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Christian Thum, (1625-1696), |
http://auriol.free.fr/psychanalyse/couronnement-1.doc
puis
http://auriol.free.fr/psychanalyse/couronnement-2.doc
"Lorsque l'objet originaire d'une motion de désir
s'est perdu,
il sera représenté par une série sans
fin d'objets substitutifs,
dont aucun ne suffit pleinement"
[1]
.
L’être vivant se lève à partir d’une graine, d’un œuf. Il perd sa belle et
simple unité de départ pour se diviser, se constituer en archipel, s’étager
en métamères
[2]
, perdre joint avec soi-même et subir des liens venus d’ailleurs !
C’est typique du fœtus
paraissant au monde.
Pauvres de nous !
Cette perte creuse un vide, un zéro, l’en-deçà pulsionnel : façon de
signer notre irréversible incomplétude.
On peut le dire
autrement : l’enfant découvre qu’il n’est pas dans l’éden[3] et que si le paradis[4] a existé, il a été perdu ! Il s’agira dès
lors de le retrouver en se confrontant à ce qui dit son absence, ce que Lacan
appelle « le phallus[5] ».
Dès la naissance,
l’enfant, découvrant le sein, la
lumière, la brillance des sons et tout un univers, est pourtant face à un manque, un vide, un creux, une béance.
Comme l’androgyne de Platon[6], il est divisé par la
section du cordon ombilical[7] : le nouveau venu est arraché au placenta qui
est à la fois chair de sa chair et chair de sa mère. Il est séparé d’une partie
de lui-même, et de là viendrait la pulsion,
la poussée vers son complément perdu, dont il reste sa maman à découvrir,
connue et inconnue, étrangère familière, sécurité inquiétante. Trait d’union bien présent, elle a gardé,
d’avant la chute, son odeur, ses rythmes, le fondamental de sa voix.
Cette demi-perte
cherche à se colmater, et voilà le désir[8]. Le désir de vivre d’abord, de persister dans
son être et même d’accroitre sa masse et sa puissance. Et surtout le désir de
l’autre qui s’en va parfois et auquel une relique nous relie.
Alors, doit on remonter
jusqu’à ce bout de chiffon que s’approprient nos bébés, ce nounours qu’on hésite à laver – avec juste raison[9] –. Cet « objet
transitionnel[10] »
serait-il le prototype de l’objet
d’art ? Peut être même de tout objet culturel ? La base de tout ce
qui sera jeu ou illusion délibérée ?
Il n’est pas tellement
beau mais préfigure ce que nous aimerons.
|
“
l’amour ?
c'est donner ce qu'on n'a pas
à quelqu'un qui n'en veut pas[11].
”
Le dialogue sur l'amour
tourne autour de l’Agalma (défini par Platon comme ce qui représente
le bien, le beau, ou plutôt l’excès du bien, l’excès du beau ;
comme lorsqu’on dit « c’est trop!
». C’est trop mais c’est bien ce que nous cherchons, cette chose que nous
n’atteignons que pour en constater l’inanité et aller à une autre, sans fin.
Ainsi l’appel de la vie nous pousse de besoin pénible en satisfaction fragile.
Le souvenir est travestissement, il majore, idéalise, exalte, mythifie; et
ce « nouvel objet » vous le rêvez, vous y croyez, vous hallucinez
!
Mais cette recherche de
l’amour n’est pas aussi platonique ! L’enfant grossit, grandit, s’exerce,
apprend, comprend. On a rapproché la répétition de la mort. Avec de bonnes
raisons. La répétition est pourtant utilisée pour conserver la vie, qui
justement se reproduit. La répétition, on la trouve sous une forme basique et
essentielle dans les neurones miroirs :
ils permettent d’imiter, de dialoguer, d’apprendre, de comprendre et de
compatir. La répétition donne sa base au
rythme, à la rime, à la musique, à la danse…
Chemin faisant – et
avec l’aide de maman – les besoins du petit sont satisfaits, il devient plus
grand.
