La centration décentration

(Chapitre V de "Yoga et Psychothérapie" du Dr Bernard Auriol)

 

Les moines de l'Inde savent bien que si l'on se détournait de prévoir et de se souvenir,
les douleurs, même organiques, se réduiraient à ce point du présent qui sans cesse périt.

ALAIN

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Patanjali décrit trois types de concentration, conditionnés par le désinvestissement, même au niveau physiologique, des stimuli du monde environnant ('pratyhara')1

1. Dharana : c'est la fixation de la pensée en un seul point (que ce soit un point du corps, une notion, une image, un son, etc.).

Dhyana courant unifié de la pensée, continuum mental excluant toute tension, pour assimiler l'objet de la méditation, libre de tout autre effort d'assimiler d'autres objets. A aucun moment le continuum mental ne cherche à se préciser, s'enrichir d'associations, d'analogies, de symboles, etc. Cet état peut cependant être interrompu par des stimuli externes d'intensité suffisante.

3. Samadhi : l'unification totale dans le Soi, appelée " enstase " par M. Eliade, état transcendantal (Maharishi Mahesh Yogi), " quatrième état de conscience "(neurophysiologistes). Il y aurait, à ce niveau, coïncidence réelle entre la conscience et son objet. Le Samadhi n'est pas un concept univoque il existe plusieurs sortes de Samadhi, plusieurs degrés de " transcendance ". Le couronnement de ces états " en voie de Samadhi "correspondant à un abandon de toute perception, même celle des " réalités subtiles ", permettrait d'expérimenter le bonheur de " l'éternelle luminosité et autoconscience ". Il paraît possible de voir en ces états une certaine analogie avec le stade des " images mystiques " dans le Rêve Eveillé de Desoille. Ce dernier écrit " Avec certains sujets prédisposés, ou si l'on poursuit l'expérience assez longtemps, les images de ceux-ci se simplifient jusqu'à n'être plus que des représentations de lumière. D'abord dorée, celle-ci devient d'un blanc mat et, plus tard, donne une impression brillante et transparente comme un cristal très éclairé. Si les formes sont absentes de ces représentations, celles-ci sont parfois très riches quant aux sentiments vécus : impression profonde de paix et de sérénité, disposition à une extrême bienveillance, etc.

Ces représentations sont aussi accompagnées parfois d'un "sentiment de présence " bien connu de ceux qui ont étudié la psychologie des mystiques "2. Il ne s'agit pas d'un " ravissement hors de soi " mais plutôt d'une stabilisation de l'activité imaginaire et affective à niveau " universel ", "cosmique " ou " océanique ".

En yogathérapie, il ne s'agit pas de proposer des expériences hors du commun, extraordinaires, mais, avant tout, de permettre au client de retrouver un certain confort dans ses relations avec lui-même, le monde et les autres...

Cependant, la réalisation du Samadhi étant un des objectifs du Yoga, ce projet colore d'une certaine façon les degrés préparatoires eux-mêmes; ces degrés sont les seuls que nous ayons l'ambition de proposer sans ôter leur orientation de principe3. Il y a entre la yogathérapie et le Yoga la même analogie et la même continuité qu'entre le tir à l'arc et le Zen4.

La vigilance sans contention est essentielle à la réalisation du moindre des exercices de Yoga. A l'occasion de chacun d'eux nous demandons aux participants de se centrer sur un aspect précis : respiration, partie du corps, etc. En effet l'attention est d'autant plus efficiente que le champ de la conscience est restreint. Elle devient alors, bien entendu inefficiente pour ce qui est en dehors de ce champ de conscience. La condition d'une attention très focalisée est la sécurité par rapport à toutes les éventualités pouvant survenir dans les autres secteurs négligés de l'environnement. Ainsi, lorsque l'hypnotiseur a acquis la confiance de l'hypnotisé, peut-il réduire dans des proportions étonnantes le champ de conscience de ce dernier, au point de le rendre insensible à certains stimuli, même douloureux.

Cette " centration " par rapport à un champ restreint entraîne, lorsqu'elle est correctement réalisée (et il n'est pas indispensable d'un hypnotiseur pour cela, ni d'un guru, ni d'un psychothérapeute quelconque; chacun peut s'y exercer seul avec succès), une décentration psychophysiologique amenant le sujet à négliger les pensées, images, ou sensations constituant sa vie consciente habituelle, remplissant perpétuellement le champ de sa conscience, dispersant sa " force " psychologique et abaissant l'intégration unitaire de cette force, son niveau de tension (au sens de Janet) ~.

I. La Centration

Il ne s'agit pas d'un effort tendu " très volontaire ", mais d'une patience, d'un projet de fond, qui consiste à, sans cesse, ramener dans le champ de la conscience ce sur quoi on veut se centrer. C'est une focalisation délibérée, sans cesse à renouveler, toujours remise en question par la tendance spontanée à la dispersion. Il s'agit d'échapper pour un temps et à l'action " en prise "sur l'extériorité, et à la réflexion dialectique, et à la rêverie des moments vides ~ La concentration de la conscience sur un objet est un phénomène habituellement fluctuant, comme l'a fait observer l'otologiste allemand Urbantschisch. En écoutant le tic-tac d'une montre, on s'aperçoit qu'à des intervalles assez réguliers, le bruit s'efface, puis reparaît. Ce phénomène est très général et à pu être démontré pour toutes sortes de figures, de sons, etc. Patrizi a même pu, grâce à une ingénieuse méthode graphique, inscrire sur un cylindre enregistreur ces fluctuations de l'attention : de l'examen de ces " prosexigrammes ", il ressort que la vitesse des oscillations varie avec chaque individu. Il n'est pas surprenant, dès lors, qu'on puisse modifier par l'exercice la durée de centration sur mi objet perceptif donné. C'est ce que propose le Yoga, lorsqu'il veut obtenir une fixation ferme et continue en un seul point pendant de très longues périodes (ekagrata).

Cette centration, ou cette patiente 'reprise en centration', n'est pas sans conséquence sur la réalisation elle-même des exercices. Lorsqu'une cause importante de distraction survient (opérateur photographe, nouveaux participants, etc.), on constate que les exercices n'ont pas le même fini, ne donnent pas l'impression d'un harmonieux déroulement quasi-végétal comme d'ordinaire.

