LECTURE D’ŒDIPE A COLONOS
A propos de la rencontre avec Thésée

Dr Françoise Joffrin, MD, Psychiatre

 

 

« Je viens te faire don de mon malheureux corps »

La tragédie se déroule à COLONOS, alors faubourg d'Athènes, devenue actuellement une station de métro Nous nous situons après le départ d’Œdipe de Thèbes avec ses deux filles.

« Œdipe à Colonos » est le temps de réhabilitation du héros : il va parler, comme suppliant d’abord, puis comme sujet responsable et ceci de façon pondérée.. Il est accueilli et reconnu par Thésée qui règne sur Athènes; auparavant le chœur lui aura permis de faire sa catharsis, après lui avoir offert un espace propice à la parole, aux règles bien précises.

Nous en ferons une lecture linéaire, en privilégiant la richesse des dialogues, et dans une perspective comparatiste, nous expliciterons certaines séquences nodales avec l’aide du système des chakras des hindous, lesquels traduisent notre relation au monde par l’intermédiaire de nos diverses sphères psychiques (cf. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24).

Tout au long du récit, Œdipe clame sa peur d’être abandonné, (écho de son exposition sur le mont Cythéron par ses parents ?), tout en annonçant que sa mort sera un gage de protection pour la ville. Cette pièce fait suite à «Œdipe le tyran» de Sophocle, tragédie dont le début décrit la peste qui ravage Thèbes car le crime de LAIOS n'est pas vengé. C’est Œdipe, le sauveur de Thèbes qui a triomphé de la sphynge en découvrant l'énigme de l'homme au moyen de la devinette, qui va s'instaurer enquêteur pour ce crime : c'est lui-même qu’il découvrira en tant qu’assassin. Le savoir et la vérité, auparavant disjoints, sont réunis en un même sujet. Soif de vérité, véritable pulsion à connaître permettront le dévoilement de sa vraie nature, qu'il révèle à COLONOS lorsque le chœur lui fait endosser sa responsabilité : - v.547 « Voici : j'étais inconscient quand j’ai tué, massacré ». Par dessus tout il va faire don à Thésée de son corps : « Je viens te faire don de mon malheureux corps » (v.476) , auquel il sera répondu (v.667) « Si je m’éloigne, je sais que mon nom suffira à t’épargner les violences »

Le corps et le nom : croisement de deux offrandes : l’une de la matérialité, du réel de son corps, en gage de protection, l’autre de l’élément le plus symbolique d’un être : son patronyme .

« C'est donc quand je ne suis plus rien que je deviens un homme » v. 393, dit Œdipe : rupture avec son institution et son pays d’origine :(oikoV, l’oikos à éco-nomie), errance, dépouillement de celui qui ira jusqu’au rien, au nihil de son être, l’avènement du sujet s ’effectuant avec la perte, le renoncement ; nous avons suivi dans l’article « Tirésias et le troisième œil » la mutation du voir, du regard, (la pulsion scopique) qui devient clairvoyance, qualité qu’il contesta à Tirésias dans Œdipe-Roi ; mais désirant s’adresser à Thésée il déclarera : «je ne lui dirai rien que de très clairvoyant».(v.74) Accession à un mode d’être plus subtil, tourné vers l’autre, dans le don, et le souci des siens.. Dans la même approche nous examinerons les relations de proximité et de distance et leur évolution par la médiation des intervenants successifs, par le biais du tact, du toucher (chakra svadistana et anahata).

Dans une tragédie, après le passage à l’acte, il y a le temps de découverte du sujet, le sens venant en décalage par rapport à l’événement au moyen de ce que Aristote appelle la «péripétie», le retournement de l'action en son contraire. Ceci avec les autres leviers de la tragédie que sont le «pathétique» et la « reconnaissance du héros ». C'est ainsi que derrière le roi divin apparaît l'autre face d’Œdipe : l’homme chargé de honte et de remords qui s’exclut de Thèbes. Œdipe est double (chakra vishudda) : homme de décision et de courage, qui pour tous est célèbre, «le premier des humains», il se retrouve le dernier, «le plus malheureux, le pire des hommes, un criminel, une souillure, objet d'horreur pour ses semblables, haï des dieux, réduit à la mendicité et à l’exil» (Vernant). Le terme de PHARMAKOS illustre cette fonction de commutation, de réversibilité de la structure du langage sur laquelle repose le mythe, signifiant remède et poison à la fois, en passant par le philtre magique, le scélérat, le maudit, l’empoisonneur.