La réalité et
l’éducation nous apprennent très tôt que tout n’est pas possible, ou même que
rien n’est tout à fait possible. Il y a
toujours quelque obstacle, quelque limitation,
quelque compromis nécessaire. On a résumé tout cela par un symbole, celui
de la castration.
Le terme castration est
dérivé du latin « castratio »
(et du sanskrit « çâ » :
tranché, détruit et çastràm :
instrument tranchant). C’est l'opération par laquelle on détruit les glandes
génitales et parfois le pénis (ou le clitoris, ou les seins). Il s’agit d’un
fantasme universel qui germe à l’esprit de l’enfant découvrant la différence
anatomique des sexes. De là une angoisse liée à une menace sur l’intégrité du
corps. Plus encore, cette menace concerne le moi, le moi unificateur qui
rassemble les forces dispersées de notre être.
Les mythologies ne sont pas avares sur le sujet ! Il s’agit de
s’attaquer à ce qui fait notre vie unifiée, il s’agit de détruire aussi
l’unification avec un autre, il s’agit de toute forme de sexualité. Attiré par
l’amour jusqu’à la disparition de soi, ce sera le saint martyre, ou l’émasculation
frénétique !
L’émasculation « pour de vrai »
La Grande Mère, Cybèle[12]
aussi bien que Kali ne se contentent pas, comme la Vierge, d’une oblation
haletante des énergies sexuelles. Ces déesses impitoyables veulent tout :
la chasteté des vestales, mais surtout l’éviration frénétique de leurs
dévots, l’émasculation, la castration et parfois l’ultime samadhi : tout
le sang du mâle, qu’il soit taureau, bélier ou humain, qu’il s’agisse de
sacrifier ses génitoires ou sa vie. Car il s’agit au fond de mourir et
renaître. Les dévots de la déesse ne se contentaient pas de verser
un peu de sang pour elle. Ils en arrivaient, tout comme leur modèle Attis, à
s’émasculer pour offrir leurs génitoires en sacrifice et devenir ainsi
de nouveaux prêtres à son service ! D’après : http://www.sacred-texts.com/cla/pr/pr07.htm
De même dans
l’évangile[13] « il y a des hommes qui se sont rendus eunuques à cause du Royaume des
Cieux ». Origène ne fut pas le seul à suivre ce conseil à la
lettre ! L’époque des Lumières
récidiva pour entendre la voix « céleste » des castrats. On se contente
parfois des prémisses agricoles ou des magnificences du potlatch. Plus
souvent, une atteinte corporelle s’attaque
au prépuce ou marque la peau de scarifications rituelles ou mystiques[14]. A moins qu’on n’offre
à l’Absolu, sous le nom de Marduk ou Baal, mieux que son sang : celui de
son premier né. |
S’il est trop contré
dans son effusion, l’élan vital retombera, ce sera l’abattement[15], le découragement, la
dépression ! On ne cherche plus rien, on oublie de désirer[16]. C’est abandonner toute action, toute création et même –
bizarrement – toute contemplation ! Comme une plongée sans bouteille aux
ivresses des abîmes ; par bonheur, si l’âme n’y laisse pas la peau, exclue
de l’œuvre, elle peut y retourner soudain contre toute attente !
S’il en est ainsi, c’est que
les pulsions de mort[17] tendent à la réduction complète des tensions (c'est à dire la tendance à ramener à zéro toute quantité d'excitation d'origine externe ou interne ; Freud a décliné cette
« pulsion » comme principe d'inertie, de nirvana ou de constance,
pulsion de destruction, pulsion d'emprise, volonté de puissance, de destruction, etc... C’est la pulsion par excellence qui lie
indissolublement tout désir, sexuel ou agressif à la mort. Il engendre les phénomènes de répétition “ démoniaque[18] ”. Le mariage d’éros et de
thanatos est indissoluble, c’est celui de la jouissance[19]
avec l’anéantissement.
La
mort semble ainsi partout triomphante, et ses avatars se glissent au creux de
toutes nos réalisations : Le battement de nos paupières, les fadings de
notre écoute, les soupirs de la musique, l’arrêt de notre respiration qui
suspend le vol du temps. Le silence[20] se
glisse entre les syllabes, ou les mots. Il constitue la trame du discours.