Dans d'autres activités que le Yoga, la psychologie expérimentale a montré combien le phénomène d' " attention " avait de conséquences; " les mouvements sont plus rapides, et le nombre de frappes que l'on peut réaliser à la seconde avec un crayon (ou le nombre de notes qu'on peut jouer au piano) augmente avec l'effort dirigé vers cette tâche. Les contractions peuvent devenir plus intenses, et la compression d'un ressort (dynamomètre) s'accroît aussi avec l'effort concentré sur cet acte. Les mouvements sont plus précis ,et si l'on doit tracer un trait d'une longueur déterminée, on réussit avec d'autant plus d'exactitude qu'on se sera préoccupé plus exclusivement de cette tâche et que, par intérêt immédiat ou par suite d'un effort en relation avec un intérêt secondaire, le niveau d'activité se sera élevé davantage "6.

L'attention en général s'accompagne, dans son exercice habituel, de tensions musculaires propres aux secteurs qui la mobilisent; le Training autogène, le Yoga, l'eutonie, etc. nous enseignent un exercice de l'attention qui se caractérise par la détente de tous les groupes musculaires non mobilisés nécessairement par l'action entreprise.

On a observé que l'attention s'accompagnait :

d'un ralentissement du rythme de la respiration pouvant aller jusqu'à l'apnée,

d'une vasodilatation céphalique corrélative d'une vasoconstriction des membres6.

Le Yoga et le Training autogène nous apprennent qu'il n'en va pas nécessairement ainsi, et que si le ralentissement respiratoire conditionne une attention soutenue, la vasodilatation peut ne pas affecter l'extrémité céphalique, mais au contraire se produire au niveau des zones cutanées, situées en regard de zones musculaires relaxées.

II. LA DECENTRATION

Comme la psychologie classique l'a mis en évidence, l'attention n'est pas seulement un phénomène de centration, elle est aussi abandon d'un certain champ potentiel d'attention.

La décentration de la séance Yoga ne doit pas, à la lumière de ce qu'on vient de lire, être conçue comme une pure vacuité de la conscience il s'agit, au moins dans le genre de Yoga que nous préconisons, d'une orientation nouvelle, d'une réorientation; l'attention ne se laisse plus mobiliser par les objets extérieurs comme ils viennent, et se dégage en même temps des préoccupations actuelles issues de la vie inconsciente et traduction illisible de conflits sous-jacents. Il se passe au niveau 'psychique' ce qui a lieu au niveau 'physiologique' lorsque l'on substitue à une distribution spontanée quelconque du tonus musculaire, un pattern de contractions, reposant, pour ainsi dire, sur la relaxation poussée de tous les muscles qui ne sont pas directement mis en jeu par ce pattern (posture ou asana).

Ces exercices de centration-décentration, dans la mesure où ils sont constamment répétés au cours de nombreuses séances tendent à favoriser une attitude 'objective' si on veut bien admettre avec Fraisse et Piaget que toute connaissance (représentative comme perceptive) est déformante en ses débuts, à cause de centrations de nature diverse, et que seules des décentrations conduisent à l'objectivité. En ce cas, il serait vain de séparer l'étude des déformations ou illusions de celles des estimations perceptives normales ". " On pourrait penser qu'existent, d'un côté, les mécanismes de la perception en elle-même et d'un autre côté, ceux de ses déformations ou "illusions" "7. Il n'en est rien comme nombre d'expériences permettent de le prouver. Dès lors s'évanouit la distinction absolue que chacun est tenté de faire entre hallucination, erreur perceptive et perception 'objective'. Vittoz préconise des exercices de concentration surtout dans la cure des " idées obsédantes ", mais il ne paraît pas opportun d'en limiter l'indication aux phénomènes névrotiques. En effet les écrits de Fraisse et Piaget font allusion à la perception banale, 'normale', telle qu'elle est trompée dans les illusions perceptives classiques; c'est en approfondissant ce problème qu'ils sont amenés à lier " centration-spontanée " et 'subjectivité'. Nous faisons des 'erreurs perceptives' parce que nos schèmes socioculturels ou personnels nous amènent à considérer plutôt certaines 'formes '8 que d'autres, certains éléments auxquels nous accordons privilège dans un ensemble reçu.

L'expérience et la convention nous ont tellement habitués à croire nos sens que c'est une révélation de découvrir combien nous pouvons être facilement trompés9.

La faculté de se décentrer, par rapport aux centrations spontanées impliquées par les structures héréditaires du système nerveux, les structures acquises avec la culture générale de notre époque, les structures propres à notre expérience personnelle, les structures privilégiées en fonction du contexte de temps-lieu-personnes, cette faculté est gage de plus d' 'objectivité'.

La possibilité de se décentrer est un gage de créativité. Le fait d'exercer sa propre créativité étant d'ailleurs une certaine manière de décentration sortir des sentiers battus. L'incapacité de se décentrer peut nous rendre victime de notre subjectivité qui va nous amener à nous détourner de la signification des faits et les colorera de nos centrations abusives jusqu'à fabriquer " de novo " des objets perceptifs hallucination. Perceptions " sans objet " sinon sans raison objective d'être...

Prendre conscience du caractère étroitement centré de nos perceptions est déjà, en soi, thérapeutique10. Korzybski, plutôt que de centration étroite emploie le terme d'abstraction, en ce sens que notre regard ne retient de ce qu'il regarde qu'une infime partie cette partie, abstraite du réel, est alors, et tout à fait inconsciemment, prise pour le tout. L'acquisition de cette conscience d'abstraire est pour lui une des clés essentielles de la santé individuelle et collective. Pour favoriser cette conscience d'abstraire il propose des exercices perceptifs dans les domaines sonore, visuel, kinesthésique, gustatif, olfactif et manipule les relations verbales et non-verbales afin de toujours mieux permettre l'humilité par rapport au caractère soi-disant objectif de notre vision des êtres, des choses et de soi. Dans le même esprit, nous essayons de permettre à nos patients la prise de conscience d'abstraire, par rapport à leur environnement et à leur propre vécu corporel, par rapport aux interactions entre les membres du groupe, notamment au niveau non-verbal et sans utiliser d'interprétation explicitée de ce qui se passe.

Bien sûr la séance de yogathérapie ne permet qu'une décentration très provisoire, peut-être superficielle et qui, sans doute, n'implique que fort peu l'ensemble de la personnalité au niveau le plus profond (quoique à bien y regarder aussi bien dans l'optique indienne que dans celle de Reich, il s'agit peut-être d'une implication dépassant toutes celles que permet le mot); de toute façon les séances sont les jalons d'un entraînement progressif et il n'est pas question de séparer la yogathérapie de l'institution de soin où elle se déroule, et de tout ce qui s'y passe interventions psychothérapiques de toute nature, évolution des conditions de vie, travail auprès de la famille, etc., etc. Il s'agit, dans l'idéal, d'une véritable rééducation - ou éducation - à la prise de distance par rapport au vécu propre immédiat et conditionné.