Tragédie des limites pour Vernant, avec confusion intergénérationnelle, le message dévoilant essentiellement la violence exercée sur un sujet à sa naissance, la lutte pour la puissance, l’emprise, la survie, l’excès, la démesure.

Passage de l'autochtonie à l'hétérochtonie pour C. Levi-Strauss : réponse à la question : naît-on d'un seul, de la terre-mère : autochtonie , (Chton = la terreà chtonien): chakra muladhara ou de deux êtres ? le même naît-il du même ou avec l'autre ? (hétérochtonie, reproduction sexuée), Chakra anahata. Cette dialectique identitaire aura son corrélat dans la vacillation, du moins au début de la pièce, entre les statuts de l’étranger et de l’autochtone, inaugurée par la confusion entre zone sacrée (bois des Euménides) et la zone profane.

Rappelons la lignée paternelle d’Œdipe : nous situons un ancêtre en la personne de Cadmos, fondateur de Thèbes en Béotie (-1 6oo avant notre ère), descendant des souverains Hyksos d’Egypte, qui auraient apporté l'alphabet aux grecs (les Thébains sont les Cadméens), suivi de :

Nous y ajoutons Polybe qui l’éleva (le père nourricier) et... Thésée, celui qui va le soutenir par son Nom, hors des liens de parentés réels, hors procréation et qui sera témoin de sa disparition. Dans Œdipe-roi c'est en tant que criminel que se révèle notre héros, dans Œdipe à COLONOS c'est comme sujet responsable, et le chœur instaure avec celui-ci un dialogue soutenu avec grande pertinence.

Œdipe a donc rompu avec Thèbes et ses institutions, il a erré entre Thèbes et Athènes, et il a trouvé asile et mort en cette dernière; il est désorienté, ne sait ou il est, ni qui est le chef de cette cité. Lui qui a transgressé toute règle de la filiation, en une confusion des générations, il se retrouve de nouveau en infraction : il confond le sacré et le profane, en pénétrant dans le bois des Euménides, sans avoir accompli les offrandes nécessaires : celui qu’il appelle «étranger», et qui est en fait un autochtone lui déclare :

« Avant d’en demander plus, commence par quitter ce siège,

l’endroit est interdit à tout pas humain ». v.36

Après cet interdit, ses interlocuteurs offrent à Œdipe un véritable cadre, un espace où sa demande va pouvoir être entendue, mais à certaines conditions. Il s’agit, en ce lieu, de respecter les rituels de la cité, et notamment le culte donné à Poséïdon et aux Euménides. Mais Œdipe n’est toujours pas à sa place et le chœur effrayé s’écrie :

v.118 « Attention ! Qui est-ce ? Où se tient-il ? Où s’est-il échappé, le plus effronté des humains. Regarde bien : il faut le lapider, …ce vieux n’est qu’un vagabond… il n’est pas du pays, sans quoi il ne serait jamais entré dans le bois sacré des Vierges invincibles…Et l’on vient nous dire aujourd’hui qu’un homme est là qui ne respecte rien ».
A quoi Œdipe répond : v .142 « Non je vous en supplie, ne me regardez pas comme un hors la loi ».

Hors la loi, hors limites de la filiation et de la religion, sans patrie “apolis”, il se voit enfin attribuer un lieu propice à la parole, dans lequel la loi est nommée : le chœur l’interpelle v.155 « Tu vas trop loin, trop loin ! …change de place, étrange , sors de là. Si tu as quelques propos dont tu veuilles m’entretenir, quittes ces lieux interdits et, lorsque tu seras là où la LOI permet à tous de parler, alors tu parleras ». Chakra muladhara et Ajna.

Il s’ensuit de nombreux déplacements d’Œdipe sur les degrés de la scène, en écho aux interpellations du chœur, ce qui rendra le dialogue possible, sans danger pour celui-ci, et sans violation du territoire sacré, l’enjeu étant la possibilité de la rencontre avec le chœur des vieillards.

Le coryphée (chef du chœur) rassure Œdipe :

v.176 : «Non, tu n’as rien à craindre. Si tu t’arrêtes ici, aucun homme, vieillard, ne t’emmènera malgré toi.»

