vision.

 

Odin : Le Père de Tous

 

Il donna un des ses yeux (IV) par amour de la connaissance, et apparut sur terre sous la forme d'un vieil homme borgne vêtu d'un grand manteau et d'un chapeau à larges bords ou d'un capuchon.

La crémation(IV), souvent nécessaire pour se débarrasser des morts (VI) après le combat, était en rapport avec le culte d'Odin. Il apportait la fortune à ses compagnons - symbolisée par son anneau Draupnir (VI) qui, en se multipliant, fournissait une réserve d'or (IV).

Dieu des Rois, il apportait son soutien aux jeunes princes prometteurs et leur donnait des épées magiques et autres cadeaux en témoignage de sa bienveillance (V), mais il les anéantissait impitoyablement le moment venu (VI).

Selon la croyance viking, Odin, le Père de Tous, avait hérité le contrôle des batailles. Odin, comme Wotan, son prédécesseur a des liens étroits avec le Monde souterrain et les morts (VI).

De plus, Odin était un dieu de la Magie et de la Divination, notamment dans un contexte militaire. On lui offrait en sacrifice des prisonniers de guerre, que l'on poignardait ou pendait. Sacrifices qui pouvaient constituer une forme de divination puisqu'on croyait que les derniers mouvements des victimes annonçaient la victoire ou la défaite. Odin lui-même s'offrit en sacrifice en se pendant à l'Arbre du Monde, dans le but d'obtenir la science des symboles runiques qui étaient utilisés pour la divination.

 

Voir aussi : Tirésias

[la vérité de la vision, la voyance, nécessite l’abandon de l’argent et de la vue ? L’abandon de l’argent, c’est à dire de l’échange et peut être de la parole ?]

 

 

 

Argus ou la surveillance

 

Paradoxalement, la majoration du regard issu de l’invisible peut nous faire craindre une majoration chez l’aveugle de l’impact du Surmoi. Mais la parole qui énonce la loi peut aussi fermer les yeux de la surveillance :

 

Argus [10] , héros né de la Terre, doué d’une force prodigieuse, est appelé aussi Argus-aux-cent-yeux, à cause du grand nombre d’yeux qu’il avait sur la tête ou sur tout le corps. Héra l’avait chargé de garder Io, amante du Zeus infidèle, métamorphosée en génisse.

Déguisé en paysan, Hermès alla trouver Argus et réussit à raconter une histoire suffisamment ennuyeuse pour endormir le gardien. Tous ses yeux se fermèrent alors, ce qui permit à Hermès de couper la tête d'Argus. Héra fut désespérée de cette mort et prit les yeux d'Argus pour les répartir sur le plumage de son animal favori, un paon, qui en garda à tout jamais l'image.

 

Espérant que tous vos yeux ne sont pas endormis, je vous remercie de votre attention …

Références

- Freud S. Œuvres Complètes, passim.

- Lacan J., Le Séminaire, passim.

- Lazorthes G., L'ouvrage des sens, Flammarion, Paris, 1986, 224 p

- Serres M., Les cinq sens, Grasset, Paris, 1990, 381 p.

 

 

 

 

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Psychosonique Yogathérapie Psychanalyse & Psychothérapie Dynamique des groupes Eléments Personnels

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11 Avril 2005


 

Annexes

 

Ecouter l’ordinateur : le Logiciel  « AudioWin » de Mabilleau.

 

Ce logiciel, par la pertinence de sons métaphoriques dans la représentation des objets graphiques et des événements, facilite énormément l’utilisation de Windows et d’Internet Explorer par les usagers non-voyants et semi-voyants.

La première fonction d’AudioWin consiste à superposer des sons métaphoriques aux différents types d’objets composant l’interface de Windows® 95 et qui sont accessibles par les commandes du clavier.

Chaque fois que l’usager déplace la sélection à l’aide des commandes du clavier, le son de l’objet courant se fait entendre. Ce concept est très utile dans la navigation sur l’Internet où l’on retrouve différents types de contrôles comme : des hyperliens, des boîtes à listes déroulante, des cases à cocher, des boutons de commandes, des boutons radio, etc.

 

Phallicité avec tact (V)

La zone de la phallicité et du tact est le lieu de la structuration oedipienne et du problème de la castration. Il est lié à l'affirmation de soi, l'identité propre du moi, et nous donne sur le plan affectif, l'espérance, l'anxiété, le remords, l'excitation, le courage. Il joue un rôle privilégié dans la lutte, aussi bien vis à vis des autres humains et des animaux que des microbes (thymocytes).

PARVATI  SHIVA

Destructeur et Réparateur
Shiva fait partie de la Trinité Hindou, avec Brahmâ et Vishnu. Son nom signifie « Propice ». Il est à la fois le destructeur et le réparateur, le grand ascète et un symbole de sensualité, le bienveillant pasteur des âmes et le justicier courroucé.

Parvati
Adoratrice de Shiva dès son enfance, Parvati émit le vœux de l'épouser. Celui-ci, ascète, se refusa à elle. Pour lui prouver son amour et sa dévotion, elle se retira dans la forêt en signe de pénitence. Shiva se déguisa en brahmane et alla voir Parvati pour tester sa volonté. Impressionné par sa force spirituelle, il demanda sa main. Parvati est la forme bienveillante de Shakti, la déesse-mère. Elle est le symbole de l'épouse aimante Elle est la mère de Ganesh et de Skanda.

 

 

 

Comptine locale : (liée à Lady Godiva)

 

Chevauche un coq jusqu’au croisement
Pour voir une belle dame sur son cheval blanc
Bagues à ses doigts, clochettes à ses pieds
Elle aura de la musique où qu’elle aille
[11]

 

 



[1] Maurice Merleau-Ponty (Rochefort, 1908 ­ Paris, 1961), philosophe français, était professeur au Collège de France et dirigea, avec J.P. Sartre, la revue les Temps modernes, de 1945 à 1953.

[2] Denis Diderot (Langres, 1713 ­ Paris, 1784). "Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient" (1749).

[3] cf. le Manipoura aux adresses suivantes

http://auriol.free.fr/psychosonique/voix-chakras.htm et http://auriol.free.fr/psychosonique/ClefDesSons/chakras.htm

[4] La littérature védique décrit aussi sa descente sur terre sous forme d’un nain. La conjonction des deux en rapproche le « Petit Poucet » qui est un enfant nain acquérant le pouvoir des bottes de sept lieues. Comme Vishnou, son action est favorable à ses frères et il joue un rôle de « conservateur ».

[5] Carnegie Mellon, Pittsburgh (Août 2001)..

[6] © 1998 Encyclopædia Universalis.

[7] «vieilles femmes» qui n’ont à elles trois qu’un œil et qu’une dent

[8] Eschyle, fragm. 262, Nauck; Pseudo-Hésiode, Bouclier ; 227.

[9] Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT, Les ruses de l'intelligence. La Métis des grecs. p.89, note 99.

[10] Argus est le nom de trois personnages de la mythologie grecque :

celui auquel je fais ici allusion et aussi,

le vieux chien d’Ulysse, (qui reconnut son maître lorsqu’il rentra déguisé à Ithaque après dix-neuf ans d’absence, et mourut aussitôt),

et encore le constructeur du navire Argô  sur lequel Jason partit à la recherche de la Toison d’or.

[11] ‘Ride a cock horse to Banbury Cross,
to see a fine lady upon a white horse,
rings on her fingers and bells on her toes,
she shall have music wherever she goes’.