Dans l'idéal, précisons-nous, car, en vérité, toutes les institutions que nous connaissons de près semblent viser à l'inverse. Elles jouent " la bonne à l'envers " et plutôt que d'entraîner leurs clients à une vue radicalement neuve, et par là salutaire, elles tâchent de fixer (avec plus ou moins de brutale subtilité) mieux encore les carcans insupportables desquels se nourrissent le délire, les hallucinations, l'angoisse, la folie. (Le film Vol au-dessus d'un nid de coucous est suggestif à cet égard).

Le phénomène de centration-décentration qui a toujours été reconnu et souvent prescrit (ergothérapie, cures thermales, changement de milieu, isolement, cures de sommeil, etc.) est, dans notre optique, utilisé en toute connaissance de cause comme un 'pare-excitations' à l'égard, certes, des stimuli venant de l'extériorité du sujet (cf. le Silence, plus haut) mais aussi de son intériorité. Le sujet est à ce qu'il est, à ce qu'il vit, ici-maintenant-organismiquement dans l'abandon de toute reviviscence du passé et de ses traces représentables, dans l'abandon de tout projet pratique autre que celui de vivre présentement telle ou telle partie de son vécu corporel actuel, dans un exercice précis donné.

Ce phénomène permet au sujet de réaliser une expérience " autoplastique " consciemment voulue et maîtrisée, dans laquelle son propre corps devient le champ unique de son expérience (puisqu'aussi bien le " mot " est totalement banni dans l'idéal). Cette expérience est de type extrêmement régressif, puisqu'elle rejoint un stade de la genèse où l'imagerie visuelle n'existait pas. Elle est au sommeil profond (sans rêve), ce que la " fantaisie " diurne est au rêve nocturne... Son caractère régressif ne l'est que d'un certain point de vue, de celui, où se nourrir avec plaisir est une 'régression' orale.

Dans une technique comme le Rêve Eveillé Dirigé, le Dr H. Chambron s'inspire parfois, avec bonheur, de nos remarques sur la 'centration-décentration'. Un de ses clients, après quelques séances, était tellement pris par son imagerie mentale qu'il devenait impossible au thérapeute d'intervenir; en d'autres termes, l'état de Rêve Eveillé Dirigé amenait parfois le patient dans la situation du rêveur sous psycho-dysleptique qui ne peut modifier ni ralentir ou interrompre ses hallucinations et ses fantasmes11.

En de telles circonstances on se voit généralement contraint d'abandonner la technique, considérée dès lors comme impraticable. Le Dr Chambron proposa, dans de tels cas, au sujet de prendre conscience de sa respiration et refit cette suggestion chaque fois que l'imagerie prenait une totale emprise; il lui demandait de " revenir à sa respiration ". Ce fut chaque fois suffisant pour recréer une distance du rêveur à son rêve sans rompre ce dernier.

Il ne s'agit pas de proposer la centration-décentration comme méthode universelle permettant de traiter, par exemple, des hallucinations, au moment même où elles se produisent (quoique ce soit un fait de constatation quotidienne que l'halluciné captivé par le concret, pendant qu'il est attentif, n'est plus halluciné). Cela ne dispense pas, si on le juge utile ou nécessaire, de prescrire simultanément une chimiothérapie adaptée, ni de proposer diverses formes de psychothérapie (verbales). Vittoz n'a pas proposé autre chose! On sait tout le bénéfice qu'ont obtenu certains malades de La Verrière par cette méthode, simple et pratique12.

Ses meilleures indications seraient la psychasthénie, les états anxieux et les épisodes dépressifs; elle est également bienfaisante dans la schizoïdie, seules les psychoses sont peu améliorées.

Ces auteurs ne disposaient d'aucun adjuvant qui aurait permis aux psychotiques de bénéficier de ces techniques. L'utilisation modérée de la chimiothérapie, ou mieux, la mise en jeu du système inconscient des relations familiales pratiquée simultanément, donnent aux techniques de centration-décentration un impact extrêmement positif chez des personnes considérées autrefois comme vouées à la démence.

L'observation de M. M.S. est intéressante, dans ce sens qu'elle montre la possibilité, pour un sujet actuellement halluciné, de prendre de la distance et de se centrer sur le 'réel' :

Cet homme de 45 ans est étiqueté " schizophrène paranoïde ". Il est hospitalisé à l'âge de 24 ans, alors qu'il fait des études de droit. On note, en début de cure des troubles du comportement, des hallucinations de l'odorat, de la vue, du sens musculaire et un syndrome d'influence. Il déclare, à ce moment-là : " chez moi je ne sortais plus du tout, je passais mon temps à écrire n'importe quoi. Je deviens de plus en plus timide, j'ai peur de ce que les gens disent ou pourraient dire de moi ".

Après un mois de Yoga, les symptômes se sont beaucoup atténués; en particulier il éprouve moins d'angoisse, se trouve plus détendu. Le contact avec autrui reste pauvre, habituellement. Par contre, il s'exprime beaucoup pendant la période de verbalisation en groupe qui suit chaque séance.

Au bout de trois mois d'hospitalisation, un essai de sortie se solde par un demi-succès : il rechutera quatre mois après sa sortie. Pendant les séances, on le sent très attentif avec, pour conséquence, une disparition transitoire des hallucinations

Il me faut du courage pour venir, dit-il, mais quand je viens, Je n'entends pas mes voix ".

On voit dans cette observation, les hallucinations disparaître pendant la séance; l'observation suivante montre qu'à la longue, la centration-décentration permet au sujet d'abandonner définitivement ses hallucinations, c'est-à-dire les attitudes mentales hyper-centrées délirogènes ou hallucinogènes

Monsieur C.O. est un jeune homme de 21 ans, étiqueté " schizophrène ". Il se présente comme un sujet autistique, athymormique, asthénique. Son aspect est celui d'un catatonique : hypertonie permanente du visage, des muscles péri-rachidiens, des membres supérieurs. Sa dystonie posturale entraîne une attitude dissymétrique permanente avec abaissement de l'épaule gauche et déformation scoliotique fonctionnelle du rachis.

La chimiothérapie poursuivie déjà durant quatre mois n'est pas modifiée; on y associe simplement des massages de la nuque et le Yoga.

On voit disparaître progressivement les troubles du tonus statique tandis que persiste une certaine raideur dans la démarche. Il parvient à bien relâcher ses muscles pendant les séquences prévues à cet effet au cours de Yoga. Sa mimique n'a plus le caractère " pathétique " qu'elle avait au début de la cure.