Certains temps d’arrêt que nous marquons sans le savoir signalent une émotion[21] et
l’artiste les intercale dans sa musique, sa peinture ou son spectacle : il
y glisse une image fugace, évanouie ou attendue sans succès, qui crève la
toile. L’art de l’allusion tait à demi un moment important, ménage le suspense,
prédit l’émotion, fait soupçonner ce qu’il ne faut pas dire, et même
l’indicible.
Cette
omniprésence est allée jusqu’à infiltrer la physique qui croit, une fois pour
toutes, à une évolution[22] de
toutes les énergies vers l’indifférencié !
La
vie, de la sorte, nous voue-t-elle à la mort ?
En méditant sur quelque
chose, les mystiques n’arrivent à rien, sinon à cette plénitude qui surgit du
néant et fit découvrir le dénombrement de l’absence, le zéro.
On a aussi créé le passage
à la limite, l’évanouissement allant vers zéro, cet
(epsilon[23]),
ce pas grand chose qui s’insinue dans l’expression artistique, visuelle ou
sonore. On peut le voir à l’œuvre dans certaines fusions insensibles entre
images du cinéaste ou le diminuendo extinctif du musicien. Quoi de plus
émouvant que cet epsilon qui va de l’habit à la nudité, de l’accolade à
l’effleurement ?
Est ce quantité
négligeable que cette information qui n’existe que par son
voisinage ? C’est l’expression
intime de la pensée, conduite jusqu’à son extinction, qui a permis la conquête
des notions les plus fécondes de l’approche scientifique. Ses retombées
techniques continuent à nous étonner.
Le vide comme
expérience méditative est connu dans toutes les voies spirituelles traditionnelles,
qu’elles soient monothéistes, panthéistes ou même polythéistes.
Mort où est ta
victoire ?
|
Comme d’autres ont
rencontré le mur du son et crû qu’il était infranchissable[24], nous sommes face au
vide ; comment pourrait-on aller au delà ? Freud, sans assez s’en
expliquer, nous parle de sublimation.
·
La sublimation
de l’alchimiste se rapporte à la métamorphose, la transmutation du solide au
gazeux, du terrestre au céleste.
|
|
Sublimer |
Sublimé |
(D’après le Dictionnaire Mytho-Hermétique de Dom Pernety, Denoël, 1972) |
·
L’étymologie latine
de sublimation implique une notion d’élévation, d’une chose qui prend de la
hauteur (avec une connotation d’obliquité). On aspire, on s’inspire, on admire,
on s’extasie. Dans le domaine des beaux-arts, est « sublime » une
œuvre empreinte de grandeur, d'élévation.
·
Pour Freud, la sublimation prend en charge certaines pulsions sexuelles
(ou agressives) et en utilise l’énergie
au service du groupe social et de la culture.
Avant d’en tracer
l’épure, donnons un bref aperçu de ce qui en forme le terreau, la condition,
les prolégomènes : l’échec du symptôme, l’inflation de l’idéalisation,
l’opposition sans nuance de la formation réactionnelle, le socle de la désexualisation et du
narcissisme.
Le
Symptôme est une formation de compromis
résultant d’un conflit inconscient ayant donné lieu à une défense non réussie.
Le désir à refouler s'impose ou fait retour ; il se déguise par
déplacement et par condensation, créant ainsi des objets imaginaires, des
fantasmes (sexuels), dont le symptôme est habité tout comme il en est du rêve.
Ce
processus de défense à l’égard du désir censuré est analogue à la fuite devant
un danger menaçant de l'extérieur. Plusieurs désirs peuvent se coaliser et si
l’un d’eux est conscient, non refoulé, il
permettra aux autres de « passer la douane », de « s’engouffrer
dans la brèche » et d’atteindre à un mixte trouble qui, pour peu que la
société en valide l’expression pourra se qualifier de sublimation.
La sublimation et l’idéalisation partagent une composante
verticale, ascensionnelle.
