Littré nous avertit de ne pas confondre "bayer" (qui nous a donné le participe passé "bée") "avec bâiller. Comment le définit-il ?
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Tomatis fait observer que la communauté d'innervation des muscles protrusifs de la face et des muscles de l'écoute qui s'activent dans la caisse du tympan, suggère une communauté d'action. Quand nous visons les aigus, nous aurions tendance à porter nos lêvres en avant. Et de porter nos lêvres en avant nous rendrait plus aptes à capter les aigus, les harmoniques d'ordre élevé, le timbre sonore musical ou vocal..
Il s'agit là d'une écoute qui sait ce qu'elle vise, même en toute inconscience du sujet.
Mais qu'en est-il du mélomane subjugué par la diva ou le premier violon, de l'amoureuse qui entend la cour qu'on lui fait, de l'enfant qui n'a besoin pour preuve que le dire de son père ? La bouche-bée est une attitude qui semble inverse : ni protrusion, ni retrait, un abandon ! Nous nous mettons dans les bras du son, nous en acceptons passivement toutes les composantes, nous nous en faisons les dévots !
C'est là une toute autre ouverture, qui ne vise rien car il n'y a rien d'autre à faire qu'à écouter, sans choix ni tri, sans critique ni mesure. L'écoute dévote en voie d'extase amoureuse ou mystique. Là toutes les fréquences sont à prendre, il n'y a rien à jeter, graves, mediums ou aigus, écoute à grande oreille et vision aux yeux dilatés, éblouis.
L'admiration à l'égard d'une musique, d'un chant ou d'un discours peuvent également engendrer une ouverture esqauissée de la bouche et une sensation de douceur au niveau des lêvres : de là peut-être l'expression française "il (elle) boit ses paroles". Ce qui est voisin de la "manducation" des textes sacrées ou de la "parole divine" mais il s'agit seulement de s'ouvrir et non d'y mordre ! Le terme "admiration" a pour étymologie latine mirus, mira, mirum qui a donné miroir, merveille, admirer, miracle, etc. En creusant plus loin, jusqu'à l'étymologie de mirus, on trouve la racine sanskrite "smaya" qui signifie justement une expression du visage bouche entrouverte, à base de joie, d'admiration, d'étonnement vis à vis d'un phénomène extérieur ou l'orgueil narcissique qu'on retrrouvera plus loin en français sous le vocable "bégueule". L'admiration nous rend béats pour mieux capter, en toute passivité les sons qui nous parviennent, elle a aussi pour conséquence de porter notre tête en avant et de dilater nos pupilles pour s'ouvrir davantage au spectacle qui nous passionne; jusqu'à exagérer cette ouverture pupillaire en mydriase pour accueillir plus de lumière qu'il n'en faut : ceci dessine autour de l'objet contemplé une auréole, une mandorle ou une aura. Lorsque ce phénomène est à son comble et dépasse toute limite, l'excès de lumière est tel que nous en sommes éblouïs ! |
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J’ai effectué un screening d’un certain nombre de textes, écrits par des auteurs français ou étrangers, qui ont en commun de comporter l’usage de l’expression « bouche bée ». En utilisant le pool ainsi constitué et grâce à la prise en compte du contexte de ces différentes occurrences, on peut constater que cette expression est utilisée principalement pour mettre en image la réaction du sujet à ce qu’il n’avait absolument pas prévu :
Il s’agit de surprise extrême, d’incompréhension, devant une situation « absurde » ou inacceptable, devant un événement inattendu ou imprévisible, en bref, le sujet est incrédule, désarmé, stupéfait (=> incapable de réagir car aucun schéma comportemental n’est disponible), étonné (=> électrocuté par la foudre) ; plus que d’avoir la machoire tombante et la bouche entre-ouverte (« bée »), la salivation se fait sur un mode parasympathique ; il en a le souffle coupé, les bras ballant, la tête relevée par hyperlordose cervicale, les sourcils en haut, les yeux chavirés, prêt à défaillir. mais aussi une élévation des sourcils, une augmentation de la fente palpébrale et une projection vers l'avant de la tête. Comme si, devant l'inattendu, nous en attendions plus encore. Nous béons aux renseignements, nous nous faisons tout ouïe. Cette attitude éperdue, voisine de la stupeur, nous conduit à rester là, sans résistance à ce qui nous vient, prêts à tout "prendre", avides d'éclaircissements supplémentaires ou de cette répétition qui nous en apprendra plus ou nous fera re-jouir
C’est une forme de réception totalement passive (alors que généralement la perception est une action qui va s’emparer des informations précises utiles à notre désir). Passive parce que l’organisme ne dispose d’aucun repère qui lui enseignerait quelle ressource utiliser ou parce qu’il attend tout d’un autre idéalisé, d’une image quasi-maternelle dont il boira les paroles comme il suçait, lêvres fondantes, le sein de sa mère, qui l'inonde de béatitude. On est peut-être autorisé à remonter jusqu'à la vie intra utérine où se succèdent des états de proto-conscience simplifiés :
Ce qui n’est pas manducation laquelle supposerait quelque activité morcelante et possiblement critique.De sorte qu'il en est baba (ce qui pour un occitan veut dire qu'il en bave de plaisir! ). Les anglais disent "agape" et l'ambiguité qui va d'eros à caritas est des plus heureuses. Dans l'intervalle se place la rêverie qui nous fait "bayer aux corneilles".