Au bout de cinq mois de pratique, sa poignée de main chaleureuse, son contact avec autrui, son activité pragmatique et la disparition de ses hallucinations maintenant critiquées (" je ne vois plus de chimères "), permettent une sortie définitive.

L'obtention d'une centration-décentration de haut niveau nécessite une maîtrise du phénomène par le sujet qui en est le siège. S'il n'en va pas ainsi, on peut voir apparaître tous les inconvénients de la " déprivation sensorielle et assister, en particulier, à la reviviscence d'hallucinations complexes liées à la problématique du patient et entraînant une accentuation, au moins provisoire de la symptomatologie. Lorsqu'une telle éventualité s'est produite, nous avons été contraints, pour des raisons " institutionnelles ", de demander à la personne d'interrompre le Yoga!... C'est - mais nous n'en avons pas de preuve - probablement regrettable. On sait par exemple (au point de vue chimiothérapique) qu'une thérapeutique remarquablement active sur les personnalités hallucinées et délirantes comme le propranolol ou le pindolol, peut transitoirement donner lieu à une recrudescence des troubles et même à des néo-symptômes psychotiques chez des sujets apparemment sains13. La pratique psychanalytique montre également que les symptômes ne sont pas la maladie, que leur éviction ne signifie pas guérison, ni leur recrudescence aggravation dans la mesure où elle peut constituer le prix à payer de l'abolition trop rapide de défenses surannées. La pratique de quelques stages C.E.M.E.A. comme stagiaire et instructeur, m'a appris que le simple fait de permettre une vie collective à une quarantaine de sujets des deux sexes sans leur donner de " programme " précis (qu'ils ont à charge d'édifier et de réaliser) :

Barte et Coll.14 rappellent que la centration-décentration poussée à son extrême dans le pratyhara et bien signifiée par le " Yoga-Mudra " se rapproche beaucoup de 1' " isolement sensoriel " réalisé par Hebb à partir de 1954. Ces expériences consistaient " à réduire les stimulations dans les différentes sphères sensorielles, en particulier auditive, visuelle et tactile. Des personnes volontaires et 'normales' furent placées dans des boxes insonorisés, allongées sur un lit, immobiles, les yeux cachés par des lunettes spéciales, permettant seulement la perception de la lumière sans vision réelle des formes, les oreilles recouvertes d'un oreiller en forme de u. Les bras et les mains étaient enfermés dans des cartons pour diminuer les sensations tactiles ". D'autres auteurs employèrent des variantes techniques, mais tous rapportèrent différents troubles : diminution des performances intellectuelles, troubles perceptifs, imagerie mentale vivide allant jusqu'à l'hallucinose, troubles du schéma corporel et dépersonnalisation, troubles de l'affectivité à type de suggestibilité. Barte lui-même sous l'égide de H. Ey a appliqué la technique d'isolement sensoriel à des malades mentaux et a mis en évidence le fait paradoxal que chez certains de ceux qui étaient, auparavant, hallucinés, l'isolement sensoriel pouvait faire rétrocéder les troubles...

III. YOGA ET DECOMPENSATION PSYCHOTIQUE

Parfois la pratique du Yoga parait précéder de peu l'éclosion d'un accès 'psychotique', voire annoncer l'entrée dans la 'schizophrénie '15. On peut discuter dans la plupart des cas le fait de savoir si la pratique du Yoga était un effort du sujet pour lutter contre la psychose naissante, un signe de l'entrée dans la psychose ou un facteur déclenchant ayant accéléré le processus pathologique. Mais il convient de ne pas céder à l'abus des signifiants et à leur hypostase! Du "côté de chez Laing " se trouve peut-être une vision plus 'objective' des phénomènes. Sans aller jusqu'à cette réflexion sur la sémiologie, la nosologie, voire l'anthropologie, écoutons ce jeune homme qui s'exprime au décours d'une tentative de suicide par les barbituriques :

" J'avais des ennuis depuis huit mois, j'aurais exécuté ma tentative de suicide bien avant ces jours-ci, si je n'avais pas pratiqué le Yoga ". Ce danseur, admirateur de Béjart, dit avoir trouvé dans le Yoga plus de maîtrise de soi, une plus grande sûreté dans ses relations à autrui, la possibilité de s'endormir. Il insiste sur le fait que ça le rend " rêveur ", " pensif ", comme en état second : " c'est à la fois un bien et un mal; bien quand je suis tout seul, mal quand je suis au volant ". Il pratiquait plus les asanas que les respirations et préférait la posture introvertie de réintégration. Son désir de " spectaculaire " se montre à cette réflexion : " je n'aime pas 'sarvangasana' car tout le monde peut la faire "... (ce qui n'est d'ailleurs pas exact !).

Henrotte semble penser qu'une analyse préalable est nécessaire à la pratique du Yoga15 " le Hatha-yoga, écrit-il, n'est pas une discipline purement physique. La concentration et les respirations associées aux positions, en font à la fois l'efficacité et le danger, qui est donc bien plus d'ordre mental que d'ordre physiologique. La méditation n'est ni une hypnose, ni une somnolence agréable, ni une rêverie. Ce n'est pas davantage une auto-analyse, mais elle exige du disciple un psychisme purifié. C'est pourquoi les anciens maîtres choisissaient avec soin leurs élèves. C'est aussi pourquoi l'apparition de névroses latentes à la suite de la pratique du Yoga n'est pas exceptionnelle. Le Yoga est en effet une discipline d'action par laquelle l'homme arrive à fortifier et à contrôler des facultés, normalement peu, ou pas, développées. Il importe donc que ce développement se fasse sur un terrain mental assez solide pour en supporter la charge ou sur un terrain préparé par une analyse psychologique préalable ". On sait que les ashrams ne sont pas dépourvus de personnalités au moins 'bizarres' et que l'on voit également un certain nombre de névrosés parmi les moines' chrétiens. Dans ces deux cas on trouve aussi des hommes ou des femmes étonnants de calme, de sérénité, de transparence, de paix, dont la seule présence soulage, rend espoir, courage et parfois... santé.

Dans la pratique thérapeutique, à moins qu'on ne soit déjà ouvert à une expérience de type " antipsychiatrique " et que l'équipe dans son ensemble en accepte les conséquences, il sera prudent de déconseiller la yogathérapie à des malades actuellement très dissociés, en période féconde, comportant par exemple des idées d'influence.