Ce vers fait allusion au fait que Créon au nom des Thébains, veut ramener Œdipe à Thèbes, en l’installant sur une zone frontière « pour mettre la cité à l’abri des dangers, d’une part », d’autre part en raison de l’expédition de Polynice, le fils d’Oedipe contre Thèbes. Thésée le défendra et nous verrons sous quel mode. Il y a donc inclusion de deux intrigues dans la pièce et le non-retour à Thèbes, la ville de la tyrannie, est un des enjeux de la tragédie.

Œdipe guidé par sa fille Antigone cherche sa place, qu’il n’a trouvée ni à Corinthe, ni à Thèbes. Athènes est pour lui un lieu de passage, un lieu transitionnel. Toujours sur les marches, Œdipe est encore hésitant :

ŒDIPE : Encore un peu ?
LE CHŒUR : Oui, avance encore
ŒDIPE : Encore ?
LE CHŒUR : Fais le avancer, jeune fille. Tu te rends compte, toi.
ANTIGONE :Viens avec moi, père, viens comme cela… de ton pas d’aveugle, par où je te mène. (v.177-182)


Et le chœur des vieillards, va énoncer sa loi interne :

"Résignes-toi, 0 malheureux, étranger en terre étrangère, à détester tout ce que ce pays, par tradition abhorre, à respecter ce qu'il chéri. v.184

Œdipe devra se soumettre, non seulement aux rituels, aux habitudes, mais à la loi du pays d'accueil, qui instaure en cela un véritable cadre, dont la fonction contenante n’a pu être ébranlée, doublée d’une fonction limitative, symbolique du renoncement à l’omnipotence ; les paroles justes et pondérées sous forme d’incitations, d’injonctions et d’interdits sont prononcées par les divers personnages qui évoluent autour de celui-ci : celui qu’Œdipe appelle « l’étranger » et qui est en fait un autochtone, le coryphée, le chœur des vieillards, puis Thésée, permettant que des éléments se mobilisent au niveau subjectif chez Œdipe. Celui ci est invité à parler, ce sera la révélation ontologique : l’aveu.

Le chœur – v.203 : O malheureux, puisque voici pour toi un moment de détente, parle maintenant : qui donc es-tu ?
Mais Œdipe, après avoir cherché éperdument «qui il était » (voir « Œdipe le tyran »), se rétracte : il résiste ! - Je suis sans patrie, étrangers, n’allez pas …-
Le chœur : Que prétends-tu nous défendre, vieillard ?
Œdipe : N’allez pas, n’allez pas demander qui je suis, n’enquêtez pas, ne cherchez pas plus loin
Le chœur : Qu’est-ce là ?
Œdipe : Affreuse est ma naissance v.213
v.220 : Vous connaissez un fils de Laïos ?Et de la race des Labdacides ? Le malheureux Œdipe
Le Chœur : C’est donc toi ! : reconnaissance d’Œdipe par le chœur, qui veut de nouveau le chasser avec sa fille—«Partez, sortez de ce pays » v.225.

Suit un entretien douloureux, en un deuxième temps, avec révélation de la vérité : (notons qu’Oedipe est enfin appréhendé comme étranger, conformément à son statut). Véritable interrogatoire qui se passe de commentaires !