Boire les paroles de l'autre, c'est bien de quoi il s'agit comme l'ont compris les grands, Shakespeare ou Proust !
There pleading might you see grave Nestor stand,
As 'twere encouraging the Greeks to fight;
Making such sober action with his hand,
That it beguiled attention, charm'd the sight:
In speech, it seem'd, his beard, all silver white,
Wagg'd up and down, and from his lips did fly
Thin winding breath, which purl'd up to the sky.
About him were a press of gaping faces,
Which seem'd to swallow up his sound advice;
All jointly listening, but with several graces,
As if some mermaid did their ears entice,
Some high, some low, the painter was so nice;
The scalps of many, almost hid behind,
To jump up higher seem'd, to mock the mind.
W. Shakespeare (Lucrece, 1401-1414)
Les toulousains, de qui se range parmi les fans ou les groupies, s'amusent en disant qu'elle ou qu'il "bade" son idole; plus que le badaud dont un spectacle de pacotille suffit à l'arrêter.
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C’est peut-être ce qui explique la parenté de cette attitude avec la niaiserie, la débilité harmonieuse du bégaud, prêt à gober une quelconque billevesée; on observe aussi sa survenue chez certaines enfants autistes ou proches de l’être, tel "le ravi" des crêches provençales. Etat d'étonnement ou d'admiration qui vous fait bégayer, vous ébahit , vous laisse interloqué, interdit, stupéfait, effaré, ahuri !
L’événement peut être horrible, mettre au jour une intense culpabilité, susciter la rage ou être violemment décevant, mais les sentiments en jeux sont plus souvent très positifs : intérêt intense, admiration sans borne, attention passionnée, écoute amoureuse, présence gratifiante à l’excès.
La grenouille Gardiner n'a pas d'oreille moyenne, elle n'a pas de tympan ni d'osselets, et cependant ce tout petit batracien est capable cd'entendre, moins que d'autres espèces, il est vrai ! Comment ? Grâce aux résonances de sa bouche ouverte, qui permettent de vibrer à une fine membrane de collagène, à la frontière de la cavité buccale et de l'organe sensoriel auditif ("cochléaire" ?) Renaud Boistel et al., PNAS du 2 sept 2013 |
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La bouche bée s'ouvre sur une aspiration, un désir, du sublime peut-être, de l'inouï, parfois du magique ou du divin. Il faut certainement distinguer "aspirer" de "inspirer" => Inspirer correspond très généralement à la prise d'air part le nez (inhalation), aspirer qui signifiait "souffler sur" "tendre sa respiration vers" a vu son sens se retourner pour désigner, dès le XII° siècle, une absorption d'air ou de liquide. Dès lors, la prise d'air se met à évoquer le fait de boire par aspiration, de boire à la source; ce qui renforce très fortement la signification "désirante" du terme, d'attendre que le sein vienne de lui-même à la bouche !
Quant à la bégueule, d'après Littré, il s'agit d'une "femme prude et dédaigneuse d'une façon mal plaisante. Faire la bégueule, affecter ridiculement la vertu et la modestie". C'est un antipode du désir qui laisse deviner quelque refoulement !
Le mot est fort semblable à bouche-bée, sauf qu'à changer la bouche pour la gueule nous fait aller de l'admiration d'autrui à l'admiration de soi et au mépris d'autrui, de la béatitude à la jouissance hautaine de qui méprise le charme du prince, de cendrillon à ses soeurs. Jusqu'à "bégueularder" et laisser le misérable périr, sur le seuil, la gueule ouverte...
L'attitude bégueule n'est pas très éloignée de ces lêvres pincées, de ces bouches sévèrement plissées en cul de poule qui opposent à l'admiration béate et débile la critique acerbe qui ne s'en laisse pas conter !
Il est possible, sans qu'on puisse en faire une généralité, que la difficulté à maintenir ouverte la bouche, notamment dans l'interaction qu'impliquent les soins dentaires, prenne parfois son origine dans des abus sexuels vécus dans la première enfance (comme certains sujets en analyse m'en ont fait la confidence).
Il y a plus complexe : le mariage inattendu du souffle puissant et de la fermeture de bouche et des fosses nasales, comme le pratiquait Louis Armstrong rejoignant les angelots joufflus embouchant leur trompette.
Notre maître à ce sujet (Olivier Walusinski) a bien saisi combien diffère de la "bouche bée", cet ensemble archaïque et très construit, cet enchaînement réglé comme du papier à musique, qu'est le baillement. Il est fait de tensions optimales, d'étirements coordonnés et de détente presque insolente; Walusinski l'a tellement bien saisi qu'il ne tente même pas un rapprochement et n'y fait aucune allusion; alors que les anglophones pourraient, poussés par leur langue ("agape"), succomber à la confusion.