Avant de commencer la cure, J.F. est hallucinée et présente un " syndrome d'influence ". Après deux mois de yogathérapie, elle déclare que le moniteur se place en face d'elle dans le cercle et la regarde " pour parler dans sa tête ". Elle a peur des hommes qui participent avec elle aux séances; les hallucinations sont au moins aussi fréquentes qu'avant de commencer. Elle refuse de continuer l'expérience. A propos des phénomènes de cet ordre, il est peut-être défensif (au sens psychanalytique, d'exclure la possibilité d'une communication réelle d'inconscient à inconscient par un processus de type 'télépathique'. On sait que les " exorcistes " ecclésiastiques occidentaux ou sorciers africains, à travers les rites qu'ils mettent en oeuvre pour " purifier " le possédé, vivent parfois - au moment où leur propre foi fléchit - une expérience des plus curieuses et très angoissante : le " possédé - 1' 'esprit' qui parle par sa bouche (?) - est alors capable de crier très haut toutes les fautes passées de l'exorciste et dans des détails remarquables et confondants. L'assimilation " schizophrénie-possession " est peut-être rapide et hasardeuse, il n'en demeure pas moins que les délirants sont souvent capables d'une pénétration à l'égard de la problématique personnelle des soignants telle que le rapprochement en devient suggestif.

Il est probable que l'expression délirante trie dans les informations sensorielles (et " extra-sensorielles " ?) les éléments en rapport avec la situation vitale du sujet. Ces " accidents " de la yogathérapie, assez rares au demeurant, sont liés à une 'centration' non maîtrisée qui ne se fait pas au détriment des orientations personnelles privilégiées du sujet, mais au contraire en leur faveur. L'attention volontaire - quoique non tendue - est nécessaire à un véritable processus de " centration-décentration " tel que nous le recherchons. Si on n'obtient pas cet effort d'attention, on n'est plus en présence de Yoga, mais devant un exercice plus proche de la relaxation induite, voire d'un état semi-hypnotique induit par un mage qui aurait été brusquement appelé ailleurs. Certains sont allés - ou vont - jusqu'à assimiler le samadhi à un état de fascination, de transe16 Or les Indiens connaissent et pratiquent l'hypnose (" vikshipta "), le pouvoir d'hypnotiser étant renforcé par la pratique assidue du Yoga et ne devant jamais être exercé à des fins vaniteuses ou égocentriques. Ce 'pouvoir' est différent d'un apprentissage et, dans ce sens, diffère de l'hypnose scientifique occidentale. On pourrait schématiser cette question en indiquant que le samadhi est un état de sur-conscience alors que l'hypnose serait plutôt un état de sous-conscience, le premier une libération, le second une aliénation.

La précision des exercices du Hatha-yoga permet peu les envolées fantaisistes ou fantastiques dans une rêverie hypnoïde, mis à part shavasana, posture de relaxation qui pourrait y inviter. Cependant, et notamment quand le moniteur fait les exercices avec le groupe, il ne peut toujours savoir dans quelle mesure les exercices sont assumés par tel participant. D'où l'intérêt que l'un des moniteurs soit plus à l'écoute cependant que l'autre participe davantage.

Le client ressent parfois le besoin occasionnel de ce qu'on pourrait appeler un " moi supplétif ", quelqu'un sur qui s'appesantir lors de certaines montées (être accompagné dans le voyage). Il n'est pas assuré de ses propres ressources dans sa propre démarche.

Son moi est alors comme un berger, décidé à garder ses moutons dans un certain périmètre, mais qui oublierait constamment les limites fixées et, parti pour ramener telle partie du troupeau, s 'égarerait à sa suite dans les montagnes.

Mlle G.R., 'schizophrène' leptosome, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, marque son ambivalence dès l'entrée dans la salle. Elle hésite longuement sur le lieu où elle mettra ses chaussures, attend que les autres participants aient déposé les leurs, hésite encore puis "  je les mets là ".

Son 'autisme' ne lui permet pas de " tenir " la posture proposée, elle s'évade rapidement, soliloque doucement, abandonne l'asana et regarde ses ongles. La monitrice lui signale qu'elle " n'y est plus "; " Ah oui, c'est vrai! " Et de reprendre la posture...

Après trois séances, elle s'absente pendant huit jours, puis revient. Elle explique son abstention d'une semaine par la présence des hommes (cette malade est dans un hôpital où sévit encore la ségrégation des sexes). La monitrice (qui préfère une disposition en rangs plutôt qu'en rond) lui propose de se placer devant, afin de n'avoir point, pendant les exercices, d'homme dans son champ visuel. Dès lors, son comportement pendant les séances traduit sa possibilité d'accéder à une certaine concentration voulue et, de manière un peu paradoxale, il lui devient possible de converser avec les hommes à l'issue de la séance. Alors que les premiers cours de Yoga étaient ressentis comme une source de tension et d'énervement, ils deviennent un moment privilégié de détente qu'elle apprécie. Détente modeste puisqu'au bout de deux mois, elle demeure encore incapable de clore les paupières.

Dans ce cas, la centration sur le corps propre, médiatisée par les postures, n'a été possible qu'en éliminant les informations visuelles dans la mesure où ces informations rappelaient incessamment la présence du sexe opposé. Cette présence persistant, mais non rappelée constamment à la conscience par la vue, elle a pu s'intéresser aux exercices, à son corps et à elle-même en présence d'hommes.

Les exercices de concentration à proposer sont innombrables sur le corps, le rythme cardiaque, respiratoire, telle zone de l'arbre trachéo-bronchique, telle catégorie de perceptions sensorielles, certains des exercices Vittoz, ceux de Gerda Alexander17, de Feldenkraïs, Mme Orlic, etc.

Le choix des exercices doit être fait en référence aux significations psychophysiologiques des lieux du corps proposés en fonction de la problématique d'ensemble de l'individu ou du groupe et en fonction du point présent d'évolution. C'est une question d'intuition autant que de connaissance des données traditionnelles.

On peut centrer par exemple toute une séance sur l'un des centres de l'anatomie subtile (Chakra) et établir une progression logique dans l'harmonisation successive des différents centres.

IV. LA CENTRAT!ON - DECENTRATION EST-ELLE CONTRE-INDIQUEE CHEZ LES TYPES INTROVERTIS?

Je n'entrerai pas ici dans le débat aux multiples facettes disputé par de nombreux auteurs, pour ou contre la division jungienne en " introvertis " et " extravertis ", ou kretschmérienne entre " schizothymes "et " cyclothymes ", débat dans lequel l'introduction d'un outillage statistique et mathématique imposant (cf. notamment Eysenck, Sheldon, etc.), ou les finesses de la caractérologie néerlando-française (Heymans, Le Senne, etc.), ont apporté bien des données passionnantes mais aussi plusieurs points d'interrogation. Pour ceux qui verraient dans le mouvement d'introversion le " primum movens " de la dépersonnalisation (ce qui n'est pas totalement faux comme nous l'avons vu), il convient d'étudier si les exercices de concentration n'entraînent pas plus d'inconvénients que d'avantages, s'ils n'aggravent pas, plutôt qu'ils ne les soulagent, les maux pour lesquels on les propose.