Le Chœur : - Sans doute, étranger, est-il dangereux de réveiller un mal déjà enseveli depuis tant d’années. Et cependant je brûle de savoir…
Œdipe : - Que veux-tu dire là ?
Le Chœur : - L’affreuse, l’irrémédiable souffrance avec laquelle tu t’es trouvé aux prises.
Œdipe : - Ah ! Par ton nom même d’«hôte», ne dévoile rien ici ; ce furent des choses horribles. (réel innommable)
Le Chœur : - Il est une rumeur multiple et tenace, dont je voudrais, étranger, savoir ce qu’elle a de vrai.
Œdipe : - Ah ! pitié !
Le Chœur : - Cède à mon vœu, je t’en supplie.
Œdipe : - Hélas ! hélas !
Le Chœur : - Tâche à me satisfaire : je fais de même, moi, pour ce que tu désires.
Œdipe : - J’ai subi, étranger, j’ai subi le crime, bien contre mon gré, les dieux m’en soient témoins. Rien dans tout cela ne fut volontaire.
Le Chœur : - En quel sens le dis-tu ?
Œdipe : - C’est Thèbes elle-même, et sans le savoir, qui, par une union criminelle, m’a pris au filet d’un hymen qui fit mon malheur. ( Thèbes est rendue responsable de son acte)
Le Chœur : - Es-tu vraiment entré, comme je l’entends dire, dans un lit à qui ta mère a valu un sinistre nom ?
Œdipe : - Ah ! c’est mourir que d’entendre cela, étranger. Ces deux filles issues de moi…
Le Chœur : - Que dis-tu ?
Œdipe : - Ces deux enfants, ces deux malheurs…
Le Chœur : - O Zeus !
Œdipe : - Sont sorties comme moi du sein de ma mère.
Le Chœur : - Tu as subi…
Œdipe : - J’ai subi des épreuves qui ne s’oublient pas.
Le Chœur : - Tu as commis…
Œdipe : - Je n’ai pas commis ;( énonciation d’un certain nombre de mots en miroir)
Le Chœur : - Que me dis-tu là ?
Œdipe : - J’ai reçu de ma ville, malheureux que je suis, un prix de mes services que je n’eusse jamais voulu obtenir d’elle. (Thèbes est de nouveau responsable) v.540.
Le Chœur : - Malheureux, que dis-tu ? n’es-tu donc pas l’auteur…
Œdipe : - Que dis-tu ? que veux-tu savoir ?
Le Chœur : - … du meurtre de ton père ?Œdipe : - Ah ! tu me portes là encore un nouveau coup –blessure sur blessure !
Le Chœur : - Tu as tué.
Œdipe : - J’ai tué ; mais ce meurtre a, d’autre part…
Le Chœur : - Quoi donc ?
Œdipe : - … de quoi se justifier.
Le Chœur : - Que nous dis-tu là ?
Œdipe : - Voici. J’étais inconscient : quand j’ai tué, massacré. Innocent déjà aux yeux de la loi, c’est de plus sans savoir que j’en suis venu là. v.547.

Le chœur a interrogé le héros en une mise en tension extrême de son acte. Au «IL» qui était interpellé se substitue un «Je» dont il prend la responsabilité. Notons que le vocable « inconscient » provient de « anous » : a-nous « a » privatif et « nous » l’esprit, la conscience qui s’autonomise à cette époque par rapport aux dieux ; l’adjectif inconscient apparaît en littérature donc au 4ème siècle avant JC. et plus tard sous forme de substantif chez les romantiques, puis chez Freud.

Après cet aveu, sans plus tarder apparaît Thésée, qui, immédiatement, le reconnaît :

Tant de gens m’ont dit naguère comment tu avais saccagé tes yeux,
que j’ai vu aussitôt qu’il s’agissait de toi
…» v.551

Celui-ci s’identifie à Œdipe : «Je n’oublie pas que moi-même j’ai grandi dans l’exil, étranger comme toi… Je sais trop que je suis un homme, et que pas plus que toi je ne dispose de demain».

Thésée- qui l’interpelle comme étranger- a lui aussi grandi loin du foyer paternel, élevé par son aïeule maternelle ; parvenu à l’adolescence, il apprit de sa mère qu’il était fils d’Egée, qui le reconnut au cours d’un repas. Pour rejoindre celui-ci à Athènes, il accomplit divers exploits. Plus discret et plus généreux que les choreutes, il ne demande pas à Œdipe un nouveau récit de ses malheurs, nous dit en note le traducteur ;

Œdipe, sensible à sa générosité (v.571), lui fait sa proposition : « Je viens te faire don de mon malheureux corps … le profit qu’il représente vaut plus que le plus beau des corps » (v. 576 à 578).

Corps dans sa globalité, celui de la victime du dieu dont les paroles sont recueillies par l’oracle :

Dans Oedipe-Roi : (v.1314) « Apollon, c’est lui qui est l’auteur de ces maux, de ces cruelles souffrances » vis à vis d’un sujet qui ignore son origine et sa place dans sa lignée, (données, plus exactement, qui lui furent cachées), ainsi que la portée de ses actes.

« Après avoir révélé en moi tant de honte ».

ch IV La victime se crève les yeux et s’exclut de la ville, demandant à Créon, (v.1413)

« chasse-moi au plus tôt de cette terre » ; à la honte se mêle la culpabilité (ch VI)

Dans Œdipe à Colone : après son errance, il va devenir le meneur, le responsable, offrant son corps en sacrifice expiatoire à la ville en guise de protection, renversement qui prend toute sa puissance symbolique de dépassement dialectique, où sont tirées les conséquences du lien entre le sexe et la mort (expier : de expiare, purifier et réparer une faute (ch VI ), et aussi : apaiser, rendre propice, subir les conséquences d’un acte).