Si on explore la Banque Informatique sur l'Action des Médicaments (BIAM), à la recherche de l'effet "baillement", on ne trouve bizarrement qu'une seule substance, à savoir : la lidocaïne et ses dérivés. Ce produit sert souvent utilisé comme anesthésique local ou loco-régional. Sa seule indication par voie générale concerne la cardiologie (fibrillation ventriculaire). Mais on note aussi qu'il peut être actif sur la migraine. Il existe cependant d'autres produits générateurs de baillement, notamment le pirebedil (trivastal, généralement prescrit pour renforcer le traitement de la maladie de Parkinson) ainsi que la scopolamine (scopoderm).
De fait, le baillement est une action d'étirement, de "stretching", d'élongation active, alors que le fait d'être "bouche-bée" consiste en un abandon localisé de tensions; c'est une relaxation limitée à la machoire ou plus étendue (membres, phénomène de cataplexie).
Le baillement soulage certaines tensions et tend à diminuer l'angoisse, en particulier celle qui se manifeste par une sensation d'oppression respiratoire. Ce type d'angoisse peut aller jusqu'à produire des tentatives infructueuses de baillement avec nausées, voire vomissement. La difficulté de bailler peut avoir des racines psychodynamiques, plus ou moins inconscientes ou prendre son origine dans une expérience passée de baillements excessifs ayant entraîné un décrochement de la machoire ("bailler à s'en décrocher la machoire") ...
Le sujet a l'impression de ne pouvoir remplir d'air ses poumons. Quand il y parvient, il s'en trouve - au moins temporairement - bien soulagé ! Pour provoquer un baillement salutaire, certaines personnes imaginent simplement qu'elles baillent et cela suffit aà en déclancher le mécanisme. D'autres font appel à des mouvements ou concentrations particuliers. Par exemple, une patient nous a expliqué qu'elle mettait simplement son menton en arrière.
Rappelons que les sons hyper-aigüs et surtout la répétition avec filtrage passe-haut de phonèmes sifflants que le sujet doit répéter, font bailler la plupart des personnes qui s'adonnent à la cure de type Tomatis.
La cataplexie se définit comme une dissolution brutale du tonus de posture avec inhibition (plus ou moins complète) de la motilité volontaire .Tous les muscles se relâchent, impossible de parler, les joues deviennent "flasques", les jambes ne nous soutiennent plus, ce qu'on tenait à la main tombe. Il est important de souligner qu'aucune perte de conscience n'accompagne les accès de Cataplexie : la personne entend ce qui se dit ou se fait aux alentours.
La cataplexie peut, chez certains sujets prédisposés, être à l'origine de chutes brusques, en l'absence de tout trouble de la conscience. Elle survient en plein éveil et dure de quelques secondes à quelques minutes; elle peut être déclenchée par un facteur émotionnel, notamment la surprise, la colère ou le rire. Elle alterne parfois avec des accès narcoleptiques. On voit la continuité de ce phénomène avec celui, plus banal, de la "bouche-bée" dont il pourrait être un extremum. Ceci justifie par ailleurs la parenté physiologique suggérée par l'étymologie sanskrite du mot "admiration" qui rapproche l'ouverture de la bouche résultant de la surprise ou de l'étonnement et le sourire.
Ce symptome peut être occasionnel et toucher tout un chacun à l'occasion d'une émotion particulière, dans un contexte physiologique particulier. Lorsqu'il se renouvelle, on est probablement dans le cadre d'une maladie génétique la "narcolepsie-cataplexie" qui nécessite une prise en charhe médicale sagace.
La cataplexie peut alors être accompagnée d'autres phénomènes étranges tels que hallucinations hypnagogiques ou paralysie du sommeil.
Cependant l'étude de J. Allan Cheyne, et collaborateurs, montre que " un quart des personnes ayant de la paralysie du sommeil n'ont rapporté aucune hallucination complémentaire". C'est dire que les trois phénomènes, s'ils peuvent être associés, ne le sont pas systématiquement !
Bérubé L., Terminologie de neuropsychologie et de neurologie du comportement, Éditions de la Chenelière (1991, p. 87)
Bloch O. et von Wartburg W., Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, 1975
Corbière E., Contes de bord, Lecomte et Pougin éd., Paris, 1833. p.66.,
Duchesne A.et Leguay T., L'obsolète, Larousse, 1988, p.48.
Ernout A., Meillet A., André J., Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1985
Lacan J. , Encore, Seuil, 1975, première de couverture.
Larousse M.P. , Jardin des racines latines, Boyer éd., Paris, 1875.
Littré E., Dictionnaire de la langue française (1872-1876)
Stchoupak N., Nitti L., Renou L., Dictionnaire sanskrit-français, Maisonneuve, ¨Paris, 1980.
Les liens ci-dessous donnent accès aux extraits de textes littéraires utilisés pour notre évaluation de l'expression "bouche-bée" :
Auteur |
Ouvrage |
Milton, |
Paradise Lost |