Dans les essais de yogathérapie menés jusqu'ici en milieu spécialisé, les divers chercheurs se sont employés à éviter cet écueil d'une fuite pure et simple du réel au profit d'un monde délirant ou onirique. Les exercices de centration-décentration doivent faire l'objet d'une réflexion, d'un aménagement temporel et d'une liberté d'expression qui leur donne tout le poids d'ancrage nécessaire.

Il convient de remarquer ici que l'introversion et l'extraversion ne sont pas des attitudes pathologiques en soi; elles ne sont pas non plus pathogènes ! A moins qu'il ne s'agisse d'une attitude " forcée ", systématique, rigide, inadaptable. L'introversion, le fait de vivre pour soi, d'avoir une vie intérieure est nécessaire à chacun et chacun éprouve à certains moments de la journée, à certaines époques de la vie, un plus grand besoin de solitude, de retour sur soi, etc. C'est l'incapacité de regarder dehors qui est pathologique ou nocif, non le fait de regarder dedans. De même l'extraversion, très valorisée dans notre société du rendement, de la technique et des jeux télévisés, peut devenir 'pathologique' ou nocive si elle est incapacité de vie intérieure, fuite de soi dans l'éparpillement des objets.

Le Yoga n'encourage pas l'introversion-dispersée, la rumination mentale, le narcissisme-règle de vie! Il s'agit plutôt de rassembler l'être émietté, dispersé par le flux incessant des excitations ambiantes. Il s'agit aussi de lui permettre de ne pas se laisser glisser au gré des productions fantasmatiques, des rêveries stériles, du vague à l'âme, du spleen, etc. L'éloignement provisoire du cours spontané de la vie intérieure et extérieure, des sollicitations externes et internes est chaque fois recherché et possible grâce aux exercices physiques et à la concentration mentale qui les accompagne. Toutes ces sollicitations sont facteur d'éparpillement du moi, source de fuite par rapport au projet personnel profond que nous postulons et que selon nous il ne s'agit pas d'abolir mais d'accomplir; je veux parler du projet d'ordination de soi aux autres en ce qui regarde les extravertis exagérés, du projet d'ordination des autres à soi en ce qui regarde les introvertis exagérés et systématiques. Il s'agit en reconstruisant l'unité du corps et la relation aux autres corps de retrouver, non seulement une consistance de soi dans l'unité du corps, mais aussi une consistance de la relation aux autres dans la maturation affective... Coïncidence de soi avec le vécu actuel de soi, correspondances de soi avec le vécu actuel des autres. Tout cela pourrait passer pour un vain bavardage si l'efficacité du Yoga ne pouvait être pressentie qu'à long terme et par des détours discutables!

Les infirmières, assez sceptiques dans les débuts comme peut l'être le lecteur, s'étonnèrent très vite de la transformation du visage et du contact de 'leurs' malades en une heure de Yoga (que d'autres heures les jours précédents avaient permise : la transformation avant-après une sixième ou septième séance n'en reste pas moins notable). Elles demandaient " mais qu'est-ce que vous leur faites? ". La magie du Yoga les surprenait face à cette autre magie du médicament qui opère certes des transformations rapides sinon instantanées, mais avec quelques pincées d'une amertume...

Elles étaient surprises de voir la mimique épanouie, l'aspect détendu, l'entrain, la bonne humeur, voire la sérénité, de malades qui, une heure auparavant et malgré un " traitement " intensif étaient moroses, pleurnichantes, geignardes, grincheuses. Ainsi, provisoirement sans doute, mais assurément, cette heure de " gymnastique " (?) avait rendu à ces malades de nouvelles possibilités de relation et un certain niveau d'unité intérieure.

En rééduquant la façon de se percevoir, s'instaure une nouvelle manière de percevoir le monde, une nouvelle façon d'être attentif au monde. Mon moi est beaucoup plus que je ne croyais, a des possibilités que je ne soupçonnais pas. Il n'y a pas qu'une façon de respirer, qu'une façon de se tenir, qu'une façon de vivre. Je peux enfin percevoir que le nouveau existe, que tout n'est pas dit une fois pour toutes sur ma vie, que je ne suis pas obligé de toujours emprunter les mêmes sentiers blessants ou bouchés, etc. Je m'aperçois qu'accepter mes limites m'ouvre des perspectives illimitées, que connaître mon fonctionnement m'en donne une nouvelle maîtrise, que tout n'est pas dit lorsque les mots ont parlé, que la rigidité de mes leitmotivs conscients ou inconscients peut céder puisque cède cette rigidité que je croyais hors d'atteinte et qui constituait mes schèmes posturaux ou respiratoires... Les slogans de la société, de la famille, du voisinage, de l'hôpital se dégonflent comme autant de ballons dont on défait le noeud, je peux enfin savoir ce qu'est la respiration, je peux enfin respirer et mobiliser mon angoisse par le soufflet de mon ventre, de mon thorax, de mes poumons.

La mise en tension quasi-douloureuse de certains tendons, de certains muscles, centre nécessairement la conscience sur eux, eux que j'ignorais; de nouvelles - très humbles mais très nouvelles - évidences psycho-corporelles se constituent. Un pas de plus et cette quasi-douleur que je voyais s'approcher horriblement et qui s'est réduite à ce qu'elle était, un pas de plus, et elle s'estompe, elle disparaît sans que personne m'ait dit " ce n'est pas grave ! ".

Je peux, non pas oublier ma douleur, mais m'apercevoir qu'elle n'existe plus et que là où je croyais la trouver n'existe plus qu'une chose la respiration. Et ce n'est plus une chose, je respire, je vis et j'en rirai à la tête de ceux qui me regardent et qui pensent " comment fait-elle? ", " comment fait-il ? "... Ainsi la décentration est remise en ordre, contact avec le réel, dépouillement des angoisses-préjugés : un accouchement sans douleur.

Certains ont pu croire que le Yoga était chose nouvelle en thérapeutique; tout au long de ces pages nous nous sommes aperçus, qu'influencées ou non par lui, de nombreuses méthodes occidentales utilisent certaines des découvertes de l'Orient. L'un des auteurs le plus remarquable, de ce point de vue, est sans conteste Vittoz. Son oeuvre représente comme une autre source - non contradictoire - à côté du majestueux courant psychanalytique. Si l'auto-analyse est une limite qu'en pratique on n'atteint qu'exceptionnellement en l'absence du recours préalable à un analyste, le Vittoz, faisant appel aux ressources du moi conscient 'psycho-corporel', n'a besoin du thérapeute que pour meilleur gage d'un succès plus rapide. Il se pratique assez bien à l'aide seulement d'un livre ou d'un cours par correspondance. A la différence du Training Autogène, il ne nécessite pas l'usage de la suggestion (avec les nuances qu'on verra plus tard).