L’expérience subjective concerne l’entièreté de l’être dans toute sa corporéité, (voir les chakras). Corps structuré selon un certain nombre d’étages hiérarchisés, noués par le symbolique, dont on peut trouver la correspondance dans les instances de Freud, de Lacan et de Yung, les chakras ou roues, porteurs des lettres, étant des espaces d’identité, des espaces polycentrés d’inclusion des différents psychismes. Or l’ordre signifiant, par ses éléments d’opposition, de différenciation, de scansion, et de coupure fait advenir le sujet en le divisant, à partir du UN, de l’unité, de la sphère, du cercle, de la cellule… entre un haut et un bas, un intérieur et un extérieur, le sujet et l’autre, etc. Les figures que sont les tropes permettent des déplacements, comme nous l’indique la métaphore : metaphéro : je porte au delà.., ou le fractionnement, au moyen de la métonymie qui s’adresse au désir. (on ne peut pas tout…) Œdipe propose son corps : corps dans sa totalité, sa toute-puissance, sans manque ni faille : le tout et non la partie, l’objet substitutif qui pourrait être : un présent, un acte, ou autre chose. Après ce don, il disparaîtra…

Perdure cependant pour Œdipe et ses filles la menace d’un enlèvement par Créon et d’un retour à Thèbes : celui-ci se justifie auprès de Thésée, expliquant sa problématique

« Mon cas le voici : j’ai été jeté hors de ma patrie par mes propres fils,
et il m’est impossible d’y rentrer jamais, comme parricide
» (v.599 à 601)

Œdipe arrive donc comme suppliant (cette forme de demande était institutionnalisée à Athènes) face à Thésée et lui assure que lors d’une guerre toujours possible avec les Thèbains

«Mon froid cadavre endormi sous la terre doit boire leur sang chaud,
si Zeus est toujours Zeus
» (v.622)

Thésée lui donne le choix : soit de demeurer ici à (Colone, faubourg d’Athènes) et le Coryphée veillera sur lui, soit de partir avec lui à Athènes ….

« S’il n’est que de moi, je ne t’abandonnerai pas » .

Œdipe : Des gens vont bientôt être là … Prends garde si tu m’abandonnes (v.654).
Thésée : Je ne sais qu’une chose, c’est que personne au monde ne t’emmènera d’ici malgré moi. Sous l’empire de la colère, (IV) la menace trop souvent se répand en de vains mots. Mais que l’esprit (VII) reprenne possession de lui-même, et c’en est fini des menaces. Et d’autre part, même si je m’éloigne, je sais que MON NOM suffira à t’épargner les violences (v.667)

Thésée offre la possibilité de protéger Œdipe grâce à son NOM : présence sous forme d’absence. Bien sûr Œdipe a un nom, il fait partie des nobles Labdacides, nom qui fut perverti par les différents vecteurs de cette lignée, dont il est en exil; mais Thésée lui signifie qu’il appartient à un monde symbolique fiable où le désir est corrélé à la loi, et où la primauté du langage suppose la différence des générations et la différence des sexes.

Par la médiation du cadre, référent spatio-temporel assorti de la loi énoncée, Oedipe a pu prendre des distances par rapport au réel de sa situation.

Thésée, que je situe comme le tiers symbolique, a permis une mutation. ; mais il est celui que l’on ne touche pas ! Suivons l’évolution du sens du tact (la pulsion tactile) dans la pièce, à travers ce qu’en dit le héros, à la manière dont nous avons procédé pour le « voir » au sujet de « Tirésias ».

Œdipe : (v.1104) "Venez, ma fille, venez à votre père. Donnez-lui à palper ces corps qu’il n’espérait plus retrouver jamais. (Chakra svadisthana, de la main, de la prise, de l’emprise d’un père vis à vis de ses filles devenues adultes, au sein d’ une lignée ou règnent un certain nombre de confusions quant à la place de chacun, ainsi que dans la perception de soi et d’autrui— et Chakra anahata qui réunit le sens du toucher, du tact, du contact et le sexe, plus exactement le phallus (la peau étant envisagée en tant que limite réelle et métaphorique) .

Antigone : Ton vœu sera satisfait. Ton plaisir s’accorde à notre désir. (respect, dévotion, résignation, liés au vishudda).