L’idéalisation glorifie son objet dont les qualités et la valeur sont presque
portées à l’infini. La moindre de ses parties prend figure d’absolu pour
devenir fétiche vivant ou relique de mort !
Dans la perversion on assiste
à l’idéalisation d’une pulsion partielle, « spécialisée », qu’il
s’agisse de jouir du sein, de l’urine, des selles ou du regard, du sexe ou de
la voix, du bien ou du mal !
Mais les motions sexuelles du petit d’homme
rencontrent l’éducation, la maturation
et les sollicitations prématurées, d’où la naissance de contre-forces
« réactionnaires ». Elles constituent une répression par changement
de signe[25].
Ce qui était attirant devient répulsif ; ainsi s’instaure la période de
latence[26].
L’enfant éprouve alors une répulsion (dégoût, pudeur, morale[27])
qui s’oppose à ce qu’on range dans la catégorie du pervers.
Il
y a comme une préfiguration de la sublimation dans le cas où les pulsions ne peuvent
atteindre leur but. Parmi les pulsions sexuelles inhibées quant au but, Freud
compte la tendresse entre époux, entre parents et enfants, ou la simple amitié.
|
Pour aller vers le
haut, l’activité devra changer de but, abandonner sa première visée
purement sexuelle. La libido se retire
sur le moi qui pourra ainsi renforcer l’union, la liaison, la mise en relation[28]. L’autre est le véritable
objet du désir […] dans une relation négative et en miroir qui permet au sujet
de se reconnaître en lui. […] La conscience de soi, découvre que l'objet n’est
pas à l'extérieur d'elle mais en elle. La conscience a dû passer par l'autre
pour revenir à soi sous la forme de l'autre.
Le but change, en fait
il s’étend et se généralise ; de la simple (in)satisfaction liée à un
fantasme pulsionnel, on passe à une demande
adressée à autrui, une demande d'amour. C’est sans doute pourquoi Freud a été
contraint de faire intervenir dans la sublimation une confirmation par le
groupe social… Ainsi l’artiste maudit devra au moins compter sur un avenir radieux qui fera de lui ce qu’il croit :
un génie méconnu au présent mais sur-glorifié au futur ; l’artiste est
incompris car le désir du groupe qui le validera n’est pas au rendez-vous, mais
il doit advenir.
“
... l'individu en cours de développement,
qui pour acquérir un objet d'amour rassemble en une unité ses pulsions
sexuelles travaillant auto érotiquement, prend d'abord soi-même, son propre
corps, comme objet d'amour, avant de passer de celui-ci au choix d'objet d'une
personne étrangère.[29]"
C’est peut-être ce qui
explique l’impressionnante universalité artistique de l’autoportrait, tellement
universelle qu’elle se manifeste de manière fractale dans le moindre tracé et
la moindre modulation[30].
Objection votre
Honneur ! Si on demande à un enfant de dessiner sa famille, certains se
dérobent à y marquer leur présence (pour s’être sentis exclus du cercle
familial). Sans compter ceux dont la signature se termine, comme il se
doit, par un paraphe ; sauf que ce
paraphe sert à barrer le nom qu’il devrait mettre en valeur.
Ainsi, le sujet, plutôt
que d’exalter sa propre image, la déprécie, l’abîme, la vilipende, quitte à passer, au tournant,
par la case glorieuse que ce dessin en creux a fini par graver.
“ La pulsion
sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de force
extraordinairement grandes et ceci par suite de cette particularité,
spécialement marquée chez elle, de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour
l'essentiel, de son intensité. On nomme cette capacité d'échanger le but sexuel
originaire contre un autre but[31],
qui n'est plus sexuel mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de
sublimation ” (Freud).
Lacan fait
remarquer que les créations
métaphoriques des œuvres d’art sont des formations de l’inconscient et sont
retour du refoulé, au même titre que les symptômes, les rêves, les actes
manqués, les traits d’esprit. Pour lui, sublimer, c’est renoncer à la recherche
illusoire et désespérée de l’objet,
quitte à célébrer sa perte.