A propos du silence, j'ai déjà fait pressentir que je suppose, à la suite de Vittoz, un certain métabolisme des actions et des passions ", (des input et des output) de ce qui est reçu et émis par un organisme donné. L'organisme est perçu et conçu comme une unité distincte de ce qui l'environne. L'unité S n'est concevable qu'en terme de structure centrée (il s'agit d'un complexe de sous-unités : la structure unissant ces sous-unités, les articulant, rend compte d'un certain ordre spatio-temporel; cette structure doit être centrée si elle ne se réduit pas à un agrégat insignifiant). La distinction de l'organisme et du milieu implique une frontière sélective : barrage mais aussi moyen d'échanges entre le milieu englobé par la frontière et le milieu qui l'environne.

Le déséquilibre quantitatif ou/et qualitatif entre les éléments qui pénètrent et ceux qui sortent rend compte de la croissance et du déclin de l'organisme. Les sensations elles-mêmes sont alors conçues comme de véritables aliments, susceptibles cependant, s'il existe un excès de le déséquilibrer. La sensation doit être " métabolisée " à l'intérieur de l'organisme de manière convenable pour lui être profitable. C'est pourquoi Vittoz propose de nombreux exercices de " réceptivité sensorielle " qu'il me paraît utile d'exécuter en début de séance Yoga (exercices individuels) ou au cours de l'expression corporelle après le Yoga proprement dit (exercices de groupe). Il explique que plus la sensation parvient pure et simple, dépouillée d' " idée ", plus elle sera intégrable par le système nerveux et nourrissante pour lui. Il faut toucher, écouter, voir, sentir, goûter; il s'agit de susciter un état de conscience et non un état de connaissance. Il s'agit aussi de coïncider avec l'instant présent.

La réceptivité doit être également exercée à l'égard du corps dans le but avoué d'assurer son unification. Il s'agit " d'accueillir " la sensation à l'occasion d'actes banaux tels que avaler, respirer, marcher (la " marche consciente " a été reprise dans ce qu'on appelle l' " expression corporelle " en y introduisant un élément relationnel, c'est-à-dire le regard d'autrui)19.

Vittoz parle d' " émissivité " lorsqu'il préconise des exercices de concentration visant par exemple une partie du corps pour lui insuffler " de l'énergie et ainsi la guérir. Il écrit : " la concentration bien faite donnera, au bout de peu de jours, une sensation particulière que le malade pourra aisément reconnaître. C'est parfois un picotement, parfois un léger choc, ou l'impression que le sang se dirige vers l'endroit désigné ". Cet investissement aurait le pouvoir de supprimer certaines algies. J'ai pu vérifier ce phénomène sur moi-même

Ayant été heurté par une mobylette, je reviens claudicant, souffrant beaucoup au niveau de la jonction entre le tiers supérieur et le tiers moyen du tibia (face interne) de la jambe droite. Un hématome sous-périosté, une petite plaie et un oedème allant de la cheville jusqu'au niveau de la lésion attestent 'l'objectivité' de la douleur...

Le soir même de l'accident, j'effectue l'exercice de concentration sur la zone douloureuse. Elle devient de plus en plus douloureuse, au point de ressentir l'impression de grands coups de marteau sur l'os à l'endroit de la lésion. Je persiste néanmoins - il y faut un courage patient, relaxé - dans l'attitude de centration détendue. Peu à peu la douleur redevient supportable et s'atténue jusqu'à me permettre de céder au sommeil.

Le lendemain et les jours suivants, malgré la persistance de oedème et des autres signes objectifs du traumatisme, je marche normalement, sans douleur aucune; celle-ci se manifeste (incomparablement plus discrète), seulement si je palpe en appuyant sur la zone lésée.

L' " imposition des mains " pratiquée par les guérisseurs utilise peut-être un mécanisme analogue dans certains cas. Deltheil, lorsqu'il rapporte les succès thérapeutiques du célèbre Alalouf, estime que " leur multiplicité et leur diversité s'opposent à en expliquer l'événement par le jeu réussi de circonstances fortuites " et que " dès lors, la probité scientifique commande d'accepter l'existence contrôlée de ces faits, et légitime un travail de critique positive sur le comment et la valeur de leur réalisation ". " L'observation de ces expériences pose le problème du mécanisme par lequel 'l'influx' paraît se communiquer, à savoir l'imposition des mains ". Invoquer une hypothétique " télékinésie " n'est pas absurde mais ne s'imposerait que si ces guérisons intervenaient par rapport à un sujet ignorant de l'acte du guérisseur ou inconscient (animal, jeune enfant, adulte dans le coma, etc.). Il n'est pas suffisant de dire " c'est la suggestion " mot magique, mis comme masque à tous les phénomènes d'interaction humaine que nous expliquons mal.

La douleur et la lésion, lorsqu'ils atteignent une certaine intensité, obligent à la méditation, rappellent l'organisme à un effort d'unification de soi dont le refus est peut-être la principale cause des troubles fonctionnels ou psychosomatiques. Un point algique fonctionnel concrétise neurophysiologiquement l'évitement psychoaffectif d'une donnée particulière, liée à l'histoire de l'individu et à l'histoire de ses relations. L'attention, centrée délibérément sur ce point, à un niveau, certes très éloigné apparemment du problème causal (pour autant qu'on oublie l'unité de l'organisme et que la métamérisation est aussi bien psychique que somatique) amène la réintégration sinon au niveau du connu psychoaffectif communicable, au moins par rapport à l'économie globale, de l'élément qui s'était isolé (avait acquis une frontière et s'était surchargé d'énergie : cf. Lewin) et demandait par la douleur sa réintégration.

La " réintégration " expliquerait la disparition du trouble. Je parle ici aussi bien des troubles hystériques que des lésions psychosomatiques et des plaintes hypochondriaques; les exercices seront d'autant plus efficaces qu'ils seront mieux appliqués; ils le seront d'autant mieux que le sujet n'a pas une tendance exagérée à utiliser ses symptômes dans le dialogue thérapeutique.

La prescription d'exercices de concentration (qui demandent un long entraînement) ne sera pas faite à la légère et s'accompagnera chez les malades gravement " psychosomatiques " (R.C.U.H., ulcère d'estomac, etc.) non seulement d'un traitement 'médical' symptomatique approprié, mais aussi d'un travail psychothérapique destiné à permettre au sujet une certaine capacité psychologique d'intégration par rapport aux conflits dont il ne manquera pas de devenir conscient lorsque les troubles somatiques s'évacueront; on risquerait (faute de ces précautions), le suicide21.

A. Soulairac et R. Kourilsky22 appuient les vues dont je faisais état en parlant de " métabolisme " de l'organisme élargi et leur explication du fait psychosomatique est proche des vues ci-dessus.

J'ai essayé de vérifier dans quelques cas cette hypothèse de la concentration provoquée grâce à l'imposition des mains. Je donne ici le cas où le résultat a été le plus spectaculaire.

J.P. est une épileptique; elle souffre de céphalées atroces qui la mettent en larmes une grande partie de la journée, et qui (la comitialité étant convenablement équilibrée par une chimiothérapie adéquate) restent la seule raison de son séjour à l'hôpital. Les médications antalgiques habituelles, présentées pourtant avec conviction, n'étant pas venues à bout de ses maux de tête, je décide de lui imposer les mains en l'avertissant qu'elle sentirait probablement 'quelque chose' dans sa tête, et que, dès lors, ses céphalées n'existeraient plus. Elle put rentrer chez elle délivrée de ses douleurs et de ses larmes.

Trois ans après, il n'y avait pas de récidive... La simple " suggestion " ne permet pas d'expliquer ce cas puisqu'aussi bien les médicaments n'avaient, eux, pas " suggéré " la guérison.

NOTES

1. Dans cette optique, BARTE (op.cit.) rapproche la yogathérapie des expériences de déprivation sensorielle. - Cf. aussi M. Eliade, Techniques du Yoga, Gallimard, 1948 (épuisé).

2. R. Desoille, op. cit., passim. - Cf. aussi J. LEUBA, Psychologie du mysticisme religieux, Alcan, 1925.

3. Ceci est vrai du Hatha-yoga. Une technique comme la M.T. permet d'atteindre très souvent les deux objectifs car elle se prolonge au-delà de la 'guérison' des symptômes et elle possède une très grande efficacité et une grande simplicité. On a avantage à associer, quand on le peut, Hatha-yoga et M.T.

4. E. Herrigel, Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, éd. P. Derain, Paris.

5. P. Janet, De l'angoisse à l'extase, II, Alcan, 1928, (Index).

6. Pieron, " L'attention ", in Nouveau traité de psychologie, de DUMAS, vol. iv, chap. 1, Alcan, Paris, 1935, p. 45. / Pradines, Traité de psychologie générale, chap. 2 /et aussi, BURLOUD Manuel, Hachette, 1948, pp. 286 et sq.

7. FRAISSE et PIAGET, Traite de psychologie expérimentale, t. VI, P.U.F., Paris, 1963.

8. Au sens de la Gestalt Psychologie.

9. N. HUMPHREY " Les illusions visuelles ", in La recherche, n° 25, 72, vol. 3, p. 632.

10. HUMPHREY (op. cit.), montre qu'il y a, non seulement 'abstraction', mais encore exagération des contrastes, 'caricature' systématique de l'objet perçu. / Cf. KORZYBSKI, Science and Sanity, ed. by Institute of General Semantics, Lakeville 1958, 4° éd.

11. Cf. Cahiers de la S.R.P.L.F., t. I, nov. 1963, n° 3. pp. 25-29 : R. DESOILLE, " Rêve Eveillé Dirigé et L.S.D. 25 " - t. I, n° 1, fév. 1963, pp. 46-52 : STÉVENIN et BENOIT, " Utilisation des psychotropes en psychothérapie ..

12. KATZ, " La méthode Vittoz : techniques, résultats, indications ", cahiers de la S.R.P.L.F., t. I, n0 3, nov. 1963, pp. 30-40.

13. AURIOL et coll., " Les bêtabloquants en psychiatrie ", in La nouvelle presse médicale, mai 1972, I, 21.

B. AURIOL, Le problème des béta-récepteurs en psychiatrie, Mémoire pour le C.E.S. de psychiatrie, Toulouse, 1970.

14. BARTE et coll., Congrès de Caen, déjà cité.

15. J. HENROTTE, Yoga et biologie ", in Atomes, n0 265, mai 1969, p. 283.

16. S. LINDQUIST, Die Methoden des Yoga, Lund, 1932, d'après ELIADE, op. cit., Techniques...

17. G. ALEXANDER, a créé l'Eutonie dont DIGELMAN a publié un bon exposé aux éd. du Scarabée (C.E.M.E.A.) 1970. Voir aussi le site de la fédération d'eutonie. / M. FELDENKRAÏS, " La conscience du corps "' Laffont,1971. / M. OLRIC, L'éducation gestuelle, E.S.F., 1967.

18. J. DE COULON, La méthode arc-en-ciel, (à paraître chez Privat). Le courant non-dualiste est moins bien représenté en Occident qu'en Orient. Ce n'est pas un hasard si Teilhard de Chardin a beaucoup fréquenté l'Orient. Ce n'est pas uniquement pour son côté spiritualiste et pour son 'ignorance' de Kant que nombre de philosophes ou de scientifiques le rejettent; ce n'est pas seulement à l'aspect très immanentiste et à son 'ignorance' de Thomas d'Aquin que les penseurs chrétiens traditionnels en veulent! Son crime est surtout d'avoir aboli la frontière qui sépare, pour les uns et pour les autres, l'âme du corps, la psyché du soma, la conscience de l'inconscience, l'organique de l'inorganique.

19. " La marche est certainement le plus naturel, le plus simple, le plus bénéfique et le moins coûteux des sports. Ses effets physiques et psychiques sont largement attestés dans la littérature scientifique. Elle n'est à déconseiller au profit du vélo que chez les personnes atteintes d'arthrose de la hanche alors qu'elle convient bien aux personnes atteintes d'arthrose du genou ". R. BEGON, " Marche et santé ", Colloque Sandoz du 23-3-72 (C.R., in lnst. méd., n0 5, mai 1972, pp. 152-153).

20. Des témoignages précis attestent, il est vrai, le succès d'Alalouf et d'autres guérisseurs même dans de tels cas. - Cf. P. DELTHEIL, Thérapeutique et télékinésie, Ferrière, Montréal d'Aude, 1937.

21. J. MYNARD, E.MC., 37470 A 10 (5) 1967.

22. A. SOULAIRAC et R. KOURILSKY, Adaptation et agressivité, P.U.F., 1965. pp. 121 et sq.

Chapitre 6 (Les postures ou "asanas")

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15 Novembre 2008