Au v.1125, il n’est plus question de toucher Thésée :

Œdipe : « La piété, c’est chez vous, seuls entre tous les hommes, que je l’ai rencontrée, ainsi que la justice et la loyauté. Et je sais ce dont je parle, quand je te récompense avec ces simples mots. Ce que j’ai, je l’ai par toi, par toi et par nul autre ; tends-moi donc la main, prince, que je la touche et que, s’il est juste, je te baise au front… Mais que dis-je là ? Malheureux que je suis, comment puis-je prétendre t’imposer le contact d’un homme chez qui ont élu domicile les souillures de tous les crimes ? Non, je ne veux ni te toucher ni te laisser, toi, me toucher. Seuls, ceux qui ont passé par pareilles épreuves sont faits pour prendre part aux miennes. Je te dis merci à distance. Conserve-moi toujours ta juste protection »

La parole (le vishudda) a instauré une juste distance, une coupure; elle est corrélative de ce retournement (péripétie) fruit de l’émergence du principe mental (manas), de l’individuation (ahamkara), le JE, ainsi que de la Buddhi, l’ intelligence de la situation (l'Ajna).

De même, au v. 1541, lorsque Œdipe se montre le guide, peu avant sa mort, c’est lui-même qui ordonne le déroulement des évènements, en l’accompagnant de l’interdit (Ajna) du toucher vis à vis de ses proches :

« Partons pour l’endroit que j’ai dit. Mes filles, suivez-moi ainsi ; c’est moi qui cette fois m’affirme votre guide, guide étrange sans doute, mais pareil à celui que vous étiez pour moi. Venez, «sans me toucher», et laissez-moi tout seul trouver la tombe sainte où le Destin veut que je sois enseveli en ce pays ».

Interdit adressé aussi par le Christ ressuscité à Marie de Magdala sous la forme du Noli me tangere, « ne me touche pas », ou selon les traductions « ne me retiens pas » indiquant qu’une sublimation, une mutation s’accomplit dans la rencontre de deux êtres.

Œdipe est reconnu, soutenu, accepté par Thésée et la ville, en qualité de suppliant d’abord, puis de bienfaiteur, et même de guide pour ses proches. Thésée l’accompagne au seuil de sa mort, qui est plutôt une disparition, comme celle de Don Juan et bien plus avant… de Jésus, qui effectua une résurrection, une remontée.. Ismène soulignant au v.394 : « Aujourd'hui les dieux te relèvent quand hier ils t'avaient perdu » : dans l’ esprit de la jeune fille l’homme est encore objet des dieux : prémisses de la pensée logique où le héros comme le chœur interroge la causalité divine, le destin, à travers l’affirmation : « il est dit ». Son interrogation ne portera plus sur le dire, l’objet du dire des dieux (l’oracle), mais sur son être sujet, Oedipe va s’impliquer comme « je » et s’actualiser dans ses énoncés.


Bibliographie

  1. ANZIEU D Le Moi-peau - éd. Dunod 1985
  2. ANZIEU D Les enveloppes psychiques - éd. Dunod 1987
  3. BALMARY M L’homme aux statues - éd. Grasset 1979
  4. BLEGER J Psychanalyse du cadre – in- Crise, rupture et dépassement- Dunod1979
  5. DANIELOU Alain Le polythéisme Hindou – La barque du Soleil, Davy I960
  6. DOR J Le Père et sa fonction en psychanalyse. Eres 1998
  7. DOR J Structure et perversions - éd. Denoël 1987
  8. Le Cadre - in- Journal de la psychanalyse de l’enfant - éd. Centurion1986
  9. LEVI-STRAUSS C Anthropologie structurale 1 et 2, Plon, 1958 & 1973
  10. SOPHOCLE, Théâtre Complet - éd. Flammarion 1984
  11. SOPHOCLE, Trilogie, Traduction de J. LACARRIERE – (compacts Radio-France/France-Culture)
  12. SOPHOCLE Œdipe à Colonne Traduction juxtalinéaire – éd. Hachette 1849
  13. SOPHOCLE – Œdipe à Colonne - éd. Les Belles Lettres 1990 – tome III
  14. VARENNE Jean Upanishads du Yoga- traduites du sanskrit –Connaissance de l’Orient – Gallimard/Unesco
  15. VERNANT JP & VIDAL NAQUET Œdipe et ses mythes - éd. La découverte 1986 - Complexe 1988

Ce texte a été repris et édité avec la permission du Dr Joffrin et du Dr Auriol par le site Utqueant

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© Copyright Bernard AURIOL (email : ) et Dr Françoise Joffrin

10 Août 2009