Dans l’amour
courtois, c'est parce que la Dame est posée
comme quasi-inaccessible, quasi-impossible, perdue d’avance, qu'elle peut être
élevée à la dignité de l’objet perdu, définitivement inaccessible.
L’arbre peut être celui
du paradis terrestre qui les unit et les sépare ! Il s’assortit de
l’écriture de la Loi, du coq du remord et de l’ange qui fait obstacle au
péché, même s’il est là pour dire l’amour ! |
Freud sait de
quoi il parle lorsqu’il décrit la désexualisation comme condition pour
sublimer :
« il a déclaré qu'à partir de l'âge de 40 ans, après la naissance
de son cinquième enfant, il avait pratiquement cessé toute relation charnelle
et mis son activité pulsionnelle au service de son œuvre, s'inscrivant ainsi au
panthéon des grands hommes qu'il admirait. » (d’après Roudinesco)
Triangle sublime
Cet aveu est d’autant
plus paradoxal qu’il critique par ailleurs, avec un accent quasi-nietzschéen les
pratiques de ce genre :
" D'une façon générale, je
n'ai pas acquis l'impression que l'abstinence sexuelle aide à former des hommes
d'action énergiques, des penseurs originaux, des libérateurs ou des
réformateurs avisés ; elle forme plus fréquemment des honnêtes gens faibles qui
disparaissent plus tard dans la grande masse de ceux qui suivent à contrecœur
les impulsions données par les individus forts[32]."
La pratique des moines
de toutes religions assoit la possibilité
exceptionnelle d’une décharge non sexuelle de l’énergie sexuelle[33].
Contrairement à ce qu’on attendrait de Freud, il abonde, discrètement, en ce
sens : « l'altruisme[34], le contraire de
l'égoïsme, est exempt de libido d'objet ».
La nécessité d’une
désexualisation pour développer la sublimation dépend aussi des forces en
présence ; Freud insiste par exemple sur l’obstacle que représente
« l’ardeur juvénile[35] », autrement
dit, l’intensité pulsionnelle liée à la
physiologie et aux sollicitations externes.
|
La gestation de la
sublimation, selon Freud, nécessite une confirmation culturelle. Mais lorsque
la sublimation est en place, reste à savoir quand, comment, sur quelles
pulsions, par rapport à quels objets elle sera mise en œuvre.
Il s’agit de pulsions
partielles, il s’agit d’arts déterminés, même s’ils peuvent se diversifier au
point d’englober la totalité des aspirations humaines[36] ! : les
pulsions anales et scopiques pourront être déviés vers la peinture et la
sculpture ; les pulsions invocantes ou épistémiques vers la musique, la
littérature, la philosophie, la science, etc.
Grâce à la
sublimation, la pulsion est biaisée vers un nouveau but non sexuel, ses objets
sont valorisables et potentiellement approuvés par le surmoi ou le groupe
social, même si cette sanction est bien souvent décalée, tardive, voire
post-mortem. De fait, comme l’explique Freud : "nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une
chose par une autre ; ce qui paraît être un renoncement est en réalité un
succédané[37]."
Le groupe social fait
de la personne un héros ou un grand créateur ; lorsque manque par trop[38] cette confirmation
(suivant la classe sociale ou les capacités de l’individu), la frustration fera
de lui un délinquant ou un aliéné[39].
Mais l’aura sociale ne
peut être considérée comme définitive ! Qu’on se souvienne du violoniste
Joshua Bell, un virtuose internationalement vanté. L’espace d’un matin, il se
fit musicien de rue ; il récolta en
tout et pour tout 32 $ d’oboles pour avoir joué les plus belles et les plus
difficiles partitions du répertoire !
La société varie, bien
fol est qui s’y fie ! On donnera demain à des monuments prestigieux, le
nom honni du « terroriste » d’aujourd’hui. On voit aussi
l’inverse : tel best-seller à la mode deviendra une œuvre « mineure » dans l’histoire littéraire qu’apprendront nos
enfants. Ainsi la sublimation, tout comme la perversion, implique un jugement de valeur. Ces deux
notions se réfèrent au moins implicitement à une axiologie.
Atteindre la satiété de
petites pulsions ?
Fi ! Ce n’est pas ce que nous
voulons !
Certes,
la sublimation comporte un appel aux pulsions de mort pour maîtriser la libido.
Avec le danger d’être nous-mêmes objet de ces pulsions. A force d’alimenter le
ciel, Moloch[40]
pourrait y prendre goût et dévorer de son feu tout le reste. C’est ce qui
a fait dire à Paul Valéry que les civilisations sont mortelles[41] !
Elles le sont peut-être d’autant plus qu’elles sont éblouissantes.
Pour
venir de l’instinct sexuel et l’abandonner, la sublimation s’appuie, disions
nous, sur le narcissisme. On le retrouve au sommet, collectivisé, prêt à s’auto
dévorer en conflits inhumains partout distribués pour de si bonnes raisons.
Face
au vide béant du tombeau, aux cendres fumantes funéraires, à l’adieu sans
retour de la communauté qui l’a vu naître, créer, disparaître puis se taire,
l’artiste sublime. Mais comment sublime-t-il sa propre mort ? Au delà du
vide, que laisse-t-il ? Des traces qu’il espère éternelles : ses
écrits et ses œuvres.
Et
comme ses frères moins prisés, une descendance, aussi souvent que possible.
Ainsi, la première des pulsions, se sublime en restant – belle exception -
conforme à son but, l’éternel retour de la vie.
Cornelius
Castoriadis[42]
(1975) définit une « imagination radicale », c’est à dire asociale,
sauvage, ignorant l’autre, qui pour rejoindre la sublimation doit être encadrée
afin de contrôler la violence archaïque
et les fantasmes de grandeur, intolérants
à toute insatisfaction, induisant la haine de tout ce qui est
« autre ».
Nous
le savons presque tous les jours, un individu, jeune de préférence, peut se
faire tuer « pour la gloire », par investissement de l’estime de
soi sur une valeur symbolique reconnue par son groupe ou sa collectivité,
en tout cas conforme à son idéal du moi. Ce n’est peut-être que réponse sublimée
aux lacunes béantes de notre monde global. Les moines vietnamiens se donnaient
au feu, les martyres d’aujourd’hui se font exploser : les civilisations sauront-elles écouter
[43]
?
[1] Sigmund Freud, La vie sexuelle, PUF, Paris, 1973
[2] La segmentation de l’œuf en zones plus ou moins différenciées concerne toutes les parties du corps (par ex. les vertèbres, les nerfs, etc). Ces zones sont appelées des métamères.
[3] De l’assyrien « edinu » qui a donné dans les langues sémitiques « ‘adn », « qui dure longtemps »... (Mohammad Ali Amir-Moezzi, Dictionnaire du Coran, Laffont, 2007, ISBN 978-2-221-09956-8.
[4] Etymologiquement il est une acception inflationniste du parvis d’un jardin jouissif mais fermé et par là inaccessible. Cet enfermement est protecteur mais ne serait-il pas contraignant ?
[5] Le phallus est le signifiant de l'objet perdu, de l’union totale avec le corps de la mère. C’est ce manque à petre fondamental qui suscitera la construction du niveau œdipien pour aboutir à l’efflorescence créative (M. Balint)
[6] Aristophane dans le Banquet.
[7] Sa nature phallique a été soulignée par Alfred Tomatis (Libération d’Œdipe, ESF, 1973)
[8] Il s’exprime maladroitement dans la
demande qui « évoque le manque à être sous les trois figures du rien qui
fait le fond de la demande d’amour, de la haine qui va à nier l’être de l’autre
et de l’indicible de ce qui s’ignore dans la requête » (in Jacques Lacan,
Ecrits, p. 275).
[9] Trop le laver serait en atténuer la familiarité rassurante, l’odeur, la présence en lui de la maman.
[10] L’objet transitionnel est une expression proposée en 1951 par Winnicott pour désigner un objet matériel (jouet, animal en peluche ou morceau de tissu) représentant pour l’enfant un lien essentiel avec sa mère quand elle s’éloigne temporairement. L’enfant se montre très attaché à cet objet et refuse de le perdre. L’espace transitionnel assure un lien avec l’aire culturelle, les possibilités de changement et de création
[11] Jacques Lacan
[12] Cybèle (Κυβέλη / Kybélê) personnifie la nature sauvage.
[13] Mt. 19, 12.
[14] stigmates chrétiens
[15] L’acédia d’Evagre le Pontique d’Origène ou de Cassien, correspond au péché capital de tristesse ou de paresse.
[16] On tend à l’aphanisis, cette perte de tout désir, plus redoutée encore que la castration.
[17] Freud, Au‑delà du principe de plaisir, 1920
[18] Freud
[19] La « petite mort »
[20] Tout comme et plus que l’Armée qui lui est affectée ( la Grande Muette) ! Le mutisme est dans le rêve une présentation usuelle de la mort (Freud, Œuvres complètes XII, PUF, p.57).
[22] L’entropie de Carnot-Clausius ne rencontre qu’une bien faible contre-partie dans une néguentropie mal documentée.
[23] La lettre ε (epsilo, « e simple ») est utilisée en mathématiques pour désigner des valeurs aussi proches de zéro qu’il est concevable (Cf. Leibniz).
[24] W. F. Hilton (dans les années 40).
[25] S. Freud, « L’inquiétante étrangeté et autres essais », Gallimard, 1990 et aussi « Essais de psychanalyse », PBP, 1981
[26] vers l’âge de 6-8 ans.
[27] S. Freud, « Trois Essais sur la Théorie de la sexualité », Gallimard, 1963
[28]
S. Freud, « Le Moi et le ça », in
Œuvres complètes, PUF, XVI
[29] S. Freud, Cinq Psychanalyses, trad Marie Bonaparte et Rudolph Loewenstein, PUF, 1981 ISBN 2 13 037107 8 [1911] p. 306.
[30] Bernard Auriol, L'image préalable, l'expression impressive et l'autoportrait, Psychologie Médicale, 1987, 19, 9 ; 1543-1547. Disponible en ligne :http:/auriol.free.fr/psychanalyse/autoport.htm .
[31] Dans « Le Moi et le ça », in Œuvres complètes, PUF, XVI.
[32] S. Freud, La Vie sexuelle, PUF.
[33] Cette décharge pouvant prendre la forme d’expériences psychiques « éblouissantes », de réalisations socioreligieuses fondatrices, caritatives ou fanatiques.
[34] « sauf dans l’état amoureux » précise-t-il ; Cf. Introduction à la psychanalyse, traduction S. Jankélévitch, PBP, Payot, 1992, ‑ p. 394.
[35]
"les
pulsions sexuelles peuvent aisément changer d'objets, et avoir des buts non
sexuels (sublimation)". Cf. S. Freud, Métapsychologie, Gallimard, 1991 et in Œuvres Complètes PUF, XIII, 1988. Et aussi : " objet et but sont échangés, si bien que la pulsion
originellement sexuelle trouve désormais sa satisfaction dans une opération qui
n'est plus sexuelle, qui est socialement ou éthiquement évaluée plus haut."
Œuvres Complètes PUF, XVI, 1991. Voir
S. Freud, « La Vie Sexuelle »,
PUF, 1973 et aussi « La Morale sexuelle ‘culturelle’ et la Nervosité
moderne » in Œuvres Complètes, PUF, VIII.
[36] S. Freud, Revue Internationale d’Histoire de la Psychanalyse, 5, PUF 1992.
[37] Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1990.
[38] En fait, la société n'est pas " si riche ni si bien organisée qu'elle puisse dédommager l'individu proportionnellement à l'ampleur de son renoncement pulsionnel." Freud, Œuvres Complètes, PUF, XVII, 1992.
[39] Sigmund Freud, La vie sexuelle, PUF, Paris, 1973
[40] Il s’agissait d’offrir au divin son enfant premier né en le jetant dans le feu.
[41] In "La vie de l’Esprit”, paru en 1919 mais, toujours d’actualité !
[42